Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
Imprimer l'article© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
Donner et partager du sens
Le Passant : En pensant à votre parcours, aux époques différentes que vous avez traversées en vous engageant, quel est pour vous le discours de fond que transmet la société actuelle ?
Francis Jeanson : Je crois que notre société est désormais incapable de transmettre, de tenir un discours de fond. Notre société est défaite. Elle est, si lon peut dire, désocialisée et donc non socialisante. Ce que nous appelons lindividualisme, cest le fait que des individus ont cru se libérer en devenant des individus mais en oubliant de devenir des personnes. La réalité cest quils ne sont plus portés par rien. Alors la société na même pas de projet à formuler actuellement. Elle transmet la résignation, le désarroi, la peur de lavenir, linsécurité certainement, mais elle ne transmet pas ce que lon aimerait peut-être ici ou là appeler un message. Et si elle transmet quelque chose, cest ce que lui renvoie létat du monde. De la même manière, nos hommes politiques font la politique que létat du monde leur laisse faire, mais ils nont pas le pouvoir. Alors, on transmet quoi, on transmet des valeurs ? Non, cest trop tard. Les valeurs, on ne sait plus très bien où elles sont, et puis de toute manière, on est obligé de découvrir que les valeurs nont jamais existé que dans la mesure où il y avait des gens pour les valoriser. Une valeur, ça nexiste pas en soi. Cest comme les pensées, on ne les transmet pas telles quelles.
Si lon revient un peu en arrière, quand vous étiez aux côtés de Jean-Paul Sartre. Il semble quil y avait deux voies, une construction théorique avec les limites daccès que pose nimporte quel discours théorique et en même temps une intervention plus large, plus ouverte au public, politique donc. Est-ce que cette question de la transmission était essentielle pour vous et pour Sartre à cette époque ?
Oui. Sartre sest livré à pas mal de contorsions et dacrobaties pour faire passer ce quil pensait, et pour le modifier au fur et à mesure, parce quil narrêtait pas de se repenser. Et lon peut se demander ce quil est resté de Sartre. Je me souviens du jour de sa mort. Je faisais une formation à côté de Bordeaux avec un groupe dadultes. Je venais juste de lapprendre et je leur ai demandé de réfléchir là-dessus : ce quétait Sartre pour eux. La seule chose qui est ressortie, elle était assez générale : cétait un homme qui voulait la liberté. Cest tout. Et finalement, si y on regarde bien, quest-ce qui reste ? Les gens seraient tentés de dire quil ne reste rien, quil sest trompé partout. Dabord ce nest pas vrai, et puis si on ne veut pas se tromper, il ne faut pas sengager. Mais finalement, en profondeur il na dit quune chose, que ce qui comptait pour lui, cétait la morale quil considérait dailleurs comme à la fois impossible et nécessaire. Et ça, cest toujours dactualité. Elle est impossible parce que je ne vois pas très bien qui elle pourrait satisfaire honnêtement, compte tenu de ce qui se passe dans le monde. Et en même temps, ce nest pas possible de se passer de la préoccupation morale. Seulement nous ne pouvons pas en disposer à notre manière, là où nous sommes, dans ce petit coin dunivers où les choses se passent encore à peu près calmement, en ignorant que dautres choses se passent ailleurs dont quelquefois nous sommes complices. Alors quy a-t-il à transmettre de tout ça ? Uniquement cette préoccupation, ce que jappelle lexigence de sens. Disons que le contenu même de la pensée de Sartre ne peut plus être le nôtre. Le contexte a changé, le décor a bougé. Dautant plus quil ny a pas un contexte, mais plusieurs contextes qui senveloppent mutuellement ou qui parfois sannulent mutuellement. On peut sy intéresser comme un historien, mais il reste surtout lexigence de sens. Et je ne peux pas donner sens tout seul à quoi que ce soit, cest en le mettant à la merci des autres donateurs de sens que je peux en contrôler quelque chose. La transmission, ce nest surtout pas un contenu.
Cette question que vous posez pour Sartre, je suppose que vous la posez aussi pour vous, pour vos écrits, vos engagements.
