Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
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Manière de fuir
57, cest la marque de cigarettes des travailleurs, ici, à Skopje. Dans le paquet, les cigarettes sont présentées à lenvers, le filtre vers le bas, afin de pouvoir se fumer une tige sans pour autant se mettre du cambouis sur le filtre.
Cest un alcoolique grec qui ma raconté ça, Alexandre. Il était photo-reporter avant, pendant dix ans, embauché par sa boîte à Athènes pour photographier la guerre en Bosnie, au Kosovo et il ny a pas très longtemps encore, ici, en Macédoine. Puis il sest arrêté là, dans ce zinc, et passe son temps à raconter des histoires sordides. Mais cest comme ça, il peut plus rien dire dautre, le bougre, y a plus que ça dans sa tête.
Il prétend toujours quil est meilleur que les autres reporters, lui, plus humain.
Une fois, il se trouvait à Tetovo, les balles fusaient dans tous les sens, il se cachait derrière une rambarde bétonnée, muni de son appareil photo et dun gilet pare-balles, à laffût dun événement. Puis quelquun arriva :
Il y a eu un mort là-bas un jeune albanais
Malgré le risque, il y va, pénètre dans la maison, toute la famille est là, les femmes pleurent autour du corps, la mort remonte à une demi-heure Je veux pas les déranger, il nous dit.
Je respecte lappareil caché sous mon gilet jattends Personne na remarqué ma présence Puis doucement, je commence Tchac une photo Tchac, tchac deux autres et ainsi de suite. Soudain des journalistes américains débarquent Une grande blondasse avec toute son équipe Ils font du boucan filment tout parlent à haute voix et puis sen vont !.. Aucune pudeur, je vous dis Ce jour-là, jai pris de bonnes photos Elles ont fait le tour de la presse internationale.
Tout le monde lécoutait religieusement, approuvant gravement autour dun verre de Rakia généreusement offert par lui-même. Moi, je me disais quil valait pas mieux que les autres, quil faisait le même business, à vendre du scandale pour les chaumières.
Lautre jour en sortant du bar, il est tombé, trop imbibé lanimal, sest ouvert le crâne.
Des histoires, il en manque pas ici, et vas-y que ça palabre. Dernièrement, un gars me racontait quen fait, Ben Laden et Bush, cétait des copains, que les Towers, cétait un groupe de japonais qui en voulait à toute lAmérique !.. Lanthrax ? Pure machination pour faire peur aux media, les occuper en quelque sorte. Je sais pas si cest vrai tout ça, mais à lépoque ça mavait franchement foutu les jetons ces histoires danthrax et davions qui te pètent à la gueule.
Je men souviendrai pendant un moment, du 11 septembre 2001. Je pourrais dire que jy étais ! Oui, jai tout vu depuis mon toit à Brooklyn, ou presque. Jai pas vu les avions se scratcher, ni les gens se jeter par les fenêtres, mais jy étais.
Il faisait si beau dehors, quavec Antea on samusait à se prendre en photo à poil, avec comme arrière-plan les tours qui seffondraient. On a fait ça rapidement car après, tout le building était monté sur le toit. Il faut dire quils rigolaient pas, eux. Cest la troisième guerre mondiale, quils disaient !..
Bande de brooklinois, sinistres cons que je mugissais, vos tours, cest que de la poussière, de lengrais pour le New York Times Vous vouliez du spectacle à sensations ?.. Excellentissime !.. Ouvrez les yeux Là, devant vous, en live direct Excitez vous Cest pas tous les jours !..
