Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
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par Axel Honneth
Imprimer l'articleReconnaissance et justice
Quiconque a suivi de manière attentive lévolution de la philosophie politique lors de ces dernières années a été témoin de processus théoriques par lesquels lévolution de concepts centraux sest accompagnée dune transformation des orientations normatives. Jusque vers la fin des années quatre-vingt, la prédominance du marxisme en Europe et la large influence de Rawls aux Etats-Unis assuraient lexistence dun principe directeur dune théorie normative de lordre politique sans quil ne puisse y avoir de doute à ce propos ; malgré toutes les différences de détail, tout le monde saccordait sur lexigence déradiquer les injustices sociales ou économiques, qui ne pouvaient être justifiées sur la base de fondements raisonnés. A la place de cette idée influente de justice, qui était politiquement lexpression de lère de la social-démocratie, sest installée depuis longtemps déjà une idée nouvelle qui, de prime abord, semble beaucoup moins facile à appréhender de façon univoque. Léradication de linégalité ne représente plus lobjectif normatif, mais cest plutôt latteinte à la dignité ou la prévention du mépris, la « dignité » ou le « respect », et non plus la « répartition équitable des biens » ou « légalité matérielle » qui constituent
ses catégories centrales. Utilisant une formule choc qui devait rapidement devenir paradigmatique, Nancy Fraser a qualifié ce changement de passage de lidée de « redistribution » à lidée de « reconnaissance ». Tandis que le premier concept est associé à lidée de justice, qui vise la mise en place de la justice sociale à travers la redistribution des biens, conçus comme vecteurs de liberté, le second concept définit les conditions dune société juste ayant pour objectif la reconnaissance de la dignité individuelle de tout un chacun2.
Dans la suite de mon exposé, je souhaite esquisser les contours dune théorie de la justice qui parte du fait social et moral de la nécessité de la reconnaissance sociale. Je procéderai en trois étapes. Dans un premier temps, jessaierai dexpliquer pourquoi il est nécessaire de faire un lien entre la justice et la reconnaissance. Dans un second temps je me pencherai sur la justification de cette thèse et, pour terminer, jaborderai la question de lapplication concrète de cette théorie dans la réalité sociale daujourdhui.
I. Reconnaissance et justice
Dans les travaux que jai menés jusquà présent, jai fait usage de lidée normative de la reconnaissance principalement dans un sens purement descriptif ; il sagissait de défendre la thèse selon laquelle les attentes morales formulées réciproquement par les sujets sociaux portent sur la reconnaissance sociale par autrui de leurs aptitudes, autrui conçu à la fois comme entité générale et différente. Les implications de ce constat socio-moral sont développées dans deux directions, la première portant sur la socialisation morale des sujets et la seconde sur lintégration morale de la société. Pour ce qui concerne la théorie de la socialisation des sujets, nous avons de bonnes raisons de supposer que la genèse de lidentité individuelle passe généralement par des stades dintériorisation de schémas standardisés de reconnaissance sociale : lindividu apprend à se percevoir comme membre particulier et à part entière de la société en prenant progressivement conscience de besoins et de capacités propres constitutives de sa personnalité à travers les modèles de réaction positive de ses partenaires dinteraction. Dans ce sens, chaque sujet social est, de manière élémentaire, dépendant dun univers fait de formes de comportements sociaux réglés par des principes normatifs de reconnaissance réciproque; la suppression de telles relations de reconnaissance a pour conséquence des expériences du mépris ou de lhumiliation, ce qui nest pas sans conséquences néfastes sur la formation de lidentité de lindividu. Dans la direction opposée, celle dun concept adéquat de société, il résulte de cette imbrication étroite entre reconnaissance et socialisation que nous ne pouvons représenter lintégration sociale quen tant que processus dinclusion réglé par des formes de reconnaissance : dans loptique de leurs membres, les sociétés sont uniquement considérées comme des entités sociales légitimes dans la mesure où elles sont en mesure dassurer des relations fiables de reconnaissance réciproque à tous les niveaux3. Dans cette optique, lintégration normative des sociétés ne peut se faire que par le bais de linstitutionnalisation de principes de reconnaissance définissant à travers quelles formes de reconnaissance mutuelle les membres peuvent être intégrés dans lensemble de la vie sociale.
Si nous nous laissons guider par ces prémisses théorico-sociales, la conséquence qui selon moi simpose, est quune éthique politique ou une morale de la société doit être conçue de façon à recouper la qualité des relations de reconnaissance assurées par la société : la justice ou le bien-être dune société se mesure à son degré daptitude à garantir des conditions de reconnaissance mutuelle dans lesquelles la formation de lidentité personnelle et ce faisant, lépanouissement individuel, pourront se réaliser dans des conditions suffisamment bonnes. Bien sûr, il ne faut pas se représenter une telle orientation vers le normatif en en tirant la simple conclusion que la cohabitation sociale idéale découle dexigences fonctionnelles objectives. Bien plus, les exigences dintégration sociale peuvent uniquement être comprises comme des indications de principes normatifs dune éthique politique dans la mesure où elles se reflètent elles-mêmes dans les attentes de comportements sociaux de sujets socialisés. Cest lorsque cette condition préliminaire est remplie et un grand nombre dindices mentionnés auparavant abondent à mon avis dans ce sens quune telle orientation me semble justifiée. Dans ce cas, notre choix des principes fondamentaux dorientation de notre éthique politique nest pas guidé simplement par des intérêts empiriques mais plutôt par les comportements dattente relativement stabilisés que nous pouvons saisir comme des « dépôts » subjectifs dimpératifs dintégration sociale. Peut-être nest-il pas tout à fait faux de parler ici d« intérêts quasi-transcendantaux » de lespèce humaine et peut-être est-il même justifié de parler à ce propos dun intérêt à « lémancipation » dirigé vers labolition des dissymétries sociales et des formes dexclusion.
Cela dit, lexpérience nous a également montré que le contenu de telles attentes de reconnaissance sociale pouvait se modifier sous le coup de la transformation structurelle des sociétés. Cest uniquement de par leur forme que ces attentes se présentent comme des constantes anthropologiques alors que leur orientation et leur destination renvoient au type dintégration sociale qui sest établi au sein dune société. Ce nest ici pas le lieu adéquat pour défendre la thèse plus poussée selon laquelle la transformation structurelle normative des sociétés doit être renvoyée à limpulsion donnée par la lutte pour
la reconnaissance4. Dune manière générale je peux parfaitement mimaginer quil soit au moins possible, en regardant lévolution sociale, de parler dun progrès moral dans le sens où lexigence de reconnaissance renferme toujours un changement de valeurs qui, dans le cadre de la mobilisation, veille à tenir compte de raisons et darguments difficilement réfutables, ce qui aboutit à long terme à une augmentation de la qualité de lintégration sociale. A des fins dargumentation, il est nécessaire ici de souligner que lintérêt fondamental quil y a à être socialement reconnu est toujours modelé par les principes normatifs liés aux structures élémentaires de la reconnaissance mutuelle au sein dune formation sociale donnée. La conclusion en est quaujourdhui une éthique politique ou une morale de la société devrait être axée sur les trois principes de reconnaissance qui règlent, dans nos sociétés, quelles sont les attentes légitimes susceptibles dêtre reconnues par les autres membres de la société. En conséquence, ce sont les trois principes fondamentaux que sont lamour, légalité et la contribution à la société (Leistung) qui, pris ensemble, déterminent ce que lon devrait comprendre aujourdhui par lidée de justice sociale.
II. Egalité et réalisation individuelle
De manière indirecte, jai déjà fait précédemment allusion à ma manière dimaginer la justification normative de lidée selon laquelle le point de référence dune conception de la justice sociale doit trouver son ancrage dans la qualité des relations de reconnaissance mutuelle au sein dune société. Pour les sociétés modernes, je pars ce faisant de la prémisse que légalité sociale consiste à permettre à tous les membres de la société de se forger une identité individuelle. Pour moi, cette formulation revient à dire que le véritable but recherché lorsque lon parle de légalité de traitement de tous les sujets dans nos sociétés doit être la possibilité pour tous de réalisation individuelle. La question qui se pose est cependant de savoir à partir dun tel point de départ (libéral), sil est possible den arriver à la conclusion que cest la qualité des conditions de reconnaissance sociale qui doit constituer le cur dune éthique politique ou dune morale de la société. Mon idée est, ici comme je lai déjà évoqué, que nous devrions généraliser nos connaissances relatives aux conditions sociales de la formation de lidentité dans une conception qui prenne la forme dune théorie de la moralité de type égalitaire. Dans une telle conception, nous exprimions quelles conditions nous considérons comme impératives pour donner à chaque individu la même chance de réaliser pleinement sa personnalité individuelle. ( )
A la différence du premier Rawls, je suis convaincu que le fait davancer moult arguments de nature théorique ne peut pas remplacer la démarche consistant à regrouper lensemble de nos connaissances pour les généraliser et développer une conception de la vie bonne qui soit toujours tangible et actuelle5. Nous pouvons élaborer cette théorie à la lumière de lensemble des connaissances dont nous disposons mais nous ne pouvons pas caresser lespoir de parvenir un jour à lui donner un caractère exhaustif à travers des données empiriques ou des suppositions théoriques. Cest pour cela que la théorie de la reconnaissance, dans la mesure où elle peut désormais être comprise comme une conception téléologique de la justice sociale, prend aussi la forme dune esquisse de la vie bonne à caractère hypothétique et général. En utilisant toutes les connaissances qui se recoupent, cette ébauche fait un relevé des formes de reconnaissance réciproque dont ont besoin les sujets afin de se forger une identité la plus intacte possible.