Cest évident. Comment vous dire ? Je ne sais jamais comment les gens me lisent. Je sais quelquefois comment ils mentendent quand je peux poursuivre un dialogue avec eux, à lissue dune conférence par exemple. De temps à autre, les gens se rappellent à moi en me disant : vous avez dit telle chose tel jour, ça ma fait ceci, ça ma fait cela. Cest extraordinaire quand ça arrive. Cest extraordinaire, à ceci près que parfois on se dit : « est-ce que jai vraiment dit ça ? ». Par rapport à ce que vous écrivez ou ce que vous dites, beaucoup de choses passent, mais on ne sait pas lesquelles. Evidemment, je sais bien quels sont mes engagements successifs. Pour moi, il y a une continuité de sens. Mais des gens trouvent remarquable ce que jai fait pu faire en Algérie en ignorant complètement ce que jai fait par ailleurs. Aujourdhui, il y a des gens qui savent que je suis dans la psychiatrie, daccord, mais la Bosnie, ils sen foutent. Je ne crois pas que lon puisse contrôler quoi que ce soit dans ce quon sefforce de transmettre. Je nai jamais limpression de mefforcer de transmettre quelque chose. Jai seulement le sentiment dessayer de communiquer mes inquiétudes, mes recherches, mes espoirs, etc., cest tout.
Même sil y a toujours eu des commémorations, cela fait partie des rituels de la société, on a limpression que la commémoration comme façon denvisager lhistoire sétend maintenant à beaucoup de choses, quelle se dilue. Est-elle une forme de transmission pour vous ?
La commémoration est un blocage dans la mesure où elle représente une fuite par rapport au présent, une façon de se réfugier dans une référence au passé. Pour moi, cette référence au passé est catastrophique. Si lon pouvait délivrer les gens de cette référence au passé, sans ignorer doù lon vient, on leur rendrait un service énorme, on les libérerait pour penser le présent. Jai toujours limpression quils sont beaucoup trop préoccupés par leur passé, par le passé de lespèce ou celui de leur génération mais ça ne sert à rien ; cest une façon de vivre à reculons. Et je ne vois pas en quoi le passé pourrait méclairer sur ce que jai à faire aujourdhui. Les leçons de lhistoire, pour moi, cest une vaste rigolade. Je voudrais bien quon me montre à quel moment lhistoire a servi à qui que ce soit. On peut sinspirer dun moment de lhistoire, mais en général, on risque surtout de se laisser pétrifier. Je crois quon est de plus en plus frileux, pas seulement par rapport à lavenir mais aussi par rapport au présent. On vit le présent dans une espèce de malaise, de crainte, doù cette idée quil y a quand même eu des grands exemples, quil y a quand même eu des grands hommes, des grands moments. Cest plus confortable de se contenter dy faire allusion, dy repenser. La mémoire peut aussi constituer une illusion didentité au plan collectif, mais cest une illusion dangereuse. Le danger, cest de sen remettre à cette mémoire-là, de la tenir pour suffisante et fondatrice. Elle na rien de fondateur, elle ne peut rien fonder du tout.
Est-ce que ça vous gêne, que par rapport à une pensée comme celle de Sartre, on soit beaucoup plus dans la commémoration que dans le questionnement ?
Bien sûr que ça me gêne. Cest complètement stérile. Il y a beaucoup à apprendre dans Sartre, non pas comme une leçon, mais comme une occasion de rebondissement. Parce quil na cessé de rebondir, en ne cessant dailleurs de se donner tort à lui-même. Cest ça qui est intéressant. Mais je crois que la pensée de Sartre a, depuis longtemps, imprégné son époque et lépoque suivante. Je crois que cest le cas aujourdhui encore. Il y a des gens qui disent ceci ou cela, ils ne se rendent pas compte que cest le mouvement même de la pensée de Sartre qui les a amenés à se poser la question de cette manière-là. Chaque génération est toujours aux prises avec un contexte différent et particulier. Je pense toujours que chaque génération a surtout pour fonction de garder la tête hors de leau pour assurer les possibilités de la suivante. Je crois quon ne peut pas faire beaucoup mieux. Cest un peu humiliant peut-être mais enfin par rapport à quoi ?
Si on regarde, comme on le fait souvent maintenant, les cinquante dernières années, on se dit quil y a un abandon progressif des idéologies donc des constructions politiques théoriques autres que le système dominant, cela veut-il dire que, politiquement, il ny a rien à transmettre ?