Le plus drôle cest quen même temps, on écoutait tous la radio sur le toit, tout en apprenant que dautres avions étaient en train de séclater à droite et à gauche comme des figues mortes ! Alors, tout le monde lorgnait le ciel pour voir si par hasard y en avait pas un autre qui allait nous tomber dessus ! Moi javais plus de clopes, le crâne tout ankylosé, javais pas encore fumé de la journée, alors jessayais den taxer une ici et là, mais personne ne fumait dans ce con de building
Nempêche quil me tarde de les développer, ces photos Ça va faire du grabuge parce que des clichés terribles, avec des morts et tout le bataclan jen ai vu Mais moi, tout nu comme un ver de terre, devant ce tas de cendres jai pas encore vu
Les jours qui suivirent furent moins drôles, la pluie, les odeurs de mort, tout le monde tirait la gueule et tous ces amerloques avec leurs drapeaux « God bless America », ça me donnait la nausée. A ce moment-là, je travaillais comme serveur dans un restaurant français. Le lendemain de la catastrophe jai séché, jai appelé le patron pour lui dire que javais pas le cur à louvrage, que jétais trop choqué. Rien à foutre ! quil beuglait, lignoble. Nempêche que ce jour-là, il a pas pu ouvrir son restal. Le cuistot, un Mexicain de 15 ans, avait perdu sa sur, elle faisait le ménage au 92e étage.
Jétais persuadé que par ces temps, les gens sortiraient pas, trop déprimés, que jallais pouvoir grailler un bout puis filer à la maison que dalle ! Ça leur avait même donné faim, à ces vautours !.. Et vas-y que ça piaillait On va leur balancer la bombe, quils roucoulaient Yen a marre de Sadam Hussein, Arafat et compagnie
Nous, on bossait comme des romains jusquà plus dheures, on devenait riches !.. Il savait plus ou donner de la tête le patron, il avait mis des petits drapeaux américains devant le restaurant. ça va leur plaire, quil disait ils vont se dire que la France est solidaire !
Le problème, cest que moi au bout dune semaine, jen pouvais plus. On commençait à six heures du matin jusquà minuit, puis je partais jouer mes concerts dans les clubs de jazz de la ville, armé de mon violon. Je dormais plus suis tombé malade sale fièvre sentais plus mes jambes continuais quand même à taffer comme un misérable. Puis il a fini par me virer, sans scrupules Jétais plus assez rapide Tes un artiste toi, quil ma dit, comme pour sexcuser Ta vie, elle est pas ici Je men foutais quil crève rongé par son stress et ses rats.
Ce qui me faisait de la peine, cétait de quitter mes potes mexicains, des gamins qui bossaient comme des forçats sans jamais se plaindre, sous-payés, sans papiers. Ils savaient que lordure pouvait les virer dun moment à lautre. Leurs jeux favoris, à eux, cétait déclater les gros rats derrière les cuisines, à coups de lances quils fabriquaient avec un manche à balai et les couteaux de cuisine.
Tout leur fric, ils lenvoyaient à leurs familles restées au Pueblo. Ils vivaient tous dans une modique piaule dans le Bronx à deux heures de train du restaurant. Ils avaient tous marché deux jours à travers le désert du Mexique, une gourde deau et des galettes de maïs pour tout bagage, puis traversé le Rio Grande à la nage, pris lavion je sais plus où, pour atterrir ici, aidés par un grand frère déjà sur place. Ils me racontaient tout ça en détail, fiers comme des héros. On picolait la Tequila à longueur de journée. Lun deux, Betto, avait ses dents de sagesse qui lui poussaient de travers, ça lui causait des douleurs terribles, mais cétait trop cher daller chez le dentiste. Un autre, il était jamais allé au cinéma de sa vie, alors une fois, je lai embarqué et on est allé voir « Dog and Cat », le dernier Walt Disney.
Avec Antea, on pensait plus quà une chose, fuir, tout larguer, la connerie ambiante, les dettes, lhystérie générale. On voulait partir pour la France, à Toulouse. Mon père disait quau moins là-bas, il nous arriverait rien. Puis il nous faisait peur avec ses histoires de bio-terrorisme :
Cassez vous, malheureux, ça va péter !.. Achetez des masques à gaz !..
Lennui, cest quà lAmbassade de France, ils voulaient pas lui délivrer de visa, à Antea. Macédonienne Qui sait Peut-être quelle faisait partie dun réseau de terroristes Kosovars armés par Ben Laden, quils devaient penser. Rien à faire, on avait beau leur expliquer quelle était slave et non pas albanaise, quelle avait sa green card depuis perpète, overdiplômée dans les meilleures universités, que sil y avait des choses louches, ce serait plutôt de mon côté, avec mes ancêtres anarchistes, mais certainement pas du sien Rien têtu comme une mule, le consul.
