Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
par Cédric Jaburek
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Une fois de plus mes parents menvoyèrent chercher du charbon dans la cave. Corvée du dimanche que je détestais par-dessus tout. Les seaux étaient lourds et la poussière entrait par tous les pores de la peau, jusquà létouffement, et grinçait entre les dents. Pour accéder à la réserve de charbon, il fallait franchir une montagne dordures que les voisins avaient déposées depuis des années. A laide de planches et de vieux cartons javais aménagé une passerelle de fortune qui na pas manqué, un jour, de céder sous mon poids. Quand jai retrouvé ma lampe torche, à moitié ensevelie, jai découvert une pile de journaux soigneusement ficelés. Des gros titres criaient une nouvelle occupation, parlaient dune armée sur, dune énorme trahison. Des photos de ma ville, des rues que je connaissais intimement. Des tanks entourés de gens. Le mutisme des images était retentissant. Je venais de découvrir un secret terrible. Dans la cage descalier je mamusais à cracher sur les murs ma salive noire et dense...
Javais du mal à croire ce que je lisais, ce que je voyais en feuilletant le papier jauni. Jamais personne ne mavait touché mot de ces événements. Etait-ce possible que je sois entouré de ces mêmes gens qui avaient affronté les mains nues, pour seule arme des mots, toute une armée denvahisseurs ? Ce nétaient certainement pas les mêmes, puisquils détournaient la conversation quand je les interrogeais : Alors, nous sommes occupés oui ou non ? Ils répondaient : Tu es trop jeune pour comprendre. (Jusquà quand ? Japercevais dans leurs regards une peur indigne, la peur quun jour je puisse grandir.) Mais cétait fait. Jai découvert en moi un désir puissant de sacrifice et la conviction que moi, je serai un pur. Jai découvert simultanément la pitié pour les autres.
En été 89, jétais assis sur une terrasse dun restaurant dans le centre ville. Quelques néons haletaient des prolétaires-de-tous-les-pays-unissez-vous pour les yeux des rares touristes autorisés. Les vitrines étaient depuis longtemps éteintes. La lumière naurait fait que renforcer limpression de vide. Jécoutais bouche bée le personnage qui me livrait là linformation la plus inimaginable qui puisse être. Javais un vague pressentiment quil était pédéraste, mais cela namoindrissait aucunement limportance que je me donnais.
Le jogi expliquait quil avait appris à voyager en dépit des frontières. Il me racontait comment, en méditant le soir dans un gymnase, il avait quitté son corps pour aller à Paris à une réunion damis. Et sa panique au retour, quand il ne pouvait plus retrouver son corps qui avait été transféré à lhôpital par la femme de ménage, effrayée, qui avait découvert ce macchabée qui se tenait assis devant-elle.
Finalement, il ma annoncé, dun ton détaché, à la manière dun magicien de foire, la date imminente de la chute du Mur et des bolcheviks (cest ainsi quon les appelait). Pour preuve quil était informateur de la police et quil connaissait de nombreux communistes. Cen était assez ! Lahuri me prenait pour un idiot et je navais pas encore accompli ma mission (cest moi évidemment qui devais faire tomber le régime !).
Quelques années passèrent. Notre quartier fut entièrement rasé et les usines antiques furent détruites pour être remplacées par des immeubles en verre et en tôle dacier. Grâce à lénorme chantier qui transformait le paysage sous mes yeux je compris enfin ce quétaient ces fameux prolétaires : ils parlaient ukrainien et ils ne portaient pas forcément de casquette. Un souvenir décole : une photo de réunion ouvrière du début du siècle avec le texte « on reconnaît les prolétaires à leur couvre-chef... ». Pour leur ôter lenvie de se réunir on leur interdisait lentrée dans les cafés, ainsi quaux Roms.
Au coin du carrefour je voyais, depuis des années, toujours la même vieille tzigane à laspect monstrueux. Ses jambes étaient atteintes déléphantiasis, elle dandinait sur ses pattes démesurées. Dans le quartier on lappelait « la mère Tchitch ». On sétait habitué à sa voix fielleuse avec laquelle elle insultait au hasard les passants. Un jour, son visage creusé de rides immémoriales sétait tourné vers moi. Jamais auparavant elle ne mavait adressé la parole ; elle avait pris ma main dans la sienne et y lisait sur les lignes qui disent la vie. Et parlait dans un idiome que je comprenais à peine, cela ressemblait à une comptine. Jy découvrais des rimes qui venaient de loin. Elle se pressait à finir, remplaçant les mots slovaques ou ruthènes dont elle avait dû oublier le sens par des mots en rom et jai retenu lettre, amour, richesse... Quelquun lui avait-il prédit la longévité, à elle, qui semblait avoir un pied dans la tombe depuis léternité ? Comme je navais pas de monnaie à lui donner, elle minsulta, de ces insultes quelle jetait indifféremment comme un mauvais sort à lhumanité entière depuis quelle avait choisi dêtre le seul monument inébranlable du quartier.
Le message de paix sur la synagogue transformée en dépôts depuis les nazis, et que javais toujours pris pour un message politique vide de sens, seul, restait gravé dans la façade. Paix au proche et au lointain disait-il. Et pour avoir la paix du proche et du lointain, on eut à subir un traitement collectif damnésie active. Finie la rigolade, disait-on. Finie la révolution (de velours). Au travail ! Danciens spécialistes de linstitut de pronostics prirent le pouvoir et insufflèrent au pays lespoir, une fois de plus, dun proche-avenir-radieux.