En tout cas pas en recopiant les erreurs du passé ou en restant attaché à des types de solution qui avaient peut-être du sens voilà un certain temps, mais plus maintenant. Notre seule ressource actuellement, cest de réinventer la politique. Nous avons vécu pendant trop longtemps sur lidée quil suffisait de fonctionner selon les rouages habituels, avec des courroies de transmission. Nous avons été dupés par le fait que notre pays est une démocratie remarquable au sens formel du terme. Nous avons dassez bonnes structures démocratiques mais nous avons peu à peu renoncé à les habiter. Aujourdhui, tout est à repenser, et nous ne savons plus très bien à qui ou quoi nous en prendre. Il y avait des adversaires et des alliés, on était pour ceci et contre cela Mais nous voici aux prises avec un marasme généralisé et le délire dune prétendue mondialisation. Un délire auquel seraient bien incapables de mettre fin ceux-là même qui en profitent encore. En revanche, on peut essayer de reconstituer, de proche en proche, des moyens daccès à des niveaux où il deviendrait possible de lenrayer. Ce qui suppose que nous commencions par agir là où nous pouvons déjà nous assurer des prises concrètes. Nous avions pris lhabitude de nous passionner, de préférence, pour ce sur quoi nous étions plus ou moins impuissants : jappelais ça lexotisme politique.
Mais peut-être sommes-nous en train dy céder sous une autre forme, dans notre hâte à focaliser sur lune des toutes dernières versions dune violence terroriste directe et demblée médiatisable. Jy vois en effet la très complaisante mise en scène dune dimension
particulière au détriment dune réflexion sur lessentiel : sur un terrorisme, qualifions-le déconomique, pour aller vite, qui a déjà fait et ne cesse de faire infiniment plus de victimes que les agressions anti-américaines du 11 septembre. Or, cest vrai quon ne peut pas agir demblée au niveau de lactuelle « mondialisation », mais quil serait vain dagir à quelque niveau que ce fût sans demeurer attentif à des phénomènes qui concernent et menacent lensemble de la planète. Il y a là une dialectique quil importe de maintenir, ou de mettre en uvre, entre le local et le mondial. Doù limportance de certaines interventions, à Seattle par exemple, et de rencontres comme celle de Durban.
Cest quand même un problème de se demander sans cesse sur quoi se reposer politiquement ?
Sur quoi se reposer ? Sur rien sauf sur nous-mêmes, sur nos propres engagements, nos propres efforts pour constituer des groupes, pour travailler à donner du sens à quelque chose de précis. Ça paraît modeste, presque bêtifiant, mais cest capital ! Sinon, on se racontera des histoires et les choses continueront à se produire à notre détriment. Ce qui me frappe, cest que dans une société comme la nôtre, malgré la désocialisation, il y a quand même des îlots de citoyennisation qui se manifestent depuis quelque dix ans. Par exemple à propos de la Bosnie. Tout à coup, en quelques mois, il y a eu 300 collectifs qui se sont créés un peu partout à travers la France pour aider réellement selon des modalités assez inventives. Mais ces groupes ne fonctionnaient pas les uns avec les autres, il a fallu les aider à se mettre en rapport. Dans tous les domaines, il y a des choses comme ça, et des gens ignorent quils pourraient constituer une espèce de force citoyenne, sils travaillaient ensemble.
Vous dites quil y aurait une alliance possible entre citoyens et des hommes politiques contre autre chose.
A condition que nous soyons de plus en plus nombreux à nous engager, à nous vouloir citoyens et acteurs. Mais peut-être faut-il que nous en soyons venus à toucher le fond pour comprendre enfin où se situent les vraies ressources : en nous, dans ce
que nous entreprenons concrètement. Leffondrement de deux tours à Manhattan, je vois mal comment cela pourrait suffire : il nous faut prendre plus directement conscience des désastres humains qui se multiplient dans notre monde, tout autour de nous, et jusque chez nous.
Est-ce que ce mouvement très hétéroclite anti-globalisation financière est pour vous un mouvement de rupture politique, est-ce quil est porteur de quelque chose ?
Un mouvement qui ne serait que de rupture naurait pas grand intérêt : il faut cesser de croire à la révolution pour demain matin, ce nest pas ainsi que les choses peuvent se passer. Mais quel que soit leur aspect plus ou moins chaotique, lutilité de certaines manifestations semblent évidente. Nimaginons pourtant pas que ce mouvement « au sommet » puisse nous dispenser de constituer « à la base » une force citoyenne et re-socialisante. Une force politique, au sens le plus fort du terme.