Elle était enceinte de deux mois à ce moment-là, Antea, mais même ça, ils en voulaient pas au consulat.
Quand même, le bébé quelle porte, il est bien français que je sache Il a pas le droit daller voir sa famille, à Toulouse ?.. Hein ?..
Non Un ftus na pas de citoyenneté, quils me rétorquaient avec leur immonde logique Et arrêtez de venir tous les jours quils rajoutaient Ce quon a fait dailleurs On en a eu marre à la fin On est partis pour la Macédoine.
Ce même matin, à la sortie des bureaux, on se dirigeait vers Central Park, manière de se changer les idées. Cétait pas loin, quelques blocs. Sur tous les murs, les vitrines, les cabines téléphoniques, flottaient des petits bouts de papier ornés de photos-portraits. De jolis portraits, dailleurs ; des gens bien habillés, heureux et en bonne santé. Cétaient les portraits des morts, disparus sous les décombres. Les familles en collaient partout, au cas où la personne recherchée ne serait pas vraiment morte Juste égarée.
Avant de pénétrer dans le parc, comme à chaque fois que je passe devant un de ces kiosques, jeus comme lenvie subite dun hot-dog. Un musulman coiffé dun grand turban tenait le stand. Il me préparait ça dune main habituée, tout en lisant de lautre un journal en lettres arabes. Une fois servi, je me surpris à regarder mon hot-dog suspicieusement Et sil était empoisonné ?.. Javais bigrement honte de moi Mais cétait ainsi Nez à nez avec mon hot dog je pouvais pas lavaler. Un peu plus loin, deux policiers bousculaient violemment Antea, lui interdisant ainsi de traverser la chaussée. Elle protestait, jaccourus ; malgré son anglais impeccable, elle leur criait dessus en macédonien comme à son habitude lorsquelle sénerve. Des hurlements de sirènes se firent entendre, un cortège de policiers dégageait la route, laissant passer un long convoi funèbre de pompiers ; ils avançaient lentement, dressés comme des cierges sur leurs beaux camions rouges. Je laissai tomber mon hot-dog à terre, abasourdi par cette étrange cérémonie.
Des montagnes à perte de vue, vieilles, marrons, sans un arbre. Je me demandais bien où on allait finir par atterrir. On avait fait le transit par Vienne. A la douane, jaurais dû passer par la porte « Communauté européenne », mais javais suivi Antea vers « Etats hors Schengen ». Jai tout de suite compris que je venais de passer une porte nettement moins avantageuse, pas de fauteuils, rien à acheter, pas même une revue, et puis surtout tous ces gens dont je ne devinais même pas la nationalité. Pour Antea, un jeu denfant Elle me chuchotait, comme si cétait un secret :
Des albanais
Il y en avait partout, bien plus que des slaves. Elle mexpliquait quils avaient les moyens de voyager, eux Le marché noir, la drogue Cétaient eux
On a été fouillés comme pas permis à laéroport ; on a quand même bien rigolé quand ils mont demandé denlever mes chaussures Javais des chaussettes différentes à chaque pied !
Finalement, au bout dune heure et demie de vol, on a aperçu Skopje, dans une cuvette. Plus on se rapprochait de laéroport et plus on distinguait des tanks, des hélicos et tout lattirail de guerre qui suit. Laéroport avait été transformé en base militaire de lOTAN, jétais tout excité.
Trop petit, laéroport, trop de gens, des bidasses partout, ils parlaient toutes les langues. Mes bagages narrivaient jamais Priorité à lArmée On se bousculait Mon petit sac est arrivé Jétais prêt pour passer la douane
Un violon ?.. Français ?.. Vous connaissez Stéphane Grappelli ?..
Là, il ma cloué le bec, le douanier ! Bien sûr que je connais !..
Il y a des jeunes qui trouvent ça louche, que jhabite là, moi. Ils pensent quà se barrer eux, vers lOuest, mais ils peuvent pas bien sûr, pas de visa. Ils me demandent comment cest lAmérique, Paris Moi, je leur explique quici on est mieux, que le métro tous les jours cest lenfer et que les tomates ont plus de goût ici. Ça marche pas, des tomates, ils en ont plein le bide, rien à foutre !