La cure reposait sur linterprétation éclairée dun passé sous silence. La population fut sans peine persuadée quelle venait de sortir dun cauchemar, quelle sétait sacrifiée, quelle était martyre. Tout un chacun recomposait en hâte son histoire personnelle de malheurs dantan. Je préférais garder en mémoire la prédiction de la mère Tchitch et attendre la mystérieuse lettre pleine damour. Garder le souvenir de ce juron moins éphémère que les slogans dhier et daujourdhui. Retrouver le jogi pour connaître les prochaines échéances.
Javais du mal à croire ce que je lisais, ce que je voyais en feuilletant le papier jauni. Jamais personne ne mavait touché mot de ces événements. Etait-ce possible que je sois entouré de ces mêmes gens qui avaient affronté les mains nues, pour seule arme des mots, toute une armée denvahisseurs ? Ce nétaient certainement pas les mêmes, puisquils détournaient la conversation quand je les interrogeais : Alors, nous sommes occupés oui ou non ? Ils répondaient : Tu es trop jeune pour comprendre. (Jusquà quand ? Japercevais dans leurs regards une peur indigne, la peur quun jour je puisse grandir.) Mais cétait fait. Jai découvert en moi un désir puissant de sacrifice et la conviction que moi, je serai un pur. Jai découvert simultanément la pitié pour les autres.
En été 89, jétais assis sur une terrasse dun restaurant dans le centre ville. Quelques néons haletaient des prolétaires-de-tous-les-pays-unissez-vous pour les yeux des rares touristes autorisés. Les vitrines étaient depuis longtemps éteintes. La lumière naurait fait que renforcer limpression de vide. Jécoutais bouche bée le personnage qui me livrait là linformation la plus inimaginable qui puisse être. Javais un vague pressentiment quil était pédéraste, mais cela namoindrissait aucunement limportance que je me donnais.
Le jogi expliquait quil avait appris à voyager en dépit des frontières. Il me racontait comment, en méditant le soir dans un gymnase, il avait quitté son corps pour aller à Paris à une réunion damis. Et sa panique au retour, quand il ne pouvait plus retrouver son corps qui avait été transféré à lhôpital par la femme de ménage, effrayée, qui avait découvert ce macchabée qui se tenait assis devant-elle.
Finalement, il ma annoncé, dun ton détaché, à la manière dun magicien de foire, la date imminente de la chute du Mur et des bolcheviks (cest ainsi quon les appelait). Pour preuve quil était informateur de la police et quil connaissait de nombreux communistes. Cen était assez ! Lahuri me prenait pour un idiot et je navais pas encore accompli ma mission (cest moi évidemment qui devais faire tomber le régime !).
Quelques années passèrent. Notre quartier fut entièrement rasé et les usines antiques furent détruites pour être remplacées par des immeubles en verre et en tôle dacier. Grâce à lénorme chantier qui transformait le paysage sous mes yeux je compris enfin ce quétaient ces fameux prolétaires : ils parlaient ukrainien et ils ne portaient pas forcément de casquette. Un souvenir décole : une photo de réunion ouvrière du début du siècle avec le texte « on reconnaît les prolétaires à leur couvre-chef... ». Pour leur ôter lenvie de se réunir on leur interdisait lentrée dans les cafés, ainsi quaux Roms.
Au coin du carrefour je voyais, depuis des années, toujours la même vieille tzigane à laspect monstrueux. Ses jambes étaient atteintes déléphantiasis, elle dandinait sur ses pattes démesurées. Dans le quartier on lappelait « la mère Tchitch ». On sétait habitué à sa voix fielleuse avec laquelle elle insultait au hasard les passants. Un jour, son visage creusé de rides immémoriales sétait tourné vers moi. Jamais auparavant elle ne mavait adressé la parole ; elle avait pris ma main dans la sienne et y lisait sur les lignes qui disent la vie. Et parlait dans un idiome que je comprenais à peine, cela ressemblait à une comptine. Jy découvrais des rimes qui venaient de loin. Elle se pressait à finir, remplaçant les mots slovaques ou ruthènes dont elle avait dû oublier le sens par des mots en rom et jai retenu lettre, amour, richesse... Quelquun lui avait-il prédit la longévité, à elle, qui semblait avoir un pied dans la tombe depuis léternité ? Comme je navais pas de monnaie à lui donner, elle minsulta, de ces insultes quelle jetait indifféremment comme un mauvais sort à lhumanité entière depuis quelle avait choisi dêtre le seul monument inébranlable du quartier.
Le message de paix sur la synagogue transformée en dépôts depuis les nazis, et que javais toujours pris pour un message politique vide de sens, seul, restait gravé dans la façade. Paix au proche et au lointain disait-il. Et pour avoir la paix du proche et du lointain, on eut à subir un traitement collectif damnésie active. Finie la rigolade, disait-on. Finie la révolution (de velours). Au travail ! Danciens spécialistes de linstitut de pronostics prirent le pouvoir et insufflèrent au pays lespoir, une fois de plus, dun proche-avenir-radieux.
La cure reposait sur linterprétation éclairée dun passé sous silence. La population fut sans peine persuadée quelle venait de sortir dun cauchemar, quelle sétait sacrifiée, quelle était martyre. Tout un chacun recomposait en hâte son histoire personnelle de malheurs dantan. Je préférais garder en mémoire la prédiction de la mère Tchitch et attendre la mystérieuse lettre pleine damour. Garder le souvenir de ce juron moins éphémère que les slogans dhier et daujourdhui. Retrouver le jogi pour connaître les prochaines échéances.