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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
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Manière de fuir


57, c’est la marque de cigarettes des travailleurs, ici, à Skopje. Dans le paquet, les cigarettes sont présentées à l’envers, le filtre vers le bas, afin de pouvoir se fumer une tige sans pour autant se mettre du cambouis sur le filtre.

C’est un alcoolique grec qui m’a raconté ça, Alexandre. Il était photo-reporter avant, pendant dix ans, embauché par sa boîte à Athènes pour photographier la guerre en Bosnie, au Kosovo et il n’y a pas très longtemps encore, ici, en Macédoine. Puis il s’est arrêté là, dans ce zinc, et passe son temps à raconter des histoires sordides. Mais c’est comme ça, il peut plus rien dire d’autre, le bougre, y a plus que ça dans sa tête.

Il prétend toujours qu’il est meilleur que les autres reporters, lui, plus humain.

Une fois, il se trouvait à Tetovo, les balles fusaient dans tous les sens, il se cachait derrière une rambarde bétonnée, muni de son appareil photo et d’un gilet pare-balles, à l’affût d’un événement. Puis quelqu’un arriva :

– Il y a eu un mort là-bas… un jeune albanais…

Malgré le risque, il y va, pénètre dans la maison, toute la famille est là, les femmes pleurent autour du corps, la mort remonte à une demi-heure… Je veux pas les déranger, il nous dit.

– Je respecte… l’appareil caché sous mon gilet… j’attends… Personne n’a remarqué ma présence… Puis doucement, je commence… Tchac… une photo… Tchac, tchac deux autres… et ainsi de suite. Soudain des journalistes américains débarquent… Une grande blondasse avec toute son équipe… Ils font du boucan… filment tout… parlent à haute voix et puis s’en vont !.. Aucune pudeur, je vous dis… Ce jour-là, j’ai pris de bonnes photos… Elles ont fait le tour de la presse internationale.

Tout le monde l’écoutait religieusement, approuvant gravement autour d’un verre de Rakia généreusement offert par lui-même. Moi, je me disais qu’il valait pas mieux que les autres, qu’il faisait le même business, à vendre du scandale pour les chaumières.

L’autre jour en sortant du bar, il est tombé, trop imbibé l’animal, s’est ouvert le crâne.



Des histoires, il en manque pas ici, et vas-y que ça palabre. Dernièrement, un gars me racontait qu’en fait, Ben Laden et Bush, c’était des copains, que les Towers, c’était un groupe de japonais qui en voulait à toute l’Amérique !.. L’anthrax ? Pure machination pour faire peur aux media, les occuper en quelque sorte. Je sais pas si c’est vrai tout ça, mais à l’époque ça m’avait franchement foutu les jetons ces histoires d’anthrax et d’avions qui te pètent à la gueule.



Je m’en souviendrai pendant un moment, du 11 septembre 2001. Je pourrais dire que j’y étais ! Oui, j’ai tout vu depuis mon toit à Brooklyn, ou presque. J’ai pas vu les avions se scratcher, ni les gens se jeter par les fenêtres, mais j’y étais.

Il faisait si beau dehors, qu’avec Antea on s’amusait à se prendre en photo à poil, avec comme arrière-plan les tours qui s’effondraient. On a fait ça rapidement car après, tout le building était monté sur le toit. Il faut dire qu’ils rigolaient pas, eux. C’est la troisième guerre mondiale, qu’ils disaient !..

Bande de brooklinois, sinistres cons que je mugissais, vos tours, c’est que de la poussière, de l’engrais pour le New York Times… Vous vouliez du spectacle à sensations ?.. Excellentissime !.. Ouvrez les yeux… Là, devant vous, en live direct… Excitez vous… C’est pas tous les jours !..