Yen a même un qui ma dit que faire naître mon fils ici, en Macédoine, cétait un crime que ça lui porterait la poisse, quils lui donneront même pas la nationalité française à lAmbassade ils me croiront pas quil a du sang français, mon fils.
Il paraît quavant, au temps de la Yougoslavie, cétait le meilleur des passeports que tu pouvais avoir Tu pouvais aller chez les russes, aux Etats-Unis, à Saint-Tropez, partout.
Lautre jour, cest le voisin den bas qui mappelle. Je fais la sourde oreille ça sent la maladie et le tabac froid chez lui, je veux pas y aller. Il insiste, jy vais. Il me sert du café turc, me montre la cage aux perruches, il ny en a plus quune, la deuxième est morte ce matin Kaput !.. On continue la visite, le nouvel achat du mois, une chaîne haute fidélité, et ci et ça Puis finalement on y arrive, là où il voulait en venir le but caché de son invitation un livre quil veut me montrer NATO agression in the objective. Il a un sourire méchant tout dun coup Je sens quil veut me montrer des trucs horribles Jessaie de méchapper il me retient je suis cuit Javais raison des bombardements Belgrade des cadavres déchiquetés Il tourne la page des immeubles détruits des charniers une tête calcinée je nen peux plus Une autre page un bout de jambe Je ferme les yeux Il ferme le livre me regarde Je comprends NATO, cest moi.
Ça mavait donné soif, toutes ces ignominies. Jappelle les copains, on se rencarde au bar. Je commande une bière, mes potes ils prennent de la Bozza, boisson locale à base de plantes fermentées, pas chère du tout, presque donnée. Cest une boisson qui conserve, ya un vieux qui en produit, il a 120 ans quils me disent Moi jai lair dun con avec ma bière, ils ont même pas assez de fric pour se payer une mousse Alors vas-y jallonge les deutsche marks Tournée générale !.. Aux chiottes la Bozza miraculeuse !.. On trinque en se regardant dans les yeux, on rigole mais je le sens bien quy a comme un malaise Ça me brûle dans la poche, tous ces biftons jai envie dune autre bière, mais je me le sens pas de déballer mon fric une fois de plus sur la table Je me résigne on a fini la soirée à la Bozza.
Cest un alcoolique grec qui ma raconté ça, Alexandre. Il était photo-reporter avant, pendant dix ans, embauché par sa boîte à Athènes pour photographier la guerre en Bosnie, au Kosovo et il ny a pas très longtemps encore, ici, en Macédoine. Puis il sest arrêté là, dans ce zinc, et passe son temps à raconter des histoires sordides. Mais cest comme ça, il peut plus rien dire dautre, le bougre, y a plus que ça dans sa tête.
Il prétend toujours quil est meilleur que les autres reporters, lui, plus humain.
Une fois, il se trouvait à Tetovo, les balles fusaient dans tous les sens, il se cachait derrière une rambarde bétonnée, muni de son appareil photo et dun gilet pare-balles, à laffût dun événement. Puis quelquun arriva :
Il y a eu un mort là-bas un jeune albanais
Malgré le risque, il y va, pénètre dans la maison, toute la famille est là, les femmes pleurent autour du corps, la mort remonte à une demi-heure Je veux pas les déranger, il nous dit.
Je respecte lappareil caché sous mon gilet jattends Personne na remarqué ma présence Puis doucement, je commence Tchac une photo Tchac, tchac deux autres et ainsi de suite. Soudain des journalistes américains débarquent Une grande blondasse avec toute son équipe Ils font du boucan filment tout parlent à haute voix et puis sen vont !.. Aucune pudeur, je vous dis Ce jour-là, jai pris de bonnes photos Elles ont fait le tour de la presse internationale.
Tout le monde lécoutait religieusement, approuvant gravement autour dun verre de Rakia généreusement offert par lui-même. Moi, je me disais quil valait pas mieux que les autres, quil faisait le même business, à vendre du scandale pour les chaumières.
Lautre jour en sortant du bar, il est tombé, trop imbibé lanimal, sest ouvert le crâne.
