Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
par Cédric Jaburek
Imprimer l'articleLa chaise qui tombe
Ils lont amené avant-hier soir, directement de linfirmerie. Jai tout de suite vu que cétait un camé. Je naime pas les camés. Je ne connais même pas son nom. Il ne parlait pas et je ny tenais pas tant que ça.
Jamais, à voir sa mine, je naurais cru quil pouvait être aussi lourd. Je ne sais pas si je vais tenir jusquau matin. Les détenus dans les cellules voisines font un boucan terrible. Tout létage est sans dessus-dessous. Au début, ils appelaient du secours, mais depuis le temps leurs cris se sont confondus et ressemblent à un hurlement. Un hurlement à la mort. Moi aussi, au début, jai crié, mais maintenant jessaie déconomiser mon souffle.
Cest le bruit de la chaise qui tombait qui ma réveillé. Cest pour ça quils ne veulent pas garder les paumés en infirmerie pendant la nuit, ils se déchargent sur le dos des codétenus. Un suicide y ferait trop mauvais effet. Ici, dans les cellules, le suicide est admis.
Alors je retiens son corps dans mes bras de façon à ce que son poids ne repose pas sur la corde quil sest attachée au cou. Mais il est trop lourd et je ne tiendrai sûrement pas jusquau bout de la nuit.
Mes voisins ont dû entendre le bruit de la chaise. Ce son autrement anodin est la hantise des nuits de tous les détenus. Tout mon étage tape en ce moment sur les portes des cellules dans un rythme cadencé. Ils sont dans un état de folie collective. Une telle impuissance est insupportable.
Je regrette maintenant mon voisin de cellule précédent. A deux on aurait peut être réussi à soulever le camé. On se serait relayés. Mais ils lont foutu au mitard, il a eu des embrouilles avec un surveillant, ça va faire bientôt une semaine. Il était plutôt nerveux le gars. Il avait les thunes, il payait ma part dabonnement à la télé. Bref, je crois quil sest pris une bonne raclée. Bon débarras, de toutes les manières jen avais un peu marre de lui, il faisait tout le temps le joli. Nempêche quavec lui, on aurait pu le décrocher.
Je le hais. Putain. Je hais les camés. Il sest pissé dessus. Il est peut-être déjà mort. Mais on ne sait jamais, cest comme devant le juge : la chance quil te relâche est minime, mais lespoir reste. Le pendu glisse entre mes mains, jessaye de le ramener plus haut mais je sens que la corde est tendue. Jai la vessie pleine et bientôt je vais craquer. Je vais me pisser dessus, moi aussi. Lui, accroché à sa ficelle, moi à sa taille, on se lâche progressivement. Ce camé, sa place nétait pas là.
Il ny a plus de surveillants la nuit dans les étages. Une décision quils ont prise pour la sécurité des détenus, disent-ils. Pour éviter les excès de la part des matons pour lesquels la nuit était propice à la vengeance ou à la cruauté toute simple. Ils se vengeaient des insultes reçues le jour, ils mettaient au pas les réfractaires, à coups de bottes dans les reins, ils rappelaient à lordre ceux qui auraient oublié qui était en position de maître et qui desclave. Je métais plaint moi aussi de quelques surveillants qui activaient sans arrêt les chasses deau dans les chiottes des cellules, pendant plusieurs nuits consécutives, pour nous empêcher de dormir. Ils auraient été là, ces bâtards auraient pu couper la corde. Quoique. La dernière fois, ils ont préféré attendre larrivée des pompiers et le type était mort. On a fait la grève du plateau, on na rien bouffé de toute la journée et les plus actifs ont été transférés vers dautres centres.
Mon pantalon mouillé me fait froid, ça me démange et le camé glisse lentement entre mes mains. Jaccroche ses vêtements avec mes ongles. Les cris se sont un peu calmés sauf quelques-uns qui braillent comme sils avaient perdu la raison. Tout létage reste éveillé, les infirmiers vont devoir doubler leurs doses de calmants. Moi aussi je vais en prendre, sinon je ne dormirai pas. Je sais davance à quoi ressembleront mes cauchemars futurs.
A maintenant.
Il est peut-être déjà mort. Si cet enfoiré sétait pendu près dun mur, jaurais pu my appuyer. Bientôt je naurai plus de forces. Alors, jaimerais crier à en cracher les poumons et éclater en pleurs ; ce ne sera pas la honte. Il y en a un qui pleure déjà, dans la cellule dà côté. Jentends un flot de paroles incompréhensibles, le keum, il pleure, il maccompagne, les chocs sont peut-être ceux de sa tête contre le mur.
Je veux penser à autre chose. A la fille de laffiche que jai collée dans mon placard, elle soffre à ma vue tous les jours, tous les matins, je la connais par cur. Pour la première fois, je pense quhabillée elle aurait été mieux, jaurais pu passer le temps à mimaginer en train de lui enlever sa jupe, son pull, son collant, sa culotte Jaimerais bander pour penser à autre chose, mais la douleur men empêche, jai mal partout, je tremble de froid, je vais bientôt le lâcher ce con de cadavre si ça se trouve, il est trop lourd, bouge mais bouge merde ! Jai dû crier ces derniers mots car les voix assoupies des cellules voisines ont repris de plus belle, ils font un vacarme monstrueux, si seulement les portes pouvaient péter sous les coups ! Je tourne le dos à la fenêtre, ce qui fait que je nai aucune notion du temps, je ne vois pas si laube arrive. Le pire, cest quil est tout à fait possible que seulement quelques minutes se soient écoulées.
Il faut que je tienne encore un peu au risque de men vouloir à vie. Je ne pourrais pas regarder les mecs en face. Jéviterais la cour de promenade comme un vulgaire pointeur. Les matons ne sont pas là. Personne ne vient. Cest leur vengeance à eux. Pour notre bien.