Le plus drôle c’est qu’en même temps, on écoutait tous la radio sur le toit, tout en apprenant que d’autres avions étaient en train de s’éclater à droite et à gauche comme des figues mortes ! Alors, tout le monde lorgnait le ciel pour voir si par hasard y en avait pas un autre qui allait nous tomber dessus ! Moi j’avais plus de clopes, le crâne tout ankylosé, j’avais pas encore fumé de la journée, alors j’essayais d’en taxer une ici et là, mais personne ne fumait dans ce con de building…

N’empêche qu’il me tarde de les développer, ces photos… Ça va faire du grabuge… parce que des clichés terribles, avec des morts et tout le bataclan j’en ai vu… Mais moi, tout nu comme un ver de terre, devant ce tas de cendres… j’ai pas encore vu…



Les jours qui suivirent furent moins drôles, la pluie, les odeurs de mort, tout le monde tirait la gueule et tous ces amerloques avec leurs drapeaux « God bless America », ça me donnait la nausée. A ce moment-là, je travaillais comme serveur dans un restaurant français. Le lendemain de la catastrophe j’ai séché, j’ai appelé le patron pour lui dire que j’avais pas le cœur à l’ouvrage, que j’étais trop choqué. – Rien à foutre ! – qu’il beuglait, l’ignoble. N’empêche que ce jour-là, il a pas pu ouvrir son restal. Le cuistot, un Mexicain de 15 ans, avait perdu sa sœur, elle faisait le ménage au 92e étage.

J’étais persuadé que par ces temps, les gens sortiraient pas, trop déprimés, que j’allais pouvoir grailler un bout puis filer à la maison… que dalle ! Ça leur avait même donné faim, à ces vautours !.. Et vas-y que ça piaillait… On va leur balancer la bombe, qu’ils roucoulaient… Y’en a marre de Sadam Hussein, Arafat et compagnie…



Nous, on bossait comme des romains jusqu’à plus d’heures, on devenait riches !.. Il savait plus ou donner de la tête le patron, il avait mis des petits drapeaux américains devant le restaurant. ça va leur plaire, qu’il disait… ils vont se dire que la France est solidaire !

Le problème, c’est que moi au bout d’une semaine, j’en pouvais plus. On commençait à six heures du matin jusqu’à minuit, puis je partais jouer mes concerts dans les clubs de jazz de la ville, armé de mon violon. Je dormais plus… suis tombé malade… sale fièvre… sentais plus mes jambes… continuais quand même à taffer comme un misérable. Puis il a fini par me virer, sans scrupules… J’étais plus assez rapide… T’es un artiste toi, qu’il m’a dit, comme pour s’excuser… Ta vie, elle est pas ici… Je m’en foutais… qu’il crève rongé par son stress et ses rats.



Ce qui me faisait de la peine, c’était de quitter mes potes mexicains, des gamins qui bossaient comme des forçats sans jamais se plaindre, sous-payés, sans papiers. Ils savaient que l’ordure pouvait les virer d’un moment à l’autre. Leurs jeux favoris, à eux, c’était d’éclater les gros rats derrière les cuisines, à coups de lances qu’ils fabriquaient avec un manche à balai et les couteaux de cuisine.

Tout leur fric, ils l’envoyaient à leurs familles restées au Pueblo. Ils vivaient tous dans une modique piaule dans le Bronx à deux heures de train du restaurant. Ils avaient tous marché deux jours à travers le désert du Mexique, une gourde d’eau et des galettes de maïs pour tout bagage, puis traversé le Rio Grande à la nage, pris l’avion je sais plus où, pour atterrir ici, aidés par un grand frère déjà sur place. Ils me racontaient tout ça en détail, fiers comme des héros. On picolait la Tequila à longueur de journée. L’un d’eux, Betto, avait ses dents de sagesse qui lui poussaient de travers, ça lui causait des douleurs terribles, mais c’était trop cher d’aller chez le dentiste. Un autre, il était jamais allé au cinéma de sa vie, alors une fois, je l’ai embarqué et on est allé voir « Dog and Cat », le dernier Walt Disney.