Des histoires, il en manque pas ici, et vas-y que ça palabre. Dernièrement, un gars me racontait quen fait, Ben Laden et Bush, cétait des copains, que les Towers, cétait un groupe de japonais qui en voulait à toute lAmérique !.. Lanthrax ? Pure machination pour faire peur aux media, les occuper en quelque sorte. Je sais pas si cest vrai tout ça, mais à lépoque ça mavait franchement foutu les jetons ces histoires danthrax et davions qui te pètent à la gueule.
Je men souviendrai pendant un moment, du 11 septembre 2001. Je pourrais dire que jy étais ! Oui, jai tout vu depuis mon toit à Brooklyn, ou presque. Jai pas vu les avions se scratcher, ni les gens se jeter par les fenêtres, mais jy étais.
Il faisait si beau dehors, quavec Antea on samusait à se prendre en photo à poil, avec comme arrière-plan les tours qui seffondraient. On a fait ça rapidement car après, tout le building était monté sur le toit. Il faut dire quils rigolaient pas, eux. Cest la troisième guerre mondiale, quils disaient !..
Bande de brooklinois, sinistres cons que je mugissais, vos tours, cest que de la poussière, de lengrais pour le New York Times Vous vouliez du spectacle à sensations ?.. Excellentissime !.. Ouvrez les yeux Là, devant vous, en live direct Excitez vous Cest pas tous les jours !..
Le plus drôle cest quen même temps, on écoutait tous la radio sur le toit, tout en apprenant que dautres avions étaient en train de séclater à droite et à gauche comme des figues mortes ! Alors, tout le monde lorgnait le ciel pour voir si par hasard y en avait pas un autre qui allait nous tomber dessus ! Moi javais plus de clopes, le crâne tout ankylosé, javais pas encore fumé de la journée, alors jessayais den taxer une ici et là, mais personne ne fumait dans ce con de building
Nempêche quil me tarde de les développer, ces photos Ça va faire du grabuge parce que des clichés terribles, avec des morts et tout le bataclan jen ai vu Mais moi, tout nu comme un ver de terre, devant ce tas de cendres jai pas encore vu
Les jours qui suivirent furent moins drôles, la pluie, les odeurs de mort, tout le monde tirait la gueule et tous ces amerloques avec leurs drapeaux « God bless America », ça me donnait la nausée. A ce moment-là, je travaillais comme serveur dans un restaurant français. Le lendemain de la catastrophe jai séché, jai appelé le patron pour lui dire que javais pas le cur à louvrage, que jétais trop choqué. Rien à foutre ! quil beuglait, lignoble. Nempêche que ce jour-là, il a pas pu ouvrir son restal. Le cuistot, un Mexicain de 15 ans, avait perdu sa sur, elle faisait le ménage au 92e étage.
Jétais persuadé que par ces temps, les gens sortiraient pas, trop déprimés, que jallais pouvoir grailler un bout puis filer à la maison que dalle ! Ça leur avait même donné faim, à ces vautours !.. Et vas-y que ça piaillait On va leur balancer la bombe, quils roucoulaient Yen a marre de Sadam Hussein, Arafat et compagnie
Nous, on bossait comme des romains jusquà plus dheures, on devenait riches !.. Il savait plus ou donner de la tête le patron, il avait mis des petits drapeaux américains devant le restaurant. ça va leur plaire, quil disait ils vont se dire que la France est solidaire !
Le problème, cest que moi au bout dune semaine, jen pouvais plus. On commençait à six heures du matin jusquà minuit, puis je partais jouer mes concerts dans les clubs de jazz de la ville, armé de mon violon. Je dormais plus suis tombé malade sale fièvre sentais plus mes jambes continuais quand même à taffer comme un misérable. Puis il a fini par me virer, sans scrupules Jétais plus assez rapide Tes un artiste toi, quil ma dit, comme pour sexcuser Ta vie, elle est pas ici Je men foutais quil crève rongé par son stress et ses rats.
Ce qui me faisait de la peine, cétait de quitter mes potes mexicains, des gamins qui bossaient comme des forçats sans jamais se plaindre, sous-payés, sans papiers. Ils savaient que lordure pouvait les virer dun moment à lautre. Leurs jeux favoris, à eux, cétait déclater les gros rats derrière les cuisines, à coups de lances quils fabriquaient avec un manche à balai et les couteaux de cuisine.