III. Principes normatifs
de la justice sociale
Même si ces raisonnements ont tracé les grands traits du statut normatif de la théorie de la reconnaissance face au problème de la justice, la tâche considérable consistant à déterminer les principes directeurs de la justice sociale reste cependant à accomplir. La question de savoir comment les principes correspondants peuvent intervenir dans lévaluation de conflits sociaux requiert également, au minimum, lesquisse dun début de solution.
Jusquici, jai esquissé mon raisonnement jusquau point où il apparaît de manière claire pourquoi une morale de la société doit se référer à la qualité des relations de reconnaissance sociale. Daprès mon analyse, largument décisif réside dans la thèse largement fondée selon laquelle la possibilité pour le sujet de réaliser son autonomie individuelle dépend des conditions préalables dont il dispose pour développer un rapport à soi intact à travers lexpérience de la reconnaissance sociale. Cest le lien avec cette conception éthique qui permet lintroduction dun élément temporel dans le projet dune morale de société, à mesure que la structure des relations de reconnaissance change de manière durable au cours du processus historique. Ce que les sujets peuvent respectivement considérer comme étant les dimensions de leur personnalité pour lesquelles ils sont en droit dattendre légitimement une reconnaissance sociale se mesure au mode normatif de leur inclusion dans la société et ainsi, au degré de différenciation des sphères de reconnaissance. On peut par conséquent aussi interpréter la morale de société qui y correspond comme étant une forme de larticulation normative de ces principes, qui, dans une formation sociale donnée, règlent la manière dont les sujets doivent se reconnaître réciproquement. Cette fonction qui nest pour linstant quaffirmative, et peut-être même conservatrice, correspond à la représentation selon laquelle aujourdhui, une théorie de la justice doit comprendre trois principes de même valeur, que lon peut concevoir sans exception comme principes de reconnaissance. Afin de pouvoir réellement user de leur autonomie individuelle, il revient de manière égale à chaque sujet dêtre reconnu, selon le type de relation sociale, dans ses besoins, dans son égal accès aux droits et dans sa contribution à la société. Comme le laisse entendre une telle formulation, le contenu de ce que lon qualifie de « juste » se mesure chaque fois en fonction du type de relation sociale que les sujets entretiennent entre eux: sil sagit dune relation caractérisée par la référence à lamour, cest le principe du besoin qui prévaut, tandis que dans les relations se référant au droit, cest le principe dégalité qui vient en priorité et que dans les relations de type coopératif, on applique le principe de la rémunération. A la différence de David Miller, qui part dun pluralisme comparable entre trois principes de justice (need, equality, desert), la tripartition que je propose ne résulte ni dun simple accord avec les résultats de la recherche empirique sur la justice, ni de la différence socio-ontologique de modèles de relations, mais de la connaissance des conditions historiques de la formation de lidentité personnelle : cest parce que nous vivons dans un ordre social où les individus ont la possibilité de développer une identité intacte grâce à lattention affective, laccès égal aux droits et, enfin, lestime sociale, quil semble approprié, au nom de lautonomie individuelle, de faire des trois principes de reconnaissance qui y correspondent, le cur normatif dune conception de justice sociale. Une autre différence, par rapport à lapproche de David Miller, réside dans le fait quil aimerait que ces trois principes ne soient compris que comme des principes de redistribution, réglant en fonction des sphères spécifiques la manière dont les biens estimés doivent être répartis, alors quen ce qui me concerne, je cherche à appréhender les trois principes avant tout comme des formes de reconnaissance, de sorte que des conceptions spécifiques et des considérations morales soient à chaque fois obligatoirement associées. Ce nest que lorsque ces types de respect moral ont à la fois des conséquences sur la répartition de certains biens que je parlerais également, au sens indirect du terme, de principes de redistribution.
Malgré ces différences, les points communs essentiels qui existent entre ces deux approches ne doivent cependant pas être oubliés. Sans recourir à des hypothèses téléologiques ou à des présuppositions éthiques, David Miller part lui aussi dune certitude, à savoir que lidée moderne de justice sociale doit être décomposée en trois facettes désignant chacune un des points de vue à partir duquel les individus doivent être traités de la même manière6. Il fait une distinction entre les principes de besoin, dégalité et de rémunération, à la manière de celle que jai faite en parlant précédemment de la différenciation entre les trois principes basés sur la reconnaissance de lamour, de légalité juridique et de lestime sociale. Dans les deux cas, il ne faut pas être étonné de voir apparaître en deux endroits à la fois le terme d« égalité », parce que cela touche à deux niveaux de la conception de la justice: à un niveau supérieur, cela signifie que tous les sujets gagnent de la même manière à être reconnus selon le type de relation sociale, dans leurs besoins, dans leur autonomie juridique ou dans leur contribution à la société ; à un niveau inférieur, cest le principe de lautonomie juridique qui joue, ce qui implique légalité de traitement entre tous et revêt ainsi, au sens strict, un caractère égalitaire7. On peut donc, au nom dune égalité de niveau supérieur, pour lexprimer de manière paradoxale, faire valoir, en fonction de la sphère prise en considération, soit lutilisation du principe dégalité juridique, soit celle des deux autres principes de reconnaissance qui ne sont pas égalitaires au sens strict du terme.
Le rôle critique dune conception de la justice basée sur la théorie
de la reconnaissance
Mais la question décisive concerne certainement le problème de savoir comment une telle conception de la justice basée sur la théorie de la reconnaissance peut, au-delà de la simple tâche affirmative, jouer également un rôle critique et progressif8. En effet, la controverse entre Nancy Fraser et moi-même, porte essentiellement sur la question de savoir dans quelle mesure, à laide dune telle théorie, il est possible de sexprimer de manière normative sur lorientation que devrait prendre autant que possible le développement des confrontations sociales actuelles. Jusquici, il nétait question que du rôle affirmatif que devrait pouvoir jouer la conception de la justice esquissée, dans la mesure où elle tente de garder en tête la pluralité irréductible des principes de justice dans la modernité: nous sommes ici en présence de trois principes indépendants de reconnaissance, spécifiques à des sphères cest ce que jai voulu mettre en lumière qui doivent être validés en tant que modèles standards distincts de justice, lorsque les conditions intersubjectives de lintégrité personnelle de tous les sujets doivent être protégées. Certes avec une telle faculté de différenciation, que lon pourrait peut-être qualifier avec Michael Walzer de « Art of separation », de justice immanente, on na encore rien dit sur le rôle critique quune telle conception de justice devrait pouvoir jouer lorsquil est question de lévaluation morale des luttes sociales.
Dans ce second cas, il ne sagit plus simplement dexpliciter dans leur pluralité les principes de justice existants et ancrés dans le social, mais de la tâche beaucoup plus ardue de développer des critères normatifs à partir du concept pluriel de justice, à laide desquels des développements actuels peuvent être critiqués à la lumière de potentialités futures. Quiconque ne veut pas sempêtrer dans une actualité à courte vue partant des buts visés par les mouvements sociaux actuellement les plus influents ne parviendra pas à développer de tels critères en lien avec des formulations sur le progrès moral des sociétés dans leur ensemble. En effet, lévaluation des confrontations actuelles exige une appréciation du potentiel normatif contenu dans certaines revendications visant un changement, qui ne promettent pas seulement des améliorations à court terme, mais laissent espérer également un relèvement durable du niveau moral de lintégration sociale. Il est nécessaire, alors, dinscrire la théorie de la justice, esquissée jusquici à grands traits, dans le cadre englobant dune conception du progrès, qui est en mesure de rendre compte de lévolution de la constitution morale des sociétés. Ce nest quà partir de là que lon peut voir, avec un fondement qui nest pas seulement relativiste, dans quelle mesure certaines exigences sociales gagnent à pouvoir être justifiées de façon normative.