Avec Antea, on pensait plus qu’à une chose, fuir, tout larguer, la connerie ambiante, les dettes, l’hystérie générale. On voulait partir pour la France, à Toulouse. Mon père disait qu’au moins là-bas, il nous arriverait rien. Puis il nous faisait peur avec ses histoires de bio-terrorisme :

– Cassez vous, malheureux, ça va péter !.. Achetez des masques à gaz !..

L’ennui, c’est qu’à l’Ambassade de France, ils voulaient pas lui délivrer de visa, à Antea. Macédonienne… Qui sait… Peut-être qu’elle faisait partie d’un réseau de terroristes Kosovars armés par Ben Laden, qu’ils devaient penser. Rien à faire, on avait beau leur expliquer qu’elle était slave et non pas albanaise, qu’elle avait sa green card depuis perpète, overdiplômée dans les meilleures universités, que s’il y avait des choses louches, ce serait plutôt de mon côté, avec mes ancêtres anarchistes, mais certainement pas du sien… Rien… têtu comme une mule, le consul.

Elle était enceinte de deux mois à ce moment-là, Antea, mais même ça, ils en voulaient pas au consulat.

– Quand même, le bébé qu’elle porte, il est bien français que je sache… Il a pas le droit d’aller voir sa famille, à Toulouse ?.. Hein ?..

Non… Un fœtus n’a pas de citoyenneté, qu’ils me rétorquaient avec leur immonde logique… Et arrêtez de venir tous les jours qu’ils rajoutaient… Ce qu’on a fait d’ailleurs… On en a eu marre à la fin… On est partis pour la Macédoine.



Ce même matin, à la sortie des bureaux, on se dirigeait vers Central Park, manière de se changer les idées. C’était pas loin, quelques blocs. Sur tous les murs, les vitrines, les cabines téléphoniques, flottaient des petits bouts de papier ornés de photos-portraits. De jolis portraits, d’ailleurs ; des gens bien habillés, heureux et en bonne santé. C’étaient les portraits des morts, disparus sous les décombres. Les familles en collaient partout, au cas où la personne recherchée ne serait pas vraiment morte… Juste égarée.

Avant de pénétrer dans le parc, comme à chaque fois que je passe devant un de ces kiosques, j’eus comme l’envie subite d’un hot-dog. Un musulman coiffé d’un grand turban tenait le stand. Il me préparait ça d’une main habituée, tout en lisant de l’autre un journal en lettres arabes. Une fois servi, je me surpris à regarder mon hot-dog suspicieusement… Et s’il était empoisonné ?.. J’avais bigrement honte de moi… Mais c’était ainsi… Nez à nez avec mon hot dog… je pouvais pas l’avaler. Un peu plus loin, deux policiers bousculaient violemment Antea, lui interdisant ainsi de traverser la chaussée. Elle protestait, j’accourus ; malgré son anglais impeccable, elle leur criait dessus en macédonien comme à son habitude lorsqu’elle s’énerve. Des hurlements de sirènes se firent entendre, un cortège de policiers dégageait la route, laissant passer un long convoi funèbre de pompiers ; ils avançaient lentement, dressés comme des cierges sur leurs beaux camions rouges. Je laissai tomber mon hot-dog à terre, abasourdi par cette étrange cérémonie.



Des montagnes à perte de vue, vieilles, marrons, sans un arbre. Je me demandais bien où on allait finir par atterrir. On avait fait le transit par Vienne. A la douane, j’aurais dû passer par la porte « Communauté européenne », mais j’avais suivi Antea vers « Etats hors Schengen ». J’ai tout de suite compris que je venais de passer une porte nettement moins avantageuse, pas de fauteuils, rien à acheter, pas même une revue, et puis surtout tous ces gens dont je ne devinais même pas la nationalité. Pour Antea, un jeu d’enfant… Elle me chuchotait, comme si c’était un secret :

– Des albanais…

Il y en avait partout, bien plus que des slaves. Elle m’expliquait qu’ils avaient les moyens de voyager, eux… Le marché noir, la drogue… C’étaient eux…

On a été fouillés comme pas permis à l’aéroport ; on a quand même bien rigolé quand ils m’ont demandé d’enlever mes chaussures… J’avais des chaussettes différentes à chaque pied !