Tout leur fric, ils lenvoyaient à leurs familles restées au Pueblo. Ils vivaient tous dans une modique piaule dans le Bronx à deux heures de train du restaurant. Ils avaient tous marché deux jours à travers le désert du Mexique, une gourde deau et des galettes de maïs pour tout bagage, puis traversé le Rio Grande à la nage, pris lavion je sais plus où, pour atterrir ici, aidés par un grand frère déjà sur place. Ils me racontaient tout ça en détail, fiers comme des héros. On picolait la Tequila à longueur de journée. Lun deux, Betto, avait ses dents de sagesse qui lui poussaient de travers, ça lui causait des douleurs terribles, mais cétait trop cher daller chez le dentiste. Un autre, il était jamais allé au cinéma de sa vie, alors une fois, je lai embarqué et on est allé voir « Dog and Cat », le dernier Walt Disney.
Avec Antea, on pensait plus quà une chose, fuir, tout larguer, la connerie ambiante, les dettes, lhystérie générale. On voulait partir pour la France, à Toulouse. Mon père disait quau moins là-bas, il nous arriverait rien. Puis il nous faisait peur avec ses histoires de bio-terrorisme :
Cassez vous, malheureux, ça va péter !.. Achetez des masques à gaz !..
Lennui, cest quà lAmbassade de France, ils voulaient pas lui délivrer de visa, à Antea. Macédonienne Qui sait Peut-être quelle faisait partie dun réseau de terroristes Kosovars armés par Ben Laden, quils devaient penser. Rien à faire, on avait beau leur expliquer quelle était slave et non pas albanaise, quelle avait sa green card depuis perpète, overdiplômée dans les meilleures universités, que sil y avait des choses louches, ce serait plutôt de mon côté, avec mes ancêtres anarchistes, mais certainement pas du sien Rien têtu comme une mule, le consul.
Elle était enceinte de deux mois à ce moment-là, Antea, mais même ça, ils en voulaient pas au consulat.
Quand même, le bébé quelle porte, il est bien français que je sache Il a pas le droit daller voir sa famille, à Toulouse ?.. Hein ?..
Non Un ftus na pas de citoyenneté, quils me rétorquaient avec leur immonde logique Et arrêtez de venir tous les jours quils rajoutaient Ce quon a fait dailleurs On en a eu marre à la fin On est partis pour la Macédoine.
Ce même matin, à la sortie des bureaux, on se dirigeait vers Central Park, manière de se changer les idées. Cétait pas loin, quelques blocs. Sur tous les murs, les vitrines, les cabines téléphoniques, flottaient des petits bouts de papier ornés de photos-portraits. De jolis portraits, dailleurs ; des gens bien habillés, heureux et en bonne santé. Cétaient les portraits des morts, disparus sous les décombres. Les familles en collaient partout, au cas où la personne recherchée ne serait pas vraiment morte Juste égarée.
Avant de pénétrer dans le parc, comme à chaque fois que je passe devant un de ces kiosques, jeus comme lenvie subite dun hot-dog. Un musulman coiffé dun grand turban tenait le stand. Il me préparait ça dune main habituée, tout en lisant de lautre un journal en lettres arabes. Une fois servi, je me surpris à regarder mon hot-dog suspicieusement Et sil était empoisonné ?.. Javais bigrement honte de moi Mais cétait ainsi Nez à nez avec mon hot dog je pouvais pas lavaler. Un peu plus loin, deux policiers bousculaient violemment Antea, lui interdisant ainsi de traverser la chaussée. Elle protestait, jaccourus ; malgré son anglais impeccable, elle leur criait dessus en macédonien comme à son habitude lorsquelle sénerve. Des hurlements de sirènes se firent entendre, un cortège de policiers dégageait la route, laissant passer un long convoi funèbre de pompiers ; ils avançaient lentement, dressés comme des cierges sur leurs beaux camions rouges. Je laissai tomber mon hot-dog à terre, abasourdi par cette étrange cérémonie.
