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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
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Pèlerinage à Sainte-Précarité


Pour une fois, je m’étais mêlé à la foule. Dix ans que le pèlerinage avait lieu. D’abord, quelques milliers s’étaient retrouvés autour de la vieille manufacture. On disait que la Sainte était apparue le jour où les bulldozers avaient commencé à détruire les murs de brique rouge, après la fermeture. Le silence des machines était plus assourdissant dans l’air immobile que le sourd grondement des broyeuses, du temps où la vieille carcasse produisait encore. Cette année, il y avait peut-être dix millions de personnes. Tous marchaient le long du fleuve sale jusqu’au fond de la vallée, où les cheminées cerclées d’acier paraissaient défier la montagne. Et cette année, je marchais aussi. Pèlerinage vers Sainte-Précarité.

Derrière moi, j’entendais deux femmes murmurer le nom des enfants que l’Administration avait décidé de leur enlever, pour les placer en Zone d’Apprentissage Protégée. Trois ans qu’elles n’avaient pas reçu de nouvelles. Trop risqué, selon les planificateurs. Seule la coupure avec la famille pouvait garantir une bonne formation aux techniques modernes de production. Le retour chez eux avait sur les apprentis un effet contagieux… Il fallait ensuite abattre toute la promotion. Trop coûteux.

Un homme, ou ce qu’il en restait, avançait en sautillant à mes côtés, étonnamment agile malgré l’unique moignon qui lui servait de jambe droite. Il m’expliqua avoir vendu l’autre l’année d’avant, au Conglomérat des Membres. Une bonne affaire d’après lui, il s’était décidé au moment de la grande pénurie. Preuve qu’il lui restait encore de bons réflexes du temps où il vendait de l’argent, dans la petite banque que la grosse avait achetée pour une bouchée de pain, l’année de l’éclatement des bulles du champagne boursier qu’il n’avait fait au fond qu’agiter. Comme les autres. Mais lui savait vendre, et au bon moment. Un œil à prix d’or, quand la grande éclipse avait détruit les globes des privilégiés autorisés à l’admirer, mal protégés par des lunettes de contrefaçon, coréennes ou italiennes, allez savoir. Il avait aussi négocié à bon prix, un peu au-dessus des cours du marché, une main gauche très douée pour le piano et l’essentiel de ses dents de devant, très recherchées comme aphrodisiaque parce qu’elles étaient presque aussi larges que celles des ânes, dont on connaissait la vigueur. Il me demanda si je ne manquais de rien. Comme je refusai, il remonta le cortège en faisant sonner les osselets du pied que l’acheteur de sa jambe lui avait laissés, et qu’il portait autour du cou, assez élégamment par ailleurs.

Qu’est ce que je faisais là, au fond ? Je ne croyais pas à la Sainte, mais peut-être que tous ces gens non plus. Ils venaient là pour avoir chaud, se reconnaître, se compter, et qui sait, l’occasion d’un miracle… Je n’avais d’ailleurs rien à demander. Je me sentais encore précaire tendance prolétaire, si vous voyez. Genre espèce menacée. Mais bon, j’étais avec les autres ce jour-là, et si un seul pouvait sortir de la procession avec moi… Et qu’on marche en remontant le courant…

J’en étais là de mes rêveries quand, devant moi, se forma un attroupement autour de quelques pèlerins qui avaient préparé un petit spectacle pour distraire les marcheurs… et sans doute ramasser quelques miettes d’obole. L’Administration laissait bien quelques faux billets aux précaires pour qu’ils ne regrettent pas trop le temps où ils espéraient en froisser de vrais. Une économie de survie s’était organisée, les faux avaient une valeur, parce que les gens disaient que rien ne vaut jamais vraiment rien… et qu’il devait bien y avoir quelque chose là-dessous… Bon… Quelques dizaines de précaires hélaient le pèlerin pendant que d’autres bâtissaient une sorte de boîte en carton d’à peine un mètre de côté. Au signal, ils s’engouffrèrent tous dans la boîte et disparurent dedans. Hallucinant… Une actrice s’avança alors et compta les précaires sortant du mètre cube carré : quarante-sept ! Sous un tonnerre d’applaudissements, celui qui paraissait être le chef de troupe commença la quête, en expliquant aux pèlerins qu’ils venaient de découvrir comment survivre au froid quand on était précaire sans-abri. Un exploit qu’il comptait revendiquer pour le Grand Livre des Records de Survie en Milieu Urbain Hostile : le GLR / SMUH.

Certains donnaient, d’autres faisaient sembler de ne rien avoir vu, d’autres encore accusaient la troupe de tricherie… Toujours pareil, pensai-je, ceux à qui on montre la lune regardent le doigt, et pendant ce temps on leur lie les mains… Pour ma part, je me fendis d’un sourire énigmatique en guise de réaction : il me semblait que dans leur cube, quelque chose ne tournait pas rond.

Le jour avançait. Il y eut des prières, des gens évanouis, quelques bagarres, et beaucoup de poussière sur le chemin du retour. Sainte-Précarité ne s’était pas encore montrée cette année. Fallait quand même bien qu’elle existe, disaient certains, pour expliquer tout ça ! Je ne sais pas si j’irai l’année prochaine, mais j’ai dans l’idée qu’on sera encore nombreux… Dommage… A moins que d’autres aient fait comme moi. A mon retour, j’ai dégommé un non-précaire, un de moins pour aller au pèlerinage concurrent de Sainte-Sécurité.


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