Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
par Cédric Jaburek
Imprimer l'articleLe Golem
Chémaï Patek attendit que sa jeune femme ferme la porte. Il sassura, en entendant ses pas séloigner dans le couloir, quelle était bien partie. Puis il entendit le claquement de la porte de limmeuble. Il attendit encore un moment, au cas où elle reviendrait chercher quelque chose quelle aurait oubliée, puis il sintroduisit dans la salle de bain. Maintenant que son fils, Amor, allait à lécole maternelle, il était tranquille. Sur létagère, à côté du livre de Rica Zaraï, un sachet transparent entamé, contenant de largile. Sa femme sen servait pour faire des gargarismes, un mot qui lui sonnait étrangement. Cela lui évoquait gargouiller, et il trouvait quil y avait quelque chose dinconvenant dans ce rituel matinal qui consistait à se laver la gorge avec de largile diluée dans leau. Intérieurement il se disait « elle fait ses gargouilles ». Mais ce qui lui importait cétait la nature de largile, il lui fallait de la terre vierge, et largile bio, quoique de couleur verdâtre, était exactement ce quil recherchait. Chaque matin, il en prélevait un peu.
Il observait son fils, Amor, avec crainte et fascination. Il remarquait avec stupéfaction que le petit reprenait tous ses traits de caractère quil aurait voulus lui cacher, quil aurait aimé oublier pour mieux len préserver. Amor lui ressemblait trop, cela lagaçait et cela lattendrissait. Face à son fils, Patek prenait peur. Comment lui donner le meilleur de sa personne sans le maculer de ses défauts ? Cest alors quil décida de briser le cercle vicieux des histoires familiales. Il sattacha à lidée de créer de ses propres mains un être qui le libérerait une fois pour toutes de ses inquiétudes. Un être qui porterait en lui tous ses défauts, épargnant ainsi son fils. Son Golem.
À midi, alors quil déjeunait avec Amor, il avait ouvert un livre de contes usé quil avait gardé depuis son enfance, et il commença à lire dans sa langue natale. Amor était penché au-dessus de son assiette refroidissante et il dévorait limage de ses yeux.
Qui est-ce ? demanda t-il.
Cest un roi, répondit le père et il répéta la phrase quil venait de lire.
Il a peur ?
Le roi est parti à la chasse, il tient une lance, son cheval noir derrière lui est à peine visible dans la pénombre de la forêt.
En sefforçant dexpliquer le sens de limage Chémaï avait perdu le fil du récit. Limage était en avance sur lhistoire. Il décida de sauter un passage : le roi avait décidé de passer la nuit dans une modeste chaumière. Mais Amor continuait de tourner les pages.
Voyant limpatience du petit, il essayait de raccourcir le texte. Il parlait distinctement, détachant les syllabes et soignait le ton, pour mieux rendre la mélodie de la langue.
Soudain, Amor tourna une nouvelle page, et demanda dexpliquer limage suivante. Le père abandonna alors lidée de cohérence et décida de raconter lhistoire à partir des illustrations. Mais Amor continuait avec ses questions.
Cest son enfant ?
Non, cest... comme un lutin, comme un petit diable, il lembête...
Pouquoi il est tout nu ?
Euh, pour ressembler à un enfant...
Sans attendre la réponse, Amor sintéressait déjà à la page suivante. Là, Chémaï devait improviser, car il ne se souvenait plus de lhistoire. Le petit voulait quon lui raconte tous les contes dun coup, un livre, ça se lit depuis la première page jusquà la quatrième de couverture... cest logique.
Je suis perdu, pensa le père. Le petit était glouton. Il avalait les mots sans les mâcher et Patek sobstinait à lui en faire avaler dautres, jusquà lindigestion. Comme si un mot suffisait pour raconter toute une histoire. Pour tout dire. Mais Amor persévérait, décidé à percer leur mystère. Il revint sur limage du roi-chasseur.
Il y a un loup ?
Sa salopette portait lempreinte de la purée de carottes que Patek espérait pouvoir manger sil en restait. Avec un peu de poivre.
Chémaï répondit que non, mais en fait, il nen savait rien. Y avait-il un loup dans les mots quil lui servait ? Ces mots quil pêchait comme on sort les carpes dune mare opaque ?
Au bord de létang, il y avait la forêt et lodeur lourde de leau noire se mêlait au parfum de la terre humide. Il était interdit dy aller pêcher. On y allait la nuit et on devait palper les poissons pour savoir à quoi ils ressemblaient.