Allez, tiens bon mon gars, il faut que tu ten tires. Ta place est ici.
Jamais, à voir sa mine, je naurais cru quil pouvait être aussi lourd. Je ne sais pas si je vais tenir jusquau matin. Les détenus dans les cellules voisines font un boucan terrible. Tout létage est sans dessus-dessous. Au début, ils appelaient du secours, mais depuis le temps leurs cris se sont confondus et ressemblent à un hurlement. Un hurlement à la mort. Moi aussi, au début, jai crié, mais maintenant jessaie déconomiser mon souffle.
Cest le bruit de la chaise qui tombait qui ma réveillé. Cest pour ça quils ne veulent pas garder les paumés en infirmerie pendant la nuit, ils se déchargent sur le dos des codétenus. Un suicide y ferait trop mauvais effet. Ici, dans les cellules, le suicide est admis.
Alors je retiens son corps dans mes bras de façon à ce que son poids ne repose pas sur la corde quil sest attachée au cou. Mais il est trop lourd et je ne tiendrai sûrement pas jusquau bout de la nuit.
Mes voisins ont dû entendre le bruit de la chaise. Ce son autrement anodin est la hantise des nuits de tous les détenus. Tout mon étage tape en ce moment sur les portes des cellules dans un rythme cadencé. Ils sont dans un état de folie collective. Une telle impuissance est insupportable.
Je regrette maintenant mon voisin de cellule précédent. A deux on aurait peut être réussi à soulever le camé. On se serait relayés. Mais ils lont foutu au mitard, il a eu des embrouilles avec un surveillant, ça va faire bientôt une semaine. Il était plutôt nerveux le gars. Il avait les thunes, il payait ma part dabonnement à la télé. Bref, je crois quil sest pris une bonne raclée. Bon débarras, de toutes les manières jen avais un peu marre de lui, il faisait tout le temps le joli. Nempêche quavec lui, on aurait pu le décrocher.
Je le hais. Putain. Je hais les camés. Il sest pissé dessus. Il est peut-être déjà mort. Mais on ne sait jamais, cest comme devant le juge : la chance quil te relâche est minime, mais lespoir reste. Le pendu glisse entre mes mains, jessaye de le ramener plus haut mais je sens que la corde est tendue. Jai la vessie pleine et bientôt je vais craquer. Je vais me pisser dessus, moi aussi. Lui, accroché à sa ficelle, moi à sa taille, on se lâche progressivement. Ce camé, sa place nétait pas là.
Il ny a plus de surveillants la nuit dans les étages. Une décision quils ont prise pour la sécurité des détenus, disent-ils. Pour éviter les excès de la part des matons pour lesquels la nuit était propice à la vengeance ou à la cruauté toute simple. Ils se vengeaient des insultes reçues le jour, ils mettaient au pas les réfractaires, à coups de bottes dans les reins, ils rappelaient à lordre ceux qui auraient oublié qui était en position de maître et qui desclave. Je métais plaint moi aussi de quelques surveillants qui activaient sans arrêt les chasses deau dans les chiottes des cellules, pendant plusieurs nuits consécutives, pour nous empêcher de dormir. Ils auraient été là, ces bâtards auraient pu couper la corde. Quoique. La dernière fois, ils ont préféré attendre larrivée des pompiers et le type était mort. On a fait la grève du plateau, on na rien bouffé de toute la journée et les plus actifs ont été transférés vers dautres centres.
Mon pantalon mouillé me fait froid, ça me démange et le camé glisse lentement entre mes mains. Jaccroche ses vêtements avec mes ongles. Les cris se sont un peu calmés sauf quelques-uns qui braillent comme sils avaient perdu la raison. Tout létage reste éveillé, les infirmiers vont devoir doubler leurs doses de calmants. Moi aussi je vais en prendre, sinon je ne dormirai pas. Je sais davance à quoi ressembleront mes cauchemars futurs.
A maintenant.
Il est peut-être déjà mort. Si cet enfoiré sétait pendu près dun mur, jaurais pu my appuyer. Bientôt je naurai plus de forces. Alors, jaimerais crier à en cracher les poumons et éclater en pleurs ; ce ne sera pas la honte. Il y en a un qui pleure déjà, dans la cellule dà côté. Jentends un flot de paroles incompréhensibles, le keum, il pleure, il maccompagne, les chocs sont peut-être ceux de sa tête contre le mur.
Je veux penser à autre chose. A la fille de laffiche que jai collée dans mon placard, elle soffre à ma vue tous les jours, tous les matins, je la connais par cur. Pour la première fois, je pense quhabillée elle aurait été mieux, jaurais pu passer le temps à mimaginer en train de lui enlever sa jupe, son pull, son collant, sa culotte Jaimerais bander pour penser à autre chose, mais la douleur men empêche, jai mal partout, je tremble de froid, je vais bientôt le lâcher ce con de cadavre si ça se trouve, il est trop lourd, bouge mais bouge merde ! Jai dû crier ces derniers mots car les voix assoupies des cellules voisines ont repris de plus belle, ils font un vacarme monstrueux, si seulement les portes pouvaient péter sous les coups ! Je tourne le dos à la fenêtre, ce qui fait que je nai aucune notion du temps, je ne vois pas si laube arrive. Le pire, cest quil est tout à fait possible que seulement quelques minutes se soient écoulées.
Il faut que je tienne encore un peu au risque de men vouloir à vie. Je ne pourrais pas regarder les mecs en face. Jéviterais la cour de promenade comme un vulgaire pointeur. Les matons ne sont pas là. Personne ne vient. Cest leur vengeance à eux. Pour notre bien.
Allez, tiens bon mon gars, il faut que tu ten tires. Ta place est ici.