Francis Jeanson*
Entretien réalisé par Christophe Dabitch
Francis Jeanson : Je crois que notre société est désormais incapable de transmettre, de tenir un discours de fond. Notre société est défaite. Elle est, si lon peut dire, désocialisée et donc non socialisante. Ce que nous appelons lindividualisme, cest le fait que des individus ont cru se libérer en devenant des individus mais en oubliant de devenir des personnes. La réalité cest quils ne sont plus portés par rien. Alors la société na même pas de projet à formuler actuellement. Elle transmet la résignation, le désarroi, la peur de lavenir, linsécurité certainement, mais elle ne transmet pas ce que lon aimerait peut-être ici ou là appeler un message. Et si elle transmet quelque chose, cest ce que lui renvoie létat du monde. De la même manière, nos hommes politiques font la politique que létat du monde leur laisse faire, mais ils nont pas le pouvoir. Alors, on transmet quoi, on transmet des valeurs ? Non, cest trop tard. Les valeurs, on ne sait plus très bien où elles sont, et puis de toute manière, on est obligé de découvrir que les valeurs nont jamais existé que dans la mesure où il y avait des gens pour les valoriser. Une valeur, ça nexiste pas en soi. Cest comme les pensées, on ne les transmet pas telles quelles.
Si lon revient un peu en arrière, quand vous étiez aux côtés de Jean-Paul Sartre. Il semble quil y avait deux voies, une construction théorique avec les limites daccès que pose nimporte quel discours théorique et en même temps une intervention plus large, plus ouverte au public, politique donc. Est-ce que cette question de la transmission était essentielle pour vous et pour Sartre à cette époque ?
Oui. Sartre sest livré à pas mal de contorsions et dacrobaties pour faire passer ce quil pensait, et pour le modifier au fur et à mesure, parce quil narrêtait pas de se repenser. Et lon peut se demander ce quil est resté de Sartre. Je me souviens du jour de sa mort. Je faisais une formation à côté de Bordeaux avec un groupe dadultes. Je venais juste de lapprendre et je leur ai demandé de réfléchir là-dessus : ce quétait Sartre pour eux. La seule chose qui est ressortie, elle était assez générale : cétait un homme qui voulait la liberté. Cest tout. Et finalement, si y on regarde bien, quest-ce qui reste ? Les gens seraient tentés de dire quil ne reste rien, quil sest trompé partout. Dabord ce nest pas vrai, et puis si on ne veut pas se tromper, il ne faut pas sengager. Mais finalement, en profondeur il na dit quune chose, que ce qui comptait pour lui, cétait la morale quil considérait dailleurs comme à la fois impossible et nécessaire. Et ça, cest toujours dactualité. Elle est impossible parce que je ne vois pas très bien qui elle pourrait satisfaire honnêtement, compte tenu de ce qui se passe dans le monde. Et en même temps, ce nest pas possible de se passer de la préoccupation morale. Seulement nous ne pouvons pas en disposer à notre manière, là où nous sommes, dans ce petit coin dunivers où les choses se passent encore à peu près calmement, en ignorant que dautres choses se passent ailleurs dont quelquefois nous sommes complices. Alors quy a-t-il à transmettre de tout ça ? Uniquement cette préoccupation, ce que jappelle lexigence de sens. Disons que le contenu même de la pensée de Sartre ne peut plus être le nôtre. Le contexte a changé, le décor a bougé. Dautant plus quil ny a pas un contexte, mais plusieurs contextes qui senveloppent mutuellement ou qui parfois sannulent mutuellement. On peut sy intéresser comme un historien, mais il reste surtout lexigence de sens. Et je ne peux pas donner sens tout seul à quoi que ce soit, cest en le mettant à la merci des autres donateurs de sens que je peux en contrôler quelque chose. La transmission, ce nest surtout pas un contenu.
Cette question que vous posez pour Sartre, je suppose que vous la posez aussi pour vous, pour vos écrits, vos engagements.