Ces mots, encore humides et tressaillants, il ne les entendait que portés par sa propre voix. Alors il les touchait pour mieux les apprécier.
En fait, Patek ne savait pas du tout sil avait dit « loup », et son fils était perspicace.
Il fait loup, dit-il dans son lit et il avait raison, la nuit se dit dune syllabe, y compris dans la langue de Chémaï.
La nuit se dit loup et une bête féroce, invisible, qui grogne quand on trouble son sommeil, guettait dans la mémoire angoissée de Patek. Langoisse doublier, langoisse de voir son accent devenir décadent, ramolli, altéré par des sonorités étrangères. Il faisait des détours, il marchait à petits pas et cest Amor qui, innocent, tout en croyant fermement au loup qui dort, aurait voulu lapercevoir et le dompter pour le caresser.
Pour faire son Golem, il lui aurait fallu beaucoup plus dargile. Il aurait fallu modeler un garçon de dix ans. Mais il ne fallait pas quAmor puisse ressembler au Golem. Chémaï façonnait une toute petite figurine, pas plus grande quune poupée. Elle avait un long cou, les yeux en saillie, un grand nez aplati aux narines dilatées. Une bouche terrible, ouverte, prête à déglutir. On aurait dit une gargouille. Mais son aspect monstrueux ne leffrayait pas. Il sentait quil lui fallait une aide puissante pour ne pas tomber dans loubli.
Patek était conscient du fait quil lui faudrait la connaissance dun rituel secret, dont il ne savait rien, pour ramener la statue à la vie. Mais le plus dur serait de retrouver les lettres, le mot clé quil faudrait ensuite introduire sous la langue de lhomoncule. La formule magique en forme de rébus, puisquil suffirait ensuite denlever une seule lettre pour inverser le sens du mot et pour ôter la vie au Golem sil devenait incontrôlable. Il essaierait. Il tournerait autour de landroïde jusquà perdre léquilibre, il transformerait sa bouche en dégorgeoir doù sécouleraient les mots de sa mémoire.
Je parle des mots qui me viennent tout seuls, dans une langue surprenante et incongrue dans ces contrées-ci ; une langue que je voudrais comme une fatalité, comme un trait de caractère, une langue qui mhabite et que je désire. Je libère les mots emprisonnés dans ma gorge, comme des orphelins puisquils errent dans lespace entre moi et mon fils, dont je ne sais jamais sil les comprend ou sil ne les enregistre pas pour les retenir jusquau jour où trop lourds, ils voudront séchapper à leur tour. Il entend mes mots et cest ma seule consolation. Car jai peur de les perdre.
Surpris dans un parc, des enfants leur demandaient : Vous parlez français ? Chémaï découvrit alors le désarroi du petit qui préférait, lui semblait-il, le voir briser lédifice de paroles étranges et se mettre à parler aux enfants dans leur langue à tous. Alors il parla. Ses mots se firent soudain légers, dépourvus de tous sens cachés, libres des messages à transmettre. Quand je parle à mon fils dans cette langue de mes entrailles, je lui envoie des colis quil ne peut porter tout seul pensa encore Chémaï.
Il tournait autour du Golem et linondait de flots de paroles il fera le tri, pensait Chémaï comme il tournait autour de son fils, jusquau vertige, à qui il envoyait ses mots empaquetés, colorés, sucrés, deux fois pesés. Et quand le garçon linterrogeait ( Cest quoi...?), Patek répétait, distinctement il découpait lanimal, il étripait les syllabes, il lui servait son sourire de boucher et augmentait le volume de sa voix pour marquer son empreinte, le prix, pour resserrer les liens. Ainsi marqué, je lui prépare mille tourments pour le jour où il voudra effacer tout ça, où à son tour, il pétrira sa figurine pour me la lancer au visage.
Chémaï Patek tournait autour de la marionnette et parlait et parlait. Il sefforçait de nommer, dénumérer, de combiner, et il finit par ressentir un plaisir vif. Dire un simple mot ne le satisfaisait pas, il le répétait, lui prêtait diverses intonations, diverses formes et découvrait une multitude infinie de sens. Puis cela lui parut insuffisant. Il se mit à jouer avec les lettres, il les assemblait dans toutes les variantes possibles espérant ainsi pouvoir englober tous les langages de lunivers : mathématiquement parlant, cétait possible, encore fallait-il que le Golem sanimât à la seule sonorité du mot. Le pantin en argile gisait indifférent. Mais Chémaï était sûr quil entendait. Il était persuadé, par instants, dentendre sa profonde respiration. Essoufflé, il posait le pantin dans une corbeille à pain quil recouvrait. Comme un couffin. Par instants, une vague envie dalcool lenvahissait. Il la repoussait immédiatement, mais gardait le souvenir dun plaisir intense, brûlant, à portée de main.
