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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
par Christine Vivier
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La précarité du contorsionniste


Elle se met en position : allongée sur le flanc gauche, jambes pliées, genoux enfoncés dans le ventre, en boule, elle force, recroquevillée le plus possible. Crac. Merde. Elle a mal. Quelque chose a bougé, dans le dos. Bon, c’est raté pour la reconstitution de sa formation fœtale. De toute façon, il lui semble bien difficile de trouver une baignoire de liquide amniotique. Autre tentative. Elle essaye de se rappeler (il faut dire que c’est le bien-être absolu – elle l’a lu dans un livre pour femmes enceintes – « Votre enfant-fœtus se sent tellement bien, en sécurité » –, le pied total. Sacré veinard !). ça y est, elle se souvient.

« Vous devriez essayer. Ce n’est pas très difficile, quelques efforts et on se souvient de tout. Je crois qu’on appelle ça l’imagination. »

Oui, elle trouve que c’est plutôt pas mal de flotter dans ce truc dégoûtant ; ça serait encore mieux sans cette douleur dorsale. Elle se redresse, assise sur le bord du lit. Elle pense qu’elle aimerait bien retourner dans le ventre de sa mère, ou de n’importe qui d’ailleurs. Le tout, c’est de se sentir en sécurité, pas vrai ?

« Sauf que c’est pas si facile que ça de se sentir en sécurité. D’abord, j’ai tendance à collectionner les phobies. Alors dans ces conditions… Et puis en fait, je ne suis pas vraiment aidée côté bases. Autant dire que j’ai les fondations qui menacent de s’écrouler. Délabrement avancé. Je me demande bien comment on peut s’y prendre pour construire des trucs aussi bancals. Quel fouillis là-dedans ! »

Elle change de position régulièrement. En fait, tout dépend du contexte, elle essaye de s’adapter. Dans le métro, elle laisse rouler sa tête sur son buste, jusqu’à ce que son menton soit bien enfoncé dans les os à la base du cou. Là, elle peut observer ses pieds à loisir. Voir quelque chose de familier. Et comme elle n’est pas curieuse, pour que tous ces mots étrangers ne pénètrent pas dans ses oreilles, elle se raconte des histoires, elle s’imagine ailleurs.

« Vous trouvez que c’est lâche peut-être ? Que c’est facile de faire semblant de ne rien voir. Et bien vous vous trompez. C’est pas facile du tout, c’est juste plus rassurant. On se protège comme on peut, non ? »

Elle n’a pas peur. Seulement le sentiment d’avoir raté quelque chose, de ne pas saisir le sens de ce qu’il y a autour, la certitude que tout ça ne tient pas à grand-chose. A rien, peut-être… Une impression de gâchis, parfois. Lorsqu’elle se penche en arrière, les yeux sur son passé, elle creuse, acharnée, pour trouver autre chose que du mou, du flou, du faux. Elle cherche, avide, un bout de solide, de dur, pour s’y poser, les pieds bien fixés, s’y reposer, un sol sur lequel prendre son impulsion et bondir, en avant, en haut. Et puis tout se brouille, dans les larmes, et ce goût, amer, sensation marécageuse.

Difficile de regarder devant lorsqu’on ne sait pas où on se trouve.

Elle tourne, tourne, sur elle-même, ronde solitaire, elle tend les mains, attend qu’on les saisisse. C’est tout son corps qui se tend ainsi, vers un possible, comme dans ses rêves d’enfant, le regard empli de l’espoir de celui qui viendra la sauver. Elle se rend bien compte qu’il y a quelque chose qui cloche dans toutes ses positions. Elle sent qu’elle perd l’équilibre. Peut-être qu’il suffirait de pouvoir s’accrocher quelque part. Mais ces mains ne rencontrent que du vide.

Elle se sent menacée. Une menace diffuse, le sentiment que quelque chose pourrait lui arriver, là, maintenant, n’importe où. Déjà elle se sent vaciller. Peut-être qu’elle a peur en fait. Peut-être est-ce la perception de ce danger imminent, ce sentiment d’insécurité qui l’empêche de percevoir ce qu’il y a autour. Non, non, elle a compris que ce n’est pas au-dehors que réside ce danger, mais qu’il est là, en elle. Un danger qu’elle n’arrive pas à identifier, qui la guette constamment. Elle devrait demander de l’aide.

« Mais à qui ? »

Elle n’a pas appris.

La seule chose qu’elle sait faire, depuis toujours, c’est tordre son corps, le transformer en bouclier, et inventer des histoires qu’elle aimerait vivre, des mondes dans lesquels elle voudrait habiter.

Déjà, elle vit ailleurs, loin, là où elle peut trouver une place. Parce qu’ici, elle sait bien que ce n’est pas possible, qu’il y a incompatibilité entre elle et la société. Elle a beau se tordre, encore et encore, impossible de se fondre dans les cadres qu’on lui offre. Il y a toujours quelque chose qui dépasse, qui résiste à ces formes étrangères. Alors elle invente ses propres positions. Et elle se tient ainsi en équilibre, sur la ligne ténue qui sépare la société du vide. Elle essaye de construire le monde qui pourra l’abriter, un monde dans lequel chacun pourra tomber, en toute sécurité, puis se relever.

Christine Vivier

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