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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
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Transmettez mes amitiés à l’été…


vant que l’on n’oublie, chers camarades, chères passantes, chers passants, Transmettez mon souvenir très ému et douloureux au mec qui, pendant une manif Indochine des années soixante-dix, s’était planqué dans une rue adjacente pour pisser. Voyant arriver une troupe bleue casquée à l’autre bout, il se remonta si vite la braguette du jeans que les dents lui coincèrent la peau en même temps, sur une longueur de dix centimètres. Je le sais parce que je pissais à côté et que je suis resté à l’hôpital quelques heures avec lui. Inutile de dire que ça riait pas mal dans le coin. Depuis, personnellement, et quelles que soient les circonstances, c’est un geste que je n’effectue qu’avec une infinie circonspection.

Transmettez mes amitiés à tous ceux qui se sont engagés quand d’autres restaient sous la couette. Beaucoup de chemins, sans doute, furent autant d’impasses, mais si vous connaissez un autre moyen que d’être en marche pour sortir des « carrefours du labyrinthe », comme disait Castoriadis, faites signe. Il y a toujours du monde pour qu’on ne chemine pas seul.

Transmettez encore mon absence de condoléances à tous les annonciateurs de mort lente, aux cyniques désabusés, aux éventreurs de rêves, aux conquérants de leur ego, à ceux pour qui le monde s’arrête à l’étiquette de leur caleçon gardien du trésor, à ceux dont le plus grand plaisir est d’étouffer, à ceux qui se laissent étouffer en prétendant qu’ils sont en réalité en expérience d’apnée, aux mages détenteurs de justement ce que tu ne sais pas, à la cohorte des veaux pour qui tout se vaut et donc rien ne vaut rien, à ceux qui ne transmettent jamais rien qui vaille. (Pour ce paragraphe, chacune et chacun appliqueront, au choix, les genres masculin, féminin ou tout autre configuration, à chaque exemple modestement proposé. Les injonctions draconiennes du directeur de publication empêchent en effet ici de dresser la liste complète de l’ensemble des cas, sauf à y consacrer un Passant spécial dont l’écriture demanderait des années de travail salarié. Ceci dit, si un poste se présente, pourquoi pas ?)

Ne transmettez rien dans un monde de la marchandise dans lequel transmettre ne sert qu’à accélérer les échanges de biens et à noyer les poissons que nous sommes sous un déluge diarrhéique d’infos plus ou moins caviardées, faisandées, computérisées. Zéro, Un, Zéro, Un, Zéro. Ne dites rien de vous, évitez leurs caméras, ne répondez pas aux questions, ou alors mentez. Ne les laissez pas vous classer, enfin, le moins possible. Gardez le secret. N’en faites part qu’à ceux qui vous aiment et que vous aimez. Transmettez juste ce qu’il faut pour ne pas vous faire repérer, et gardez-vous un territoire à l’abri des intempéries, des malfaisants et des bouffeurs de vie. Travaillez en réseau, en bande, empruntez des diagonales, croisez les idées, les regards, ne faites pas là où on vous dit de faire, enfin, le moins possible, chaque espace de liberté est bon à prendre. Ne faites pas comme moi, car il est difficile de reprendre les parts de soi que l’on a cédé aux vautours du social et de l’intime qui nous entourent. Ceci dit, avec des textes comme celui-là, on regagne un peu de terrain et avanti el popolo ! Adoncques, poursuivons.

Nous devons à ceux qui nous ont transmis ce que nous savons reconnaissance, (histoire de ne pas confondre), affection, et respect attitude. Il faut faire nos comptes avec cette histoire de transmission. Elle ne se résume pas à la filiation (mais grazie ancora per me, le pater et la mater), elle n’est pas non plus uniquement de l’ordre de l’initiation (et grand merci au Lézard qui m’a théâtralement tout appris), elle ne relève pas entièrement de la fusion (ceux ou celles, selon, en qui de temps en temps on se fond), nous sommes plutôt dans l’ordre de l’échange joyeux, sérieux, profondément structurant. Ce qui devrait parfois nous hanter, c’est de remettre entre de bonnes mains tout l’élan de vie qu’on a mis dans les nôtres et y ajouter notre propre force pour que le prochain qui saute aille encore plus loin. Transmettre la volonté de se tenir debout, la beauté d’une vallée qui sent le foin coupé après la pluie, l’obligation de combattre, la douceur d’une caresse dans les boucles du cou, et toutes ces sortes de choses dont je m’aperçois qu’elles sont dans nombre de mes textes.

Que voulez-vous, ce que j’ai à transmettre est là, et la chaleur que l’on se fait est à l’exacte mesure de celle que l’on a donnée. En ces jours de froidure, transmettez mes amitiés à l’été qui s’annonce de jour en jour.


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