Amor, venait dapprendre à lécole comment écrire son nom. Patek était troublé par la coïncidence faisant que son fils sadonna au même jeu de lettres, avec le même engouement. Il écrivait son nom partout. À lenvers, dabord. Quand son maître écrivait sur le tableau en tournant le dos aux enfants, Amor simaginait en face du pédagogue, derrière lécriture, dans le tableau noir. Il reproduisait alors les lettres comme un miroir, il écrivait de droite à gauche. Chémaï fut soudain saisi deffroi. Et si ses mots étaient reçus de la même manière ? Et si, pour arriver à une chose, il fallait passer par son contraire ?
Quand il revint à son Golem, il le sortit délicatement de sa cachette puis il rit. Bruyamment et peut-être que son rire était un pleur.
Il alla chercher une bouteille posée sur larmoire de la cuisine, une eau-de-vie du pays, encore un souvenir. Elle était à peine entamée. Il sassit près de la poupée et but, jusquà lengourdissement, sa langue devint un morceau de cuir flasque. Elle pesait sur la mandibule. La bouche lestée, il avalait sa salive en même temps que les paroles imprononçables. Il avait enfermé en lui le mot quil fallait. Il le savait. Il eut juste assez de forces pour se traîner dans son lit où il sendormit profondément.
Quand sa femme revint avec leur enfant, elle napperçut pas tout de suite le Golem et elle marcha dessus. Sentant le corps mou sous son pied, elle cria dhorreur. En humant lodeur dalcool elle reconnut la patte de Chémaï. Amor accourut. Il informa que papa dormait. Puis il se pencha sur le Golem. Avant même quil puisse demander quoi que ce soit, la mère lui dit :
- Ton père voulait te faire une surprise, mais ce bonhomme la tellement fatigué quil doit se reposer maintenant.
Lenfant prit la statuette dans ses mains. Il fit remarquer à sa mère que le bonhomme portait lempreinte dune lettre. La même quil y avait dans son nom. La mère portait ce jour-là des tennis dont la marque était gravée sur la semelle.
Quand Patek se réveilla, il eut très soif. Il entra en titubant dans le salon où la mère et lenfant jouaient. Le Golem était en conversation avec un cow-boy en plastique. Chémaï ne comprit pas le sujet de leur discussion, mais il intercepta le regard amusé de sa femme. Il baissa les yeux. Il comprit que le Golem était vivant.
Il observait son fils, Amor, avec crainte et fascination. Il remarquait avec stupéfaction que le petit reprenait tous ses traits de caractère quil aurait voulus lui cacher, quil aurait aimé oublier pour mieux len préserver. Amor lui ressemblait trop, cela lagaçait et cela lattendrissait. Face à son fils, Patek prenait peur. Comment lui donner le meilleur de sa personne sans le maculer de ses défauts ? Cest alors quil décida de briser le cercle vicieux des histoires familiales. Il sattacha à lidée de créer de ses propres mains un être qui le libérerait une fois pour toutes de ses inquiétudes. Un être qui porterait en lui tous ses défauts, épargnant ainsi son fils. Son Golem.
À midi, alors quil déjeunait avec Amor, il avait ouvert un livre de contes usé quil avait gardé depuis son enfance, et il commença à lire dans sa langue natale. Amor était penché au-dessus de son assiette refroidissante et il dévorait limage de ses yeux.
Qui est-ce ? demanda t-il.
Cest un roi, répondit le père et il répéta la phrase quil venait de lire.
Il a peur ?
Le roi est parti à la chasse, il tient une lance, son cheval noir derrière lui est à peine visible dans la pénombre de la forêt.
En sefforçant dexpliquer le sens de limage Chémaï avait perdu le fil du récit. Limage était en avance sur lhistoire. Il décida de sauter un passage : le roi avait décidé de passer la nuit dans une modeste chaumière. Mais Amor continuait de tourner les pages.
Voyant limpatience du petit, il essayait de raccourcir le texte. Il parlait distinctement, détachant les syllabes et soignait le ton, pour mieux rendre la mélodie de la langue.