Finalement, au bout d’une heure et demie de vol, on a aperçu Skopje, dans une cuvette. Plus on se rapprochait de l’aéroport et plus on distinguait des tanks, des hélicos et tout l’attirail de guerre qui suit. L’aéroport avait été transformé en base militaire de l’OTAN, j’étais tout excité.

Trop petit, l’aéroport, trop de gens, des bidasses partout, ils parlaient toutes les langues. Mes bagages n’arrivaient jamais… Priorité à l’Armée… On se bousculait… Mon petit sac est arrivé… J’étais prêt pour passer la douane…

– Un violon ?.. Français ?.. Vous connaissez Stéphane Grappelli ?..

Là, il m’a cloué le bec, le douanier ! Bien sûr que je connais !..



Il y a des jeunes qui trouvent ça louche, que j’habite là, moi. Ils pensent qu’à se barrer eux, vers l’Ouest, mais ils peuvent pas bien sûr, pas de visa. Ils me demandent comment c’est l’Amérique, Paris… Moi, je leur explique qu’ici on est mieux, que le métro tous les jours c’est l’enfer et que les tomates ont plus de goût ici. Ça marche pas, des tomates, ils en ont plein le bide, rien à foutre !

Y’en a même un qui m’a dit que faire naître mon fils ici, en Macédoine, c’était un crime… que ça lui porterait la poisse, qu’ils lui donneront même pas la nationalité française à l’Ambassade… ils me croiront pas qu’il a du sang français, mon fils.

Il paraît qu’avant, au temps de la Yougoslavie, c’était le meilleur des passeports que tu pouvais avoir… Tu pouvais aller chez les russes, aux Etats-Unis, à Saint-Tropez, partout.



L’autre jour, c’est le voisin d’en bas qui m’appelle. Je fais la sourde oreille‚ ça sent la maladie et le tabac froid chez lui, je veux pas y aller. Il insiste, j’y vais. Il me sert du café turc, me montre la cage aux perruches, il n’y en a plus qu’une, la deuxième est morte ce matin… Kaput !.. On continue la visite, le nouvel achat du mois, une chaîne haute fidélité, et ci et ça… Puis finalement on y arrive, là où il voulait en venir… le but caché de son invitation… un livre qu’il veut me montrer… NATO agression in the objective. Il a un sourire méchant tout d’un coup… Je sens qu’il veut me montrer des trucs horribles… J’essaie de m’échapper… il me retient… je suis cuit… J’avais raison… des bombardements… Belgrade… des cadavres déchiquetés… Il tourne la page… des immeubles détruits… des charniers… une tête calcinée… je n’en peux plus… Une autre page… un bout de jambe… Je ferme les yeux… Il ferme le livre… me regarde… Je comprends… NATO, c’est moi.



Ça m’avait donné soif, toutes ces ignominies. J’appelle les copains, on se rencarde au bar. Je commande une bière, mes potes ils prennent de la Bozza, boisson locale à base de plantes fermentées, pas chère du tout, presque donnée. C’est une boisson qui conserve, y’a un vieux qui en produit, il a 120 ans qu’ils me disent… Moi j’ai l’air d’un con avec ma bière, ils ont même pas assez de fric pour se payer une mousse… Alors vas-y… j’allonge les deutsche marks… Tournée générale !.. Aux chiottes la Bozza miraculeuse !.. On trinque en se regardant dans les yeux, on rigole… mais je le sens bien qu’y a comme un malaise … Ça me brûle dans la poche, tous ces biftons… j’ai envie d’une autre bière, mais je me le sens pas de déballer mon fric une fois de plus sur la table… Je me résigne… on a fini la soirée à la Bozza.

Musicien, compositeur.

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