Malheureusement, le temps qui mest imparti pour mon exposé me laisse à peine le celui desquisser les contours dune telle conception du progrès. Jai certes sans cesse donné jusquici dans ma réplique des indications éparses quant à la nécessité et la possibilité tout à la fois, dune conception du développement des rapports sociaux de reconnaissance, mais je ne peux livrer ici quun résumé sommaire, dont la fonction essentielle doit être de permettre au concept de la justice basé sur la théorie de la reconnaissance de fournir des jugements normatifs justifiés sur des confrontations sociales du temps présent. Dans le passage où jai exposé succinctement les rapports de reconnaissance dans les sociétés capitalistes libérales9, jai dû naturellement partir dune série dhypothèses implicites concernant lorientation morale du développement social. En effet, leurs principes internes ne peuvent être considérés comme le point de départ légitime et justifié dun projet déthique politique quà condition quil sagisse, dans lordre social renouvelé, dune forme moralement supérieure dintégration sociale. Comme tous les théoriciens de la société attachés à une approche interne partant de la légitimité de lordre social moderne, quil sagisse de Hegel, de Marx ou de Durkheim, jai dû également, dans un premier temps, partir de lhypothèse dune supériorité morale de la modernité, dans la mesure où je suppose que sa constitution normative est le résultat dun développement dans le passé doté dune visée. Je nai fait quévoquer en passant les critères qui me permettaient de décrire la différenciation de trois sphères de reconnaissance distinctes comme relevant dun progrès moral: avec la formation de trois sphères distinctes, tous les membres du nouveau type de société ont une chance accrue de parvenir à un degré supérieur dindividualité car ils peuvent expérimenter leur propre personnalité à travers les différents modèles de reconnaissance. Maintenant, si ces convictions darrière-plan sont explicitées, on obtient deux critères, qui pris ensemble, peuvent justifier lidée dun progrès dans les rapports de reconnaissance : dun côté nous avons affaire à un processus dindividualisation, donc à une augmentation des chances darticulation légitime des différents aspects de la personnalité, et de lautre côté, à un processus dinclusion sociale, à savoir une intégration croissante de sujets dans lunivers des membres à part entière de la société. Il est facile de constater à quel point ces deux critères sont liés de manière interne aux prémisses théoriques et sociales dune théorie de la reconnaissance, dans la mesure où ils esquissent deux possibilités de surcroît de reconnaissance sociale : si lintégration sociale sopère par le biais de létablissement de rapports de reconnaissance, à travers lesquels les sujets obtiennent une approbation sociale pour certains aspects de leur personnalité et deviennent ainsi membres de la société, la qualité morale de cette intégration sociale peut alors saméliorer grâce à une augmentation des aspects reconnus de la personnalité ou par linclusion des individus, en résumé, soit par individualisation, soit par croissance de linclusion sociale. Lessentiel de cette amélioration qualitative réside avant tout dans le fait que, avec le découplage entre reconnaissance juridique et estime sociale au niveau le plus basique, cette idée parvienne en même temps à percer et par conséquent que tous les sujets doivent disposer des mêmes chances de parvenir à lépanouissement individuel à travers la participation à des rapports de reconnaissance.
Evaluation des progrès moraux
Ainsi, avec quelques mots-clé, on a justifié pourquoi linfrastructure morale des sociétés modernes capitalistes libérales peut être considérée comme le point de départ légitime dune éthique politique. Vient alors la question de savoir comment évaluer les progrès moraux au sein de telles sociétés. Il est évident que la solution à ce problème ne peut se trouver que dans le cadre de ce modèle dégalité tripolaire, qui est apparu comme réalité normative avec la différenciation des trois sphères de reconnaissance : ce qui doit être désormais appelé « juste » sera estimé, selon les sphères, soit par rapport à lidée de réponse à un besoin affectif, dégalité des droits ou déquité dans la rémunération, et les paramètres du progrès moral au sein du nouvel ordre social ne peuvent être définis que par rapport aux trois principes. Cest par lidée de « valeur de surplomb » (Geltungsüberhang) que cela prend la signification déjà mentionnée dans le cadre de la présentation des trois sphères de reconnaissance. Par la suite, je peux, dans un second temps, montrer que la fonction critique dune conception de la justice basée sur la théorie de la reconnaissance ne doit pas se limiter à la revendication juridique de ces « valeurs de surplomb » spécifiques aux sphères, mais quelle doit au contraire englober également lexamen de la délimitation des frontières entre les sphères de valeur. Il est vrai que je dois ici aussi me contenter de maigres explications.
Comme je lai dit jusquà présent, les progrès au sein des rapports sociaux de reconnaissance saccomplissent
le long des deux dimensions de lindividualisation et de linclusion sociale : soit de nouveaux aspects de la personnalité souvrent à la reconnaissance réciproque, de telle sorte quaugmente la proportion de lindividualité socialement confirmée, soit un surplus de personnes est intégré aux rapports de reconnaissance existants, de sorte que sélargit le cercle des sujets se reconnaissant réciproquement. Avec le nouvel ordre tripartite de reconnaissance, apparu avec la société capitaliste moderne, on ne sait cependant plus très bien, en effet, si ce (double) critère de progrès peut encore trouver une application. En effet, les trois sphères de reconnaissance sont respectivement caractérisées par des principes normatifs, dont les critères internes déterminent ce qui peut être tenu pour « juste » ou « injuste ». Sur ce point, je suis davis que seule lidée auparavant esquissée peut nous aider à progresser, à savoir que chaque principe de reconnaissance possède respectivement une « valeur de surplomb » spécifique, dont la signification normative sexprime dans les faits par une lutte incessante pour son application adéquate et son interprétation. Il est ainsi possible à tout moment, au sein de chaque sphère, damorcer à nouveau une dialectique morale du général et du particulier, qui fait valoir un point de vue particulier (besoin, conditions de vie, contribution à la société) par référence au principe général de reconnaissance (amour, droit, prestation) et qui na pas encore été raisonnablement prise en considération. Cest cette « valeur de surplomb » des principes de reconnaissance face à la facticité de leur interprétation sociale, auquel se rattache la théorie de la justice esquissée, qui peut être hissée en tant que fonction critique: face aux pratiques dominantes dinterprétation, elle fait valoir quil existe à ce jour des états de faits particuliers et négligés, dont la considération morale exigerait lélargissement respectif des sphères de reconnaissance. A vrai dire, une telle critique ne parvient à gagner un point de vue lui permettant de faire la différence entre des formes fondées ou non fondées du particulier, quaprès avoir traduit le critère général de progrès, auparavant esquissé, dans la sémantique des sphères de reconnaissance respectives : une exigence raisonnable et légitime se reconnaît ici par la possibilité de comprendre les conséquences de sa mise en place possible comme un gain en individualité ou en inclusion sociale.
Même si ces formulations peuvent rappeler de loin la philosophie de lhistoire de Hegel, elles ne doivent être utilisées que pour rendre compte des conditions théoriques dans lesquelles le concept de justice basé sur la théorie de la reconnaissance puisse aujourdhui jouer un rôle critique. Lidentification de prétentions morales justifiées, qui semble nécessaire pour une telle tâche, nest possible que si lon a tout dabord mis des termes sur les principes de justice, en référence desquels une prétention peut être légitimement élevée. Dans mon modèle, cela correspond à lidée selon laquelle nous avons affaire, dans notre société, à trois principes de reconnaissance fondamentaux dotés respectivement dune « valeur de surplomb » normative qui leur est spécifique et qui permettent de revendiquer des différences ou des états de faits restés jusque là négligés. Parmi le grand nombre dexigences particulières faisant typiquement lobjet de revendications de reconnaissance dans les luttes sociales, il faut trier celles qui sont justifiées moralement, et en second lieu, utiliser nécessairement un critère de progrès explicite et toujours formulé. En effet, seules les exigences conduisant potentiellement à un élargissement des rapports sociaux de reconnaissance, peuvent vraiment être considérées de manière valable comme normatives, car elles vont dans le sens dun relèvement du niveau moral de lintégration sociale. Les deux points de repère que sont lindividualisation et laugmentation de linclusion, que jai esquissés précédemment, représentent les critères grâce auxquels un tel examen peut être entrepris.
Pour rendre compte de la manière avec laquelle le critère de progrès mentionné peut sappliquer au sein des trois sphères de reconnaissance, nous avons besoin dune certaine plausibilité. En effet, il semble que la question du progrès dans lapplication du principe dégalité ne soit claire, et dans une certaine mesure, que pour la sphère du droit moderne, alors quil nen va pas de même pour les principes de reconnaissance de lamour et de la contribution à la société. Comme dans de nombreux contextes normatifs, il peut être utile dans un premier temps de reformuler le critère positif en négatif et, conformément à cela, prendre comme point de départ lidée dune suppression des obstacles correspondants : un progrès moral dans la sphère de lamour peut ainsi vouloir dire supprimer pas à pas ces clichés relatifs aux rôles, ces stéréotypes et affectations culturelles qui gênent de manière structurelle la possibilité dune adaptation réciproque aux besoins des autres. Pour les sphères basées sur la reconnaissance de lestime sociale, un tel progrès signifiera mettre radicalement en question ces constructions culturelles qui, dans le passé du capitalisme industriel, nont pris soin de ne compter quun petit cercle dactivités parmi le travail digne dun salaire (Erwerbsarbeit). Mais un tel modèle de progrès basé sur la différenciation sectorielle se trouve confronté à une nouvelle difficulté, que jaimerais aborder pour finir, car elle illustre toute la complexité de la tâche à surmonter.