Des montagnes à perte de vue, vieilles, marrons, sans un arbre. Je me demandais bien où on allait finir par atterrir. On avait fait le transit par Vienne. A la douane, jaurais dû passer par la porte « Communauté européenne », mais javais suivi Antea vers « Etats hors Schengen ». Jai tout de suite compris que je venais de passer une porte nettement moins avantageuse, pas de fauteuils, rien à acheter, pas même une revue, et puis surtout tous ces gens dont je ne devinais même pas la nationalité. Pour Antea, un jeu denfant Elle me chuchotait, comme si cétait un secret :
Des albanais
Il y en avait partout, bien plus que des slaves. Elle mexpliquait quils avaient les moyens de voyager, eux Le marché noir, la drogue Cétaient eux
On a été fouillés comme pas permis à laéroport ; on a quand même bien rigolé quand ils mont demandé denlever mes chaussures Javais des chaussettes différentes à chaque pied !
Finalement, au bout dune heure et demie de vol, on a aperçu Skopje, dans une cuvette. Plus on se rapprochait de laéroport et plus on distinguait des tanks, des hélicos et tout lattirail de guerre qui suit. Laéroport avait été transformé en base militaire de lOTAN, jétais tout excité.
Trop petit, laéroport, trop de gens, des bidasses partout, ils parlaient toutes les langues. Mes bagages narrivaient jamais Priorité à lArmée On se bousculait Mon petit sac est arrivé Jétais prêt pour passer la douane
Un violon ?.. Français ?.. Vous connaissez Stéphane Grappelli ?..
Là, il ma cloué le bec, le douanier ! Bien sûr que je connais !..
Il y a des jeunes qui trouvent ça louche, que jhabite là, moi. Ils pensent quà se barrer eux, vers lOuest, mais ils peuvent pas bien sûr, pas de visa. Ils me demandent comment cest lAmérique, Paris Moi, je leur explique quici on est mieux, que le métro tous les jours cest lenfer et que les tomates ont plus de goût ici. Ça marche pas, des tomates, ils en ont plein le bide, rien à foutre !
Yen a même un qui ma dit que faire naître mon fils ici, en Macédoine, cétait un crime que ça lui porterait la poisse, quils lui donneront même pas la nationalité française à lAmbassade ils me croiront pas quil a du sang français, mon fils.
Il paraît quavant, au temps de la Yougoslavie, cétait le meilleur des passeports que tu pouvais avoir Tu pouvais aller chez les russes, aux Etats-Unis, à Saint-Tropez, partout.
Lautre jour, cest le voisin den bas qui mappelle. Je fais la sourde oreille ça sent la maladie et le tabac froid chez lui, je veux pas y aller. Il insiste, jy vais. Il me sert du café turc, me montre la cage aux perruches, il ny en a plus quune, la deuxième est morte ce matin Kaput !.. On continue la visite, le nouvel achat du mois, une chaîne haute fidélité, et ci et ça Puis finalement on y arrive, là où il voulait en venir le but caché de son invitation un livre quil veut me montrer NATO agression in the objective. Il a un sourire méchant tout dun coup Je sens quil veut me montrer des trucs horribles Jessaie de méchapper il me retient je suis cuit Javais raison des bombardements Belgrade des cadavres déchiquetés Il tourne la page des immeubles détruits des charniers une tête calcinée je nen peux plus Une autre page un bout de jambe Je ferme les yeux Il ferme le livre me regarde Je comprends NATO, cest moi.
Ça mavait donné soif, toutes ces ignominies. Jappelle les copains, on se rencarde au bar. Je commande une bière, mes potes ils prennent de la Bozza, boisson locale à base de plantes fermentées, pas chère du tout, presque donnée. Cest une boisson qui conserve, ya un vieux qui en produit, il a 120 ans quils me disent Moi jai lair dun con avec ma bière, ils ont même pas assez de fric pour se payer une mousse Alors vas-y jallonge les deutsche marks Tournée générale !.. Aux chiottes la Bozza miraculeuse !.. On trinque en se regardant dans les yeux, on rigole mais je le sens bien quy a comme un malaise Ça me brûle dans la poche, tous ces biftons jai envie dune autre bière, mais je me le sens pas de déballer mon fric une fois de plus sur la table Je me résigne on a fini la soirée à la Bozza.
Musicien, compositeur.