Soudain, Amor tourna une nouvelle page, et demanda dexpliquer limage suivante. Le père abandonna alors lidée de cohérence et décida de raconter lhistoire à partir des illustrations. Mais Amor continuait avec ses questions.
Cest son enfant ?
Non, cest... comme un lutin, comme un petit diable, il lembête...
Pouquoi il est tout nu ?
Euh, pour ressembler à un enfant...
Sans attendre la réponse, Amor sintéressait déjà à la page suivante. Là, Chémaï devait improviser, car il ne se souvenait plus de lhistoire. Le petit voulait quon lui raconte tous les contes dun coup, un livre, ça se lit depuis la première page jusquà la quatrième de couverture... cest logique.
Je suis perdu, pensa le père. Le petit était glouton. Il avalait les mots sans les mâcher et Patek sobstinait à lui en faire avaler dautres, jusquà lindigestion. Comme si un mot suffisait pour raconter toute une histoire. Pour tout dire. Mais Amor persévérait, décidé à percer leur mystère. Il revint sur limage du roi-chasseur.
Il y a un loup ?
Sa salopette portait lempreinte de la purée de carottes que Patek espérait pouvoir manger sil en restait. Avec un peu de poivre.
Chémaï répondit que non, mais en fait, il nen savait rien. Y avait-il un loup dans les mots quil lui servait ? Ces mots quil pêchait comme on sort les carpes dune mare opaque ?
Au bord de létang, il y avait la forêt et lodeur lourde de leau noire se mêlait au parfum de la terre humide. Il était interdit dy aller pêcher. On y allait la nuit et on devait palper les poissons pour savoir à quoi ils ressemblaient.
Ces mots, encore humides et tressaillants, il ne les entendait que portés par sa propre voix. Alors il les touchait pour mieux les apprécier.
En fait, Patek ne savait pas du tout sil avait dit « loup », et son fils était perspicace.
Il fait loup, dit-il dans son lit et il avait raison, la nuit se dit dune syllabe, y compris dans la langue de Chémaï.
La nuit se dit loup et une bête féroce, invisible, qui grogne quand on trouble son sommeil, guettait dans la mémoire angoissée de Patek. Langoisse doublier, langoisse de voir son accent devenir décadent, ramolli, altéré par des sonorités étrangères. Il faisait des détours, il marchait à petits pas et cest Amor qui, innocent, tout en croyant fermement au loup qui dort, aurait voulu lapercevoir et le dompter pour le caresser.
Pour faire son Golem, il lui aurait fallu beaucoup plus dargile. Il aurait fallu modeler un garçon de dix ans. Mais il ne fallait pas quAmor puisse ressembler au Golem. Chémaï façonnait une toute petite figurine, pas plus grande quune poupée. Elle avait un long cou, les yeux en saillie, un grand nez aplati aux narines dilatées. Une bouche terrible, ouverte, prête à déglutir. On aurait dit une gargouille. Mais son aspect monstrueux ne leffrayait pas. Il sentait quil lui fallait une aide puissante pour ne pas tomber dans loubli.
Patek était conscient du fait quil lui faudrait la connaissance dun rituel secret, dont il ne savait rien, pour ramener la statue à la vie. Mais le plus dur serait de retrouver les lettres, le mot clé quil faudrait ensuite introduire sous la langue de lhomoncule. La formule magique en forme de rébus, puisquil suffirait ensuite denlever une seule lettre pour inverser le sens du mot et pour ôter la vie au Golem sil devenait incontrôlable. Il essaierait. Il tournerait autour de landroïde jusquà perdre léquilibre, il transformerait sa bouche en dégorgeoir doù sécouleraient les mots de sa mémoire.
Je parle des mots qui me viennent tout seuls, dans une langue surprenante et incongrue dans ces contrées-ci ; une langue que je voudrais comme une fatalité, comme un trait de caractère, une langue qui mhabite et que je désire. Je libère les mots emprisonnés dans ma gorge, comme des orphelins puisquils errent dans lespace entre moi et mon fils, dont je ne sais jamais sil les comprend ou sil ne les enregistre pas pour les retenir jusquau jour où trop lourds, ils voudront séchapper à leur tour. Il entend mes mots et cest ma seule consolation. Car jai peur de les perdre.