Dans lexposé de la situation montrant que le principe de légalité de traitement devant la justice dans la sphère de lestime liée à lactivité avait progressé avec la construction de lEtat social, il est apparu à quel point les progrès moraux dans lordre social moderne pouvaient aussi mener à de nouvelles délimitations de frontières entre les différentes sphères basées sur la reconnaissance, car il ne fait pas de doute que cétait dans lintérêt des classes en permanence menacées par la misère économique, que de détacher une partie du statut social basé sur le travail et de le transformer en une obligation de la reconnaissance par des droits. Dans de tels cas de déplacements de frontières, on ne peut parler de progrès moral, que si les conditions sociales de formation de lidentité personnelle sont durablement améliorées pour les membres de groupes particuliers ou de classes, à travers le déplacement partiel sur un nouveau principe. Il semble que ce soit surtout des processus dextension du droit, cest-à-dire des tendances à lexpansion du principe juridique dégalité de traitement, qui soient dotés de la capacité dintervenir dans dautres sphères de reconnaissance pour procéder à des corrections et veiller ainsi à la garantie des conditions didentité minimale. Cest cette circonstance qui permet de reconnaître la logique morale étant à lorigine de ce déplacement de frontière, tant quelle se déroule à partir de la sphère du droit en direction des deux sphères de reconnaissance : car comme le principe normatif du droit moderne, pris en tant que principe de respect réciproque entre personnes autonomes, possède à lorigine un caractère inconditionnel, tous les sujets concernés peuvent sen prévaloir dès le moment où ils constatent que les conditions nécessaires à lautonomie individuelle dans dautres sphères ne sont plus suffisamment sauvegardées. Les luttes pour imposer les droits sociaux, que nous avons déjà évoquées, ne sont pas les seuls exemples qui illustrent ces processus dextension du droit partis depuis le «« bas ». Il y a aussi les débats largement ramifiés qui sont menés aujourdhui sur la garantie juridique dun traitement dégalité réciproque au sein du couple et de la famille: largument central est queu égard à la domination structurelle des hommes dans la sphère privée, les conditions pour une autodétermination des femmes ne peuvent être sauvegardées, que si elles prennent la forme de droits garantis de manière contractuelle et deviennent ainsi un devoir propre à la reconnaissance juridique.
Il découle de ces réflexions quun concept de la justice basé sur la théorie de la reconnaissance peut assumer une fonction critique, et non pas seulement là ou il est question de la défense juridique de progrès moraux dans les sphères de reconnaissance respectives. On a également constamment besoin dun examen réflexif des frontières qui se sont établies entre les territoires respectifs des différents principes de reconnaissance, car le soupçon ne peut jamais être levé, que le partage du travail établi entre les sphères morales ne porte atteinte aux possibilités de formation de lidentité individuelle. Et il nest pas rare quune telle remise en question en vienne à la conclusion quun élargissement des droits individuels est nécessaire lorsque, sous le régime des principes normatifs de « lamour » ou de la « contribution », les conditions de respect et dautonomie ne sont pas suffisamment garanties. Lesprit critique dun tel concept de justice peut bien sûr ici entrer en conflit avec sa fonction propre de préservation, puisque toutes les légitimations morales en faveur des déplacements de frontières comportent également la nécessité dun maintien de la séparation des sphères, car les conditions de la réalisation individuelle dans la société moderne ne sont, comme nous lavons vu, garanties que socialement, lorsque les sujets ont la possibilité de faire lexpérience dune reconnaissance intersubjective, non seulement de leur autonomie personnelle, mais aussi de leurs besoins spécifiques et de leurs capacités particulières.
Axel Honneth
* Politologue.
ses catégories centrales. Utilisant une formule choc qui devait rapidement devenir paradigmatique, Nancy Fraser a qualifié ce changement de passage de lidée de « redistribution » à lidée de « reconnaissance ». Tandis que le premier concept est associé à lidée de justice, qui vise la mise en place de la justice sociale à travers la redistribution des biens, conçus comme vecteurs de liberté, le second concept définit les conditions dune société juste ayant pour objectif la reconnaissance de la dignité individuelle de tout un chacun2.
Dans la suite de mon exposé, je souhaite esquisser les contours dune théorie de la justice qui parte du fait social et moral de la nécessité de la reconnaissance sociale. Je procéderai en trois étapes. Dans un premier temps, jessaierai dexpliquer pourquoi il est nécessaire de faire un lien entre la justice et la reconnaissance. Dans un second temps je me pencherai sur la justification de cette thèse et, pour terminer, jaborderai la question de lapplication concrète de cette théorie dans la réalité sociale daujourdhui.
I. Reconnaissance et justice
Dans les travaux que jai menés jusquà présent, jai fait usage de lidée normative de la reconnaissance principalement dans un sens purement descriptif ; il sagissait de défendre la thèse selon laquelle les attentes morales formulées réciproquement par les sujets sociaux portent sur la reconnaissance sociale par autrui de leurs aptitudes, autrui conçu à la fois comme entité générale et différente. Les implications de ce constat socio-moral sont développées dans deux directions, la première portant sur la socialisation morale des sujets et la seconde sur lintégration morale de la société. Pour ce qui concerne la théorie de la socialisation des sujets, nous avons de bonnes raisons de supposer que la genèse de lidentité individuelle passe généralement par des stades dintériorisation de schémas standardisés de reconnaissance sociale : lindividu apprend à se percevoir comme membre particulier et à part entière de la société en prenant progressivement conscience de besoins et de capacités propres constitutives de sa personnalité à travers les modèles de réaction positive de ses partenaires dinteraction. Dans ce sens, chaque sujet social est, de manière élémentaire, dépendant dun univers fait de formes de comportements sociaux réglés par des principes normatifs de reconnaissance réciproque; la suppression de telles relations de reconnaissance a pour conséquence des expériences du mépris ou de lhumiliation, ce qui nest pas sans conséquences néfastes sur la formation de lidentité de lindividu. Dans la direction opposée, celle dun concept adéquat de société, il résulte de cette imbrication étroite entre reconnaissance et socialisation que nous ne pouvons représenter lintégration sociale quen tant que processus dinclusion réglé par des formes de reconnaissance : dans loptique de leurs membres, les sociétés sont uniquement considérées comme des entités sociales légitimes dans la mesure où elles sont en mesure dassurer des relations fiables de reconnaissance réciproque à tous les niveaux3. Dans cette optique, lintégration normative des sociétés ne peut se faire que par le bais de linstitutionnalisation de principes de reconnaissance définissant à travers quelles formes de reconnaissance mutuelle les membres peuvent être intégrés dans lensemble de la vie sociale.
Si nous nous laissons guider par ces prémisses théorico-sociales, la conséquence qui selon moi simpose, est quune éthique politique ou une morale de la société doit être conçue de façon à recouper la qualité des relations de reconnaissance assurées par la société : la justice ou le bien-être dune société se mesure à son degré daptitude à garantir des conditions de reconnaissance mutuelle dans lesquelles la formation de lidentité personnelle et ce faisant, lépanouissement individuel, pourront se réaliser dans des conditions suffisamment bonnes. Bien sûr, il ne faut pas se représenter une telle orientation vers le normatif en en tirant la simple conclusion que la cohabitation sociale idéale découle dexigences fonctionnelles objectives. Bien plus, les exigences dintégration sociale peuvent uniquement être comprises comme des indications de principes normatifs dune éthique politique dans la mesure où elles se reflètent elles-mêmes dans les attentes de comportements sociaux de sujets socialisés. Cest lorsque cette condition préliminaire est remplie et un grand nombre dindices mentionnés auparavant abondent à mon avis dans ce sens quune telle orientation me semble justifiée. Dans ce cas, notre choix des principes fondamentaux dorientation de notre éthique politique nest pas guidé simplement par des intérêts empiriques mais plutôt par les comportements dattente relativement stabilisés que nous pouvons saisir comme des « dépôts » subjectifs dimpératifs dintégration sociale. Peut-être nest-il pas tout à fait faux de parler ici d« intérêts quasi-transcendantaux » de lespèce humaine et peut-être est-il même justifié de parler à ce propos dun intérêt à « lémancipation » dirigé vers labolition des dissymétries sociales et des formes dexclusion.
Cela dit, lexpérience nous a également montré que le contenu de telles attentes de reconnaissance sociale pouvait se modifier sous le coup de la transformation structurelle des sociétés. Cest uniquement de par leur forme que ces attentes se présentent comme des constantes anthropologiques alors que leur orientation et leur destination renvoient au type dintégration sociale qui sest établi au sein dune société. Ce nest ici pas le lieu adéquat pour défendre la thèse plus poussée selon laquelle la transformation structurelle normative des sociétés doit être renvoyée à limpulsion donnée par la lutte pour
la reconnaissance4. Dune manière générale je peux parfaitement mimaginer quil soit au moins possible, en regardant lévolution sociale, de parler dun progrès moral dans le sens où lexigence de reconnaissance renferme toujours un changement de valeurs qui, dans le cadre de la mobilisation, veille à tenir compte de raisons et darguments difficilement réfutables, ce qui aboutit à long terme à une augmentation de la qualité de lintégration sociale. A des fins dargumentation, il est nécessaire ici de souligner que lintérêt fondamental quil y a à être socialement reconnu est toujours modelé par les principes normatifs liés aux structures élémentaires de la reconnaissance mutuelle au sein dune formation sociale donnée. La conclusion en est quaujourdhui une éthique politique ou une morale de la société devrait être axée sur les trois principes de reconnaissance qui règlent, dans nos sociétés, quelles sont les attentes légitimes susceptibles dêtre reconnues par les autres membres de la société. En conséquence, ce sont les trois principes fondamentaux que sont lamour, légalité et la contribution à la société (Leistung) qui, pris ensemble, déterminent ce que lon devrait comprendre aujourdhui par lidée de justice sociale.
II. Egalité et réalisation individuelle
De manière indirecte, jai déjà fait précédemment allusion à ma manière dimaginer la justification normative de lidée selon laquelle le point de référence dune conception de la justice sociale doit trouver son ancrage dans la qualité des relations de reconnaissance mutuelle au sein dune société. Pour les sociétés modernes, je pars ce faisant de la prémisse que légalité sociale consiste à permettre à tous les membres de la société de se forger une identité individuelle. Pour moi, cette formulation revient à dire que le véritable but recherché lorsque lon parle de légalité de traitement de tous les sujets dans nos sociétés doit être la possibilité pour tous de réalisation individuelle. La question qui se pose est cependant de savoir à partir dun tel point de départ (libéral), sil est possible den arriver à la conclusion que cest la qualité des conditions de reconnaissance sociale qui doit constituer le cur dune éthique politique ou dune morale de la société. Mon idée est, ici comme je lai déjà évoqué, que nous devrions généraliser nos connaissances relatives aux conditions sociales de la formation de lidentité dans une conception qui prenne la forme dune théorie de la moralité de type égalitaire. Dans une telle conception, nous exprimions quelles conditions nous considérons comme impératives pour donner à chaque individu la même chance de réaliser pleinement sa personnalité individuelle. ( )
A la différence du premier Rawls, je suis convaincu que le fait davancer moult arguments de nature théorique ne peut pas remplacer la démarche consistant à regrouper lensemble de nos connaissances pour les généraliser et développer une conception de la vie bonne qui soit toujours tangible et actuelle5. Nous pouvons élaborer cette théorie à la lumière de lensemble des connaissances dont nous disposons mais nous ne pouvons pas caresser lespoir de parvenir un jour à lui donner un caractère exhaustif à travers des données empiriques ou des suppositions théoriques. Cest pour cela que la théorie de la reconnaissance, dans la mesure où elle peut désormais être comprise comme une conception téléologique de la justice sociale, prend aussi la forme dune esquisse de la vie bonne à caractère hypothétique et général. En utilisant toutes les connaissances qui se recoupent, cette ébauche fait un relevé des formes de reconnaissance réciproque dont ont besoin les sujets afin de se forger une identité la plus intacte possible.
III. Principes normatifs
de la justice sociale
Même si ces raisonnements ont tracé les grands traits du statut normatif de la théorie de la reconnaissance face au problème de la justice, la tâche considérable consistant à déterminer les principes directeurs de la justice sociale reste cependant à accomplir. La question de savoir comment les principes correspondants peuvent intervenir dans lévaluation de conflits sociaux requiert également, au minimum, lesquisse dun début de solution.
Jusquici, jai esquissé mon raisonnement jusquau point où il apparaît de manière claire pourquoi une morale de la société doit se référer à la qualité des relations de reconnaissance sociale. Daprès mon analyse, largument décisif réside dans la thèse largement fondée selon laquelle la possibilité pour le sujet de réaliser son autonomie individuelle dépend des conditions préalables dont il dispose pour développer un rapport à soi intact à travers lexpérience de la reconnaissance sociale. Cest le lien avec cette conception éthique qui permet lintroduction dun élément temporel dans le projet dune morale de société, à mesure que la structure des relations de reconnaissance change de manière durable au cours du processus historique. Ce que les sujets peuvent respectivement considérer comme étant les dimensions de leur personnalité pour lesquelles ils sont en droit dattendre légitimement une reconnaissance sociale se mesure au mode normatif de leur inclusion dans la société et ainsi, au degré de différenciation des sphères de reconnaissance. On peut par conséquent aussi interpréter la morale de société qui y correspond comme étant une forme de larticulation normative de ces principes, qui, dans une formation sociale donnée, règlent la manière dont les sujets doivent se reconnaître réciproquement. Cette fonction qui nest pour linstant quaffirmative, et peut-être même conservatrice, correspond à la représentation selon laquelle aujourdhui, une théorie de la justice doit comprendre trois principes de même valeur, que lon peut concevoir sans exception comme principes de reconnaissance. Afin de pouvoir réellement user de leur autonomie individuelle, il revient de manière égale à chaque sujet dêtre reconnu, selon le type de relation sociale, dans ses besoins, dans son égal accès aux droits et dans sa contribution à la société. Comme le laisse entendre une telle formulation, le contenu de ce que lon qualifie de « juste » se mesure chaque fois en fonction du type de relation sociale que les sujets entretiennent entre eux: sil sagit dune relation caractérisée par la référence à lamour, cest le principe du besoin qui prévaut, tandis que dans les relations se référant au droit, cest le principe dégalité qui vient en priorité et que dans les relations de type coopératif, on applique le principe de la rémunération. A la différence de David Miller, qui part dun pluralisme comparable entre trois principes de justice (need, equality, desert), la tripartition que je propose ne résulte ni dun simple accord avec les résultats de la recherche empirique sur la justice, ni de la différence socio-ontologique de modèles de relations, mais de la connaissance des conditions historiques de la formation de lidentité personnelle : cest parce que nous vivons dans un ordre social où les individus ont la possibilité de développer une identité intacte grâce à lattention affective, laccès égal aux droits et, enfin, lestime sociale, quil semble approprié, au nom de lautonomie individuelle, de faire des trois principes de reconnaissance qui y correspondent, le cur normatif dune conception de justice sociale. Une autre différence, par rapport à lapproche de David Miller, réside dans le fait quil aimerait que ces trois principes ne soient compris que comme des principes de redistribution, réglant en fonction des sphères spécifiques la manière dont les biens estimés doivent être répartis, alors quen ce qui me concerne, je cherche à appréhender les trois principes avant tout comme des formes de reconnaissance, de sorte que des conceptions spécifiques et des considérations morales soient à chaque fois obligatoirement associées. Ce nest que lorsque ces types de respect moral ont à la fois des conséquences sur la répartition de certains biens que je parlerais également, au sens indirect du terme, de principes de redistribution.
Malgré ces différences, les points communs essentiels qui existent entre ces deux approches ne doivent cependant pas être oubliés. Sans recourir à des hypothèses téléologiques ou à des présuppositions éthiques, David Miller part lui aussi dune certitude, à savoir que lidée moderne de justice sociale doit être décomposée en trois facettes désignant chacune un des points de vue à partir duquel les individus doivent être traités de la même manière6. Il fait une distinction entre les principes de besoin, dégalité et de rémunération, à la manière de celle que jai faite en parlant précédemment de la différenciation entre les trois principes basés sur la reconnaissance de lamour, de légalité juridique et de lestime sociale. Dans les deux cas, il ne faut pas être étonné de voir apparaître en deux endroits à la fois le terme d« égalité », parce que cela touche à deux niveaux de la conception de la justice: à un niveau supérieur, cela signifie que tous les sujets gagnent de la même manière à être reconnus selon le type de relation sociale, dans leurs besoins, dans leur autonomie juridique ou dans leur contribution à la société ; à un niveau inférieur, cest le principe de lautonomie juridique qui joue, ce qui implique légalité de traitement entre tous et revêt ainsi, au sens strict, un caractère égalitaire7. On peut donc, au nom dune égalité de niveau supérieur, pour lexprimer de manière paradoxale, faire valoir, en fonction de la sphère prise en considération, soit lutilisation du principe dégalité juridique, soit celle des deux autres principes de reconnaissance qui ne sont pas égalitaires au sens strict du terme.