Surpris dans un parc, des enfants leur demandaient : Vous parlez français ? Chémaï découvrit alors le désarroi du petit qui préférait, lui semblait-il, le voir briser lédifice de paroles étranges et se mettre à parler aux enfants dans leur langue à tous. Alors il parla. Ses mots se firent soudain légers, dépourvus de tous sens cachés, libres des messages à transmettre. Quand je parle à mon fils dans cette langue de mes entrailles, je lui envoie des colis quil ne peut porter tout seul pensa encore Chémaï.
Il tournait autour du Golem et linondait de flots de paroles il fera le tri, pensait Chémaï comme il tournait autour de son fils, jusquau vertige, à qui il envoyait ses mots empaquetés, colorés, sucrés, deux fois pesés. Et quand le garçon linterrogeait ( Cest quoi...?), Patek répétait, distinctement il découpait lanimal, il étripait les syllabes, il lui servait son sourire de boucher et augmentait le volume de sa voix pour marquer son empreinte, le prix, pour resserrer les liens. Ainsi marqué, je lui prépare mille tourments pour le jour où il voudra effacer tout ça, où à son tour, il pétrira sa figurine pour me la lancer au visage.
Chémaï Patek tournait autour de la marionnette et parlait et parlait. Il sefforçait de nommer, dénumérer, de combiner, et il finit par ressentir un plaisir vif. Dire un simple mot ne le satisfaisait pas, il le répétait, lui prêtait diverses intonations, diverses formes et découvrait une multitude infinie de sens. Puis cela lui parut insuffisant. Il se mit à jouer avec les lettres, il les assemblait dans toutes les variantes possibles espérant ainsi pouvoir englober tous les langages de lunivers : mathématiquement parlant, cétait possible, encore fallait-il que le Golem sanimât à la seule sonorité du mot. Le pantin en argile gisait indifférent. Mais Chémaï était sûr quil entendait. Il était persuadé, par instants, dentendre sa profonde respiration. Essoufflé, il posait le pantin dans une corbeille à pain quil recouvrait. Comme un couffin. Par instants, une vague envie dalcool lenvahissait. Il la repoussait immédiatement, mais gardait le souvenir dun plaisir intense, brûlant, à portée de main.
Amor, venait dapprendre à lécole comment écrire son nom. Patek était troublé par la coïncidence faisant que son fils sadonna au même jeu de lettres, avec le même engouement. Il écrivait son nom partout. À lenvers, dabord. Quand son maître écrivait sur le tableau en tournant le dos aux enfants, Amor simaginait en face du pédagogue, derrière lécriture, dans le tableau noir. Il reproduisait alors les lettres comme un miroir, il écrivait de droite à gauche. Chémaï fut soudain saisi deffroi. Et si ses mots étaient reçus de la même manière ? Et si, pour arriver à une chose, il fallait passer par son contraire ?
Quand il revint à son Golem, il le sortit délicatement de sa cachette puis il rit. Bruyamment et peut-être que son rire était un pleur.
Il alla chercher une bouteille posée sur larmoire de la cuisine, une eau-de-vie du pays, encore un souvenir. Elle était à peine entamée. Il sassit près de la poupée et but, jusquà lengourdissement, sa langue devint un morceau de cuir flasque. Elle pesait sur la mandibule. La bouche lestée, il avalait sa salive en même temps que les paroles imprononçables. Il avait enfermé en lui le mot quil fallait. Il le savait. Il eut juste assez de forces pour se traîner dans son lit où il sendormit profondément.
Quand sa femme revint avec leur enfant, elle napperçut pas tout de suite le Golem et elle marcha dessus. Sentant le corps mou sous son pied, elle cria dhorreur. En humant lodeur dalcool elle reconnut la patte de Chémaï. Amor accourut. Il informa que papa dormait. Puis il se pencha sur le Golem. Avant même quil puisse demander quoi que ce soit, la mère lui dit :
- Ton père voulait te faire une surprise, mais ce bonhomme la tellement fatigué quil doit se reposer maintenant.
Lenfant prit la statuette dans ses mains. Il fit remarquer à sa mère que le bonhomme portait lempreinte dune lettre. La même quil y avait dans son nom. La mère portait ce jour-là des tennis dont la marque était gravée sur la semelle.
Quand Patek se réveilla, il eut très soif. Il entra en titubant dans le salon où la mère et lenfant jouaient. Le Golem était en conversation avec un cow-boy en plastique. Chémaï ne comprit pas le sujet de leur discussion, mais il intercepta le regard amusé de sa femme. Il baissa les yeux. Il comprit que le Golem était vivant.