Le rôle critique dune conception de la justice basée sur la théorie
de la reconnaissance
Mais la question décisive concerne certainement le problème de savoir comment une telle conception de la justice basée sur la théorie de la reconnaissance peut, au-delà de la simple tâche affirmative, jouer également un rôle critique et progressif8. En effet, la controverse entre Nancy Fraser et moi-même, porte essentiellement sur la question de savoir dans quelle mesure, à laide dune telle théorie, il est possible de sexprimer de manière normative sur lorientation que devrait prendre autant que possible le développement des confrontations sociales actuelles. Jusquici, il nétait question que du rôle affirmatif que devrait pouvoir jouer la conception de la justice esquissée, dans la mesure où elle tente de garder en tête la pluralité irréductible des principes de justice dans la modernité: nous sommes ici en présence de trois principes indépendants de reconnaissance, spécifiques à des sphères cest ce que jai voulu mettre en lumière qui doivent être validés en tant que modèles standards distincts de justice, lorsque les conditions intersubjectives de lintégrité personnelle de tous les sujets doivent être protégées. Certes avec une telle faculté de différenciation, que lon pourrait peut-être qualifier avec Michael Walzer de « Art of separation », de justice immanente, on na encore rien dit sur le rôle critique quune telle conception de justice devrait pouvoir jouer lorsquil est question de lévaluation morale des luttes sociales.
Dans ce second cas, il ne sagit plus simplement dexpliciter dans leur pluralité les principes de justice existants et ancrés dans le social, mais de la tâche beaucoup plus ardue de développer des critères normatifs à partir du concept pluriel de justice, à laide desquels des développements actuels peuvent être critiqués à la lumière de potentialités futures. Quiconque ne veut pas sempêtrer dans une actualité à courte vue partant des buts visés par les mouvements sociaux actuellement les plus influents ne parviendra pas à développer de tels critères en lien avec des formulations sur le progrès moral des sociétés dans leur ensemble. En effet, lévaluation des confrontations actuelles exige une appréciation du potentiel normatif contenu dans certaines revendications visant un changement, qui ne promettent pas seulement des améliorations à court terme, mais laissent espérer également un relèvement durable du niveau moral de lintégration sociale. Il est nécessaire, alors, dinscrire la théorie de la justice, esquissée jusquici à grands traits, dans le cadre englobant dune conception du progrès, qui est en mesure de rendre compte de lévolution de la constitution morale des sociétés. Ce nest quà partir de là que lon peut voir, avec un fondement qui nest pas seulement relativiste, dans quelle mesure certaines exigences sociales gagnent à pouvoir être justifiées de façon normative.
Malheureusement, le temps qui mest imparti pour mon exposé me laisse à peine le celui desquisser les contours dune telle conception du progrès. Jai certes sans cesse donné jusquici dans ma réplique des indications éparses quant à la nécessité et la possibilité tout à la fois, dune conception du développement des rapports sociaux de reconnaissance, mais je ne peux livrer ici quun résumé sommaire, dont la fonction essentielle doit être de permettre au concept de la justice basé sur la théorie de la reconnaissance de fournir des jugements normatifs justifiés sur des confrontations sociales du temps présent. Dans le passage où jai exposé succinctement les rapports de reconnaissance dans les sociétés capitalistes libérales9, jai dû naturellement partir dune série dhypothèses implicites concernant lorientation morale du développement social. En effet, leurs principes internes ne peuvent être considérés comme le point de départ légitime et justifié dun projet déthique politique quà condition quil sagisse, dans lordre social renouvelé, dune forme moralement supérieure dintégration sociale. Comme tous les théoriciens de la société attachés à une approche interne partant de la légitimité de lordre social moderne, quil sagisse de Hegel, de Marx ou de Durkheim, jai dû également, dans un premier temps, partir de lhypothèse dune supériorité morale de la modernité, dans la mesure où je suppose que sa constitution normative est le résultat dun développement dans le passé doté dune visée. Je nai fait quévoquer en passant les critères qui me permettaient de décrire la différenciation de trois sphères de reconnaissance distinctes comme relevant dun progrès moral: avec la formation de trois sphères distinctes, tous les membres du nouveau type de société ont une chance accrue de parvenir à un degré supérieur dindividualité car ils peuvent expérimenter leur propre personnalité à travers les différents modèles de reconnaissance. Maintenant, si ces convictions darrière-plan sont explicitées, on obtient deux critères, qui pris ensemble, peuvent justifier lidée dun progrès dans les rapports de reconnaissance : dun côté nous avons affaire à un processus dindividualisation, donc à une augmentation des chances darticulation légitime des différents aspects de la personnalité, et de lautre côté, à un processus dinclusion sociale, à savoir une intégration croissante de sujets dans lunivers des membres à part entière de la société. Il est facile de constater à quel point ces deux critères sont liés de manière interne aux prémisses théoriques et sociales dune théorie de la reconnaissance, dans la mesure où ils esquissent deux possibilités de surcroît de reconnaissance sociale : si lintégration sociale sopère par le biais de létablissement de rapports de reconnaissance, à travers lesquels les sujets obtiennent une approbation sociale pour certains aspects de leur personnalité et deviennent ainsi membres de la société, la qualité morale de cette intégration sociale peut alors saméliorer grâce à une augmentation des aspects reconnus de la personnalité ou par linclusion des individus, en résumé, soit par individualisation, soit par croissance de linclusion sociale. Lessentiel de cette amélioration qualitative réside avant tout dans le fait que, avec le découplage entre reconnaissance juridique et estime sociale au niveau le plus basique, cette idée parvienne en même temps à percer et par conséquent que tous les sujets doivent disposer des mêmes chances de parvenir à lépanouissement individuel à travers la participation à des rapports de reconnaissance.
Evaluation des progrès moraux
Ainsi, avec quelques mots-clé, on a justifié pourquoi linfrastructure morale des sociétés modernes capitalistes libérales peut être considérée comme le point de départ légitime dune éthique politique. Vient alors la question de savoir comment évaluer les progrès moraux au sein de telles sociétés. Il est évident que la solution à ce problème ne peut se trouver que dans le cadre de ce modèle dégalité tripolaire, qui est apparu comme réalité normative avec la différenciation des trois sphères de reconnaissance : ce qui doit être désormais appelé « juste » sera estimé, selon les sphères, soit par rapport à lidée de réponse à un besoin affectif, dégalité des droits ou déquité dans la rémunération, et les paramètres du progrès moral au sein du nouvel ordre social ne peuvent être définis que par rapport aux trois principes. Cest par lidée de « valeur de surplomb » (Geltungsüberhang) que cela prend la signification déjà mentionnée dans le cadre de la présentation des trois sphères de reconnaissance. Par la suite, je peux, dans un second temps, montrer que la fonction critique dune conception de la justice basée sur la théorie de la reconnaissance ne doit pas se limiter à la revendication juridique de ces « valeurs de surplomb » spécifiques aux sphères, mais quelle doit au contraire englober également lexamen de la délimitation des frontières entre les sphères de valeur. Il est vrai que je dois ici aussi me contenter de maigres explications.
Comme je lai dit jusquà présent, les progrès au sein des rapports sociaux de reconnaissance saccomplissent
le long des deux dimensions de lindividualisation et de linclusion sociale : soit de nouveaux aspects de la personnalité souvrent à la reconnaissance réciproque, de telle sorte quaugmente la proportion de lindividualité socialement confirmée, soit un surplus de personnes est intégré aux rapports de reconnaissance existants, de sorte que sélargit le cercle des sujets se reconnaissant réciproquement. Avec le nouvel ordre tripartite de reconnaissance, apparu avec la société capitaliste moderne, on ne sait cependant plus très bien, en effet, si ce (double) critère de progrès peut encore trouver une application. En effet, les trois sphères de reconnaissance sont respectivement caractérisées par des principes normatifs, dont les critères internes déterminent ce qui peut être tenu pour « juste » ou « injuste ». Sur ce point, je suis davis que seule lidée auparavant esquissée peut nous aider à progresser, à savoir que chaque principe de reconnaissance possède respectivement une « valeur de surplomb » spécifique, dont la signification normative sexprime dans les faits par une lutte incessante pour son application adéquate et son interprétation. Il est ainsi possible à tout moment, au sein de chaque sphère, damorcer à nouveau une dialectique morale du général et du particulier, qui fait valoir un point de vue particulier (besoin, conditions de vie, contribution à la société) par référence au principe général de reconnaissance (amour, droit, prestation) et qui na pas encore été raisonnablement prise en considération. Cest cette « valeur de surplomb » des principes de reconnaissance face à la facticité de leur interprétation sociale, auquel se rattache la théorie de la justice esquissée, qui peut être hissée en tant que fonction critique: face aux pratiques dominantes dinterprétation, elle fait valoir quil existe à ce jour des états de faits particuliers et négligés, dont la considération morale exigerait lélargissement respectif des sphères de reconnaissance. A vrai dire, une telle critique ne parvient à gagner un point de vue lui permettant de faire la différence entre des formes fondées ou non fondées du particulier, quaprès avoir traduit le critère général de progrès, auparavant esquissé, dans la sémantique des sphères de reconnaissance respectives : une exigence raisonnable et légitime se reconnaît ici par la possibilité de comprendre les conséquences de sa mise en place possible comme un gain en individualité ou en inclusion sociale.
Même si ces formulations peuvent rappeler de loin la philosophie de lhistoire de Hegel, elles ne doivent être utilisées que pour rendre compte des conditions théoriques dans lesquelles le concept de justice basé sur la théorie de la reconnaissance puisse aujourdhui jouer un rôle critique. Lidentification de prétentions morales justifiées, qui semble nécessaire pour une telle tâche, nest possible que si lon a tout dabord mis des termes sur les principes de justice, en référence desquels une prétention peut être légitimement élevée. Dans mon modèle, cela correspond à lidée selon laquelle nous avons affaire, dans notre société, à trois principes de reconnaissance fondamentaux dotés respectivement dune « valeur de surplomb » normative qui leur est spécifique et qui permettent de revendiquer des différences ou des états de faits restés jusque là négligés. Parmi le grand nombre dexigences particulières faisant typiquement lobjet de revendications de reconnaissance dans les luttes sociales, il faut trier celles qui sont justifiées moralement, et en second lieu, utiliser nécessairement un critère de progrès explicite et toujours formulé. En effet, seules les exigences conduisant potentiellement à un élargissement des rapports sociaux de reconnaissance, peuvent vraiment être considérées de manière valable comme normatives, car elles vont dans le sens dun relèvement du niveau moral de lintégration sociale. Les deux points de repère que sont lindividualisation et laugmentation de linclusion, que jai esquissés précédemment, représentent les critères grâce auxquels un tel examen peut être entrepris.
Pour rendre compte de la manière avec laquelle le critère de progrès mentionné peut sappliquer au sein des trois sphères de reconnaissance, nous avons besoin dune certaine plausibilité. En effet, il semble que la question du progrès dans lapplication du principe dégalité ne soit claire, et dans une certaine mesure, que pour la sphère du droit moderne, alors quil nen va pas de même pour les principes de reconnaissance de lamour et de la contribution à la société. Comme dans de nombreux contextes normatifs, il peut être utile dans un premier temps de reformuler le critère positif en négatif et, conformément à cela, prendre comme point de départ lidée dune suppression des obstacles correspondants : un progrès moral dans la sphère de lamour peut ainsi vouloir dire supprimer pas à pas ces clichés relatifs aux rôles, ces stéréotypes et affectations culturelles qui gênent de manière structurelle la possibilité dune adaptation réciproque aux besoins des autres. Pour les sphères basées sur la reconnaissance de lestime sociale, un tel progrès signifiera mettre radicalement en question ces constructions culturelles qui, dans le passé du capitalisme industriel, nont pris soin de ne compter quun petit cercle dactivités parmi le travail digne dun salaire (Erwerbsarbeit). Mais un tel modèle de progrès basé sur la différenciation sectorielle se trouve confronté à une nouvelle difficulté, que jaimerais aborder pour finir, car elle illustre toute la complexité de la tâche à surmonter.
Dans lexposé de la situation montrant que le principe de légalité de traitement devant la justice dans la sphère de lestime liée à lactivité avait progressé avec la construction de lEtat social, il est apparu à quel point les progrès moraux dans lordre social moderne pouvaient aussi mener à de nouvelles délimitations de frontières entre les différentes sphères basées sur la reconnaissance, car il ne fait pas de doute que cétait dans lintérêt des classes en permanence menacées par la misère économique, que de détacher une partie du statut social basé sur le travail et de le transformer en une obligation de la reconnaissance par des droits. Dans de tels cas de déplacements de frontières, on ne peut parler de progrès moral, que si les conditions sociales de formation de lidentité personnelle sont durablement améliorées pour les membres de groupes particuliers ou de classes, à travers le déplacement partiel sur un nouveau principe. Il semble que ce soit surtout des processus dextension du droit, cest-à-dire des tendances à lexpansion du principe juridique dégalité de traitement, qui soient dotés de la capacité dintervenir dans dautres sphères de reconnaissance pour procéder à des corrections et veiller ainsi à la garantie des conditions didentité minimale. Cest cette circonstance qui permet de reconnaître la logique morale étant à lorigine de ce déplacement de frontière, tant quelle se déroule à partir de la sphère du droit en direction des deux sphères de reconnaissance : car comme le principe normatif du droit moderne, pris en tant que principe de respect réciproque entre personnes autonomes, possède à lorigine un caractère inconditionnel, tous les sujets concernés peuvent sen prévaloir dès le moment où ils constatent que les conditions nécessaires à lautonomie individuelle dans dautres sphères ne sont plus suffisamment sauvegardées. Les luttes pour imposer les droits sociaux, que nous avons déjà évoquées, ne sont pas les seuls exemples qui illustrent ces processus dextension du droit partis depuis le «« bas ». Il y a aussi les débats largement ramifiés qui sont menés aujourdhui sur la garantie juridique dun traitement dégalité réciproque au sein du couple et de la famille: largument central est queu égard à la domination structurelle des hommes dans la sphère privée, les conditions pour une autodétermination des femmes ne peuvent être sauvegardées, que si elles prennent la forme de droits garantis de manière contractuelle et deviennent ainsi un devoir propre à la reconnaissance juridique.
Il découle de ces réflexions quun concept de la justice basé sur la théorie de la reconnaissance peut assumer une fonction critique, et non pas seulement là ou il est question de la défense juridique de progrès moraux dans les sphères de reconnaissance respectives. On a également constamment besoin dun examen réflexif des frontières qui se sont établies entre les territoires respectifs des différents principes de reconnaissance, car le soupçon ne peut jamais être levé, que le partage du travail établi entre les sphères morales ne porte atteinte aux possibilités de formation de lidentité individuelle. Et il nest pas rare quune telle remise en question en vienne à la conclusion quun élargissement des droits individuels est nécessaire lorsque, sous le régime des principes normatifs de « lamour » ou de la « contribution », les conditions de respect et dautonomie ne sont pas suffisamment garanties. Lesprit critique dun tel concept de justice peut bien sûr ici entrer en conflit avec sa fonction propre de préservation, puisque toutes les légitimations morales en faveur des déplacements de frontières comportent également la nécessité dun maintien de la séparation des sphères, car les conditions de la réalisation individuelle dans la société moderne ne sont, comme nous lavons vu, garanties que socialement, lorsque les sujets ont la possibilité de faire lexpérience dune reconnaissance intersubjective, non seulement de leur autonomie personnelle, mais aussi de leurs besoins spécifiques et de leurs capacités particulières.
Axel Honneth
* Politologue.
* Philosophe et sociologue allemand (professeur à lUniversité de Francfort). Axel Honneth est un des représentants contemporains de la Théorie critique de « lEcole de Francfort », à laquelle il a consacré plusieurs écrits et quil tente de reformuler selon une théorie de la reconnaissance. Il est, en outre, lauteur de nombreux ouvrages de philosophie sociale, de philosophie politique et de sociologie. Ses principales publications sont : Kritik der Macht (Suhrkamp, 1986), Die zerrissene Welt des Sozialen (Suhrkamp, 1990), Kampf um Anerkennung (Suhrkamp, 1992 ; La lutte pour la reconnaissance, trad. française de Pierre Rusch, Ed. du Cerf, 2000), Desintegration (Fischer, 1994), Das Andere der Gerechtigkeit (Suhrkamp, 2000), Leiden an Unbestimmtheit (2001).
(1) Nous remercions chaleureusement le personnel du salutaire Goethe Institut de Bordeaux pour, et grâce à lintermédiaire de son directeur Jochen Neuberger, son vigilant rôle de passeur (ndlr).
(2) Les tenants de la théorie de la reconnaissance considèrent quune politique égalitaire de type redistributive ne saurait venir à bout dun ensemble de dominations portant sur les systèmes de valeurs de collectivités sociales spécifiques, doù la nécessité de faire intervenir des droits qui les protègent contre la discrimination. Il est courant dopposer les luttes sociales visant la reconnaissance aux luttes sociales visant la redistribution. Nancy Fraser parle dun changement de paradigme caractéristique du passage de la redistribution vers la reconnaissance, tout en proposant elle-même une unification des deux perspectives en vue dune politique démancipation actuelle. Axel Honneth défend un point de vue proche, mais toutefois différent, puisquil remet en cause la distinction elle-même entre conflits pour la reconnaissance et conflits pour la redistribution, en montrant que les motifs moraux des conflits sociaux relèvent de demandes de reconnaissance, y compris ceux ayant en leur centre des enjeux redistributifs.
(3) Axel Honneth dégage un modèle comportant trois sphères de reconnaissance, qui rend compte des conditions réussies de réalisation de soi dans les sociétés modernes. La sphère de lamour suppose que la relation de reconnaissance est liée à lexistence dautres personnes charnelles, avec lesquelles la personne fait lexpérience dune reconnaissance affective et peut développer à légard de soi-même une attitude de confiance se traduisant par une sécurité émotionnelle dans lexpression de ses besoins. La sphère du droit suppose quune personne puisse se sentir porteuse des mêmes droits quautrui et développer ainsi un sentiment de respect de soi. Ici, la relation de reconnaissance se fonde sur des droits égaux entre individus et repose sur un savoir partagé des normes réglant des droits et devoirs égaux. Enfin, le modèle de la contribution à la société suppose que lapport des sujets à la collectivité, dont les particularités individuelles se sont construites à travers une histoire de vie singulière, soit considéré sans discrimination et quils puissent ainsi développer un sentiment destime de soi.
4) Dans la conception dAxel Honneth, les luttes entre les individus et les groupes aboutissent à une transformation de la structure normative des sociétés et à une forme délévation des rapports de reconnaissance. La conquête des droits est par exemple le fruit, objectivé dans des institutions, de luttes sociales menées par des groupes ou des classes dominés en vue de faire reconnaître par les institutions un certain nombre de nécessités exprimées (sur ce point, voir La lutte pour la reconnaissance, chap. 5 et 8).
(5) Axel Honneth se distingue ici de John Rawls, qui esquisse des conditions de la justice de manière spéculative. Rawls procède à une « critique constructive » basée sur lélaboration abstraite dune situation de justice idéale, modèle à la lumière duquel les conditions existantes peuvent être soumises à la critique si elles ne concrétisent pas les principes abstraits de justice. Honneth oppose un autre concept de critique, non fondé sur une construction des principes de la justice mais sur une reconstruction des principes à luvre dans lexpérience pratique des individus et groupes sociaux.
(6) David Miller, Principles of Social Justice, Cambridge, Mass., 1999.
(7) Sur un tel type de différenciation entre un ordre premier et un ordre second de justice, qui rend possible, au nom dune égalité universelle (au sens dabsence de prise de parti), de faire appel à une éthique de la sollicitude au second niveau, voir les réflexions de Brian Barry, Justice as Impartiality, Oxford, Chap. 9 et 10.
(8) Axel Honneth est de ceux qui défendent lidée quune des tâches des théories ayant une prétention critique sur le monde social consiste à fonder les critères normatifs à partir desquels la critique des conditions existantes peut être menée. Sans fondements normatifs justifiés et validés de manière argumentative, la prétention théorique prend le risque de masquer le point de vue de son discours et de sombrer dans larbitraire. La seconde exigence de la critique est de se rattacher à un point de vue existant et effectif dans le monde social plutôt que de partir dun niveau purement abstrait. Ainsi, ce sont les expériences mêmes des acteurs sociaux dans leur vie de tous les jours, et en loccurrence, leur expérience du mépris ou datteinte à leur intégrité, sur lesquelles la théorie sappuie pour mener une critique de lordre établi, à la lumière de potentialités comprises dans cet ordre lui-même. (Voir « La dynamique sociale du mépris ? Doù parle une théorie critique de la société ? », in Habermas, la raison, la critique, Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz (sous la dir.), Paris, Cerf, 1996, pp. 215-238).
(9) Axel Honneth se réfère ici au fait que la modernité se caractérise : 1) par une différenciation des relations sociales (privé/public, société/Etat), qui est lune des caractéristiques du capitalisme et qui est à lorigine de la distinctions des trois sphères de reconnaissance qui viennent dêtre décrites, 2) par laffirmation du principe libéral (au sens du libéralisme politique) de légalité des droits.
(1) Nous remercions chaleureusement le personnel du salutaire Goethe Institut de Bordeaux pour, et grâce à lintermédiaire de son directeur Jochen Neuberger, son vigilant rôle de passeur (ndlr).
(2) Les tenants de la théorie de la reconnaissance considèrent quune politique égalitaire de type redistributive ne saurait venir à bout dun ensemble de dominations portant sur les systèmes de valeurs de collectivités sociales spécifiques, doù la nécessité de faire intervenir des droits qui les protègent contre la discrimination. Il est courant dopposer les luttes sociales visant la reconnaissance aux luttes sociales visant la redistribution. Nancy Fraser parle dun changement de paradigme caractéristique du passage de la redistribution vers la reconnaissance, tout en proposant elle-même une unification des deux perspectives en vue dune politique démancipation actuelle. Axel Honneth défend un point de vue proche, mais toutefois différent, puisquil remet en cause la distinction elle-même entre conflits pour la reconnaissance et conflits pour la redistribution, en montrant que les motifs moraux des conflits sociaux relèvent de demandes de reconnaissance, y compris ceux ayant en leur centre des enjeux redistributifs.
(3) Axel Honneth dégage un modèle comportant trois sphères de reconnaissance, qui rend compte des conditions réussies de réalisation de soi dans les sociétés modernes. La sphère de lamour suppose que la relation de reconnaissance est liée à lexistence dautres personnes charnelles, avec lesquelles la personne fait lexpérience dune reconnaissance affective et peut développer à légard de soi-même une attitude de confiance se traduisant par une sécurité émotionnelle dans lexpression de ses besoins. La sphère du droit suppose quune personne puisse se sentir porteuse des mêmes droits quautrui et développer ainsi un sentiment de respect de soi. Ici, la relation de reconnaissance se fonde sur des droits égaux entre individus et repose sur un savoir partagé des normes réglant des droits et devoirs égaux. Enfin, le modèle de la contribution à la société suppose que lapport des sujets à la collectivité, dont les particularités individuelles se sont construites à travers une histoire de vie singulière, soit considéré sans discrimination et quils puissent ainsi développer un sentiment destime de soi.
4) Dans la conception dAxel Honneth, les luttes entre les individus et les groupes aboutissent à une transformation de la structure normative des sociétés et à une forme délévation des rapports de reconnaissance. La conquête des droits est par exemple le fruit, objectivé dans des institutions, de luttes sociales menées par des groupes ou des classes dominés en vue de faire reconnaître par les institutions un certain nombre de nécessités exprimées (sur ce point, voir La lutte pour la reconnaissance, chap. 5 et 8).
(5) Axel Honneth se distingue ici de John Rawls, qui esquisse des conditions de la justice de manière spéculative. Rawls procède à une « critique constructive » basée sur lélaboration abstraite dune situation de justice idéale, modèle à la lumière duquel les conditions existantes peuvent être soumises à la critique si elles ne concrétisent pas les principes abstraits de justice. Honneth oppose un autre concept de critique, non fondé sur une construction des principes de la justice mais sur une reconstruction des principes à luvre dans lexpérience pratique des individus et groupes sociaux.
(6) David Miller, Principles of Social Justice, Cambridge, Mass., 1999.
(7) Sur un tel type de différenciation entre un ordre premier et un ordre second de justice, qui rend possible, au nom dune égalité universelle (au sens dabsence de prise de parti), de faire appel à une éthique de la sollicitude au second niveau, voir les réflexions de Brian Barry, Justice as Impartiality, Oxford, Chap. 9 et 10.
(8) Axel Honneth est de ceux qui défendent lidée quune des tâches des théories ayant une prétention critique sur le monde social consiste à fonder les critères normatifs à partir desquels la critique des conditions existantes peut être menée. Sans fondements normatifs justifiés et validés de manière argumentative, la prétention théorique prend le risque de masquer le point de vue de son discours et de sombrer dans larbitraire. La seconde exigence de la critique est de se rattacher à un point de vue existant et effectif dans le monde social plutôt que de partir dun niveau purement abstrait. Ainsi, ce sont les expériences mêmes des acteurs sociaux dans leur vie de tous les jours, et en loccurrence, leur expérience du mépris ou datteinte à leur intégrité, sur lesquelles la théorie sappuie pour mener une critique de lordre établi, à la lumière de potentialités comprises dans cet ordre lui-même. (Voir « La dynamique sociale du mépris ? Doù parle une théorie critique de la société ? », in Habermas, la raison, la critique, Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz (sous la dir.), Paris, Cerf, 1996, pp. 215-238).
(9) Axel Honneth se réfère ici au fait que la modernité se caractérise : 1) par une différenciation des relations sociales (privé/public, société/Etat), qui est lune des caractéristiques du capitalisme et qui est à lorigine de la distinctions des trois sphères de reconnaissance qui viennent dêtre décrites, 2) par laffirmation du principe libéral (au sens du libéralisme politique) de légalité des droits.