Cest évident. Comment vous dire ? Je ne sais jamais comment les gens me lisent. Je sais quelquefois comment ils mentendent quand je peux poursuivre un dialogue avec eux, à lissue dune conférence par exemple. De temps à autre, les gens se rappellent à moi en me disant : vous avez dit telle chose tel jour, ça ma fait ceci, ça ma fait cela. Cest extraordinaire quand ça arrive. Cest extraordinaire, à ceci près que parfois on se dit : « est-ce que jai vraiment dit ça ? ». Par rapport à ce que vous écrivez ou ce que vous dites, beaucoup de choses passent, mais on ne sait pas lesquelles. Evidemment, je sais bien quels sont mes engagements successifs. Pour moi, il y a une continuité de sens. Mais des gens trouvent remarquable ce que jai fait pu faire en Algérie en ignorant complètement ce que jai fait par ailleurs. Aujourdhui, il y a des gens qui savent que je suis dans la psychiatrie, daccord, mais la Bosnie, ils sen foutent. Je ne crois pas que lon puisse contrôler quoi que ce soit dans ce quon sefforce de transmettre. Je nai jamais limpression de mefforcer de transmettre quelque chose. Jai seulement le sentiment dessayer de communiquer mes inquiétudes, mes recherches, mes espoirs, etc., cest tout.
Même sil y a toujours eu des commémorations, cela fait partie des rituels de la société, on a limpression que la commémoration comme façon denvisager lhistoire sétend maintenant à beaucoup de choses, quelle se dilue. Est-elle une forme de transmission pour vous ?
La commémoration est un blocage dans la mesure où elle représente une fuite par rapport au présent, une façon de se réfugier dans une référence au passé. Pour moi, cette référence au passé est catastrophique. Si lon pouvait délivrer les gens de cette référence au passé, sans ignorer doù lon vient, on leur rendrait un service énorme, on les libérerait pour penser le présent. Jai toujours limpression quils sont beaucoup trop préoccupés par leur passé, par le passé de lespèce ou celui de leur génération mais ça ne sert à rien ; cest une façon de vivre à reculons. Et je ne vois pas en quoi le passé pourrait méclairer sur ce que jai à faire aujourdhui. Les leçons de lhistoire, pour moi, cest une vaste rigolade. Je voudrais bien quon me montre à quel moment lhistoire a servi à qui que ce soit. On peut sinspirer dun moment de lhistoire, mais en général, on risque surtout de se laisser pétrifier. Je crois quon est de plus en plus frileux, pas seulement par rapport à lavenir mais aussi par rapport au présent. On vit le présent dans une espèce de malaise, de crainte, doù cette idée quil y a quand même eu des grands exemples, quil y a quand même eu des grands hommes, des grands moments. Cest plus confortable de se contenter dy faire allusion, dy repenser. La mémoire peut aussi constituer une illusion didentité au plan collectif, mais cest une illusion dangereuse. Le danger, cest de sen remettre à cette mémoire-là, de la tenir pour suffisante et fondatrice. Elle na rien de fondateur, elle ne peut rien fonder du tout.
Est-ce que ça vous gêne, que par rapport à une pensée comme celle de Sartre, on soit beaucoup plus dans la commémoration que dans le questionnement ?
Bien sûr que ça me gêne. Cest complètement stérile. Il y a beaucoup à apprendre dans Sartre, non pas comme une leçon, mais comme une occasion de rebondissement. Parce quil na cessé de rebondir, en ne cessant dailleurs de se donner tort à lui-même. Cest ça qui est intéressant. Mais je crois que la pensée de Sartre a, depuis longtemps, imprégné son époque et lépoque suivante. Je crois que cest le cas aujourdhui encore. Il y a des gens qui disent ceci ou cela, ils ne se rendent pas compte que cest le mouvement même de la pensée de Sartre qui les a amenés à se poser la question de cette manière-là. Chaque génération est toujours aux prises avec un contexte différent et particulier. Je pense toujours que chaque génération a surtout pour fonction de garder la tête hors de leau pour assurer les possibilités de la suivante. Je crois quon ne peut pas faire beaucoup mieux. Cest un peu humiliant peut-être mais enfin par rapport à quoi ?
Si on regarde, comme on le fait souvent maintenant, les cinquante dernières années, on se dit quil y a un abandon progressif des idéologies donc des constructions politiques théoriques autres que le système dominant, cela veut-il dire que, politiquement, il ny a rien à transmettre ?
En tout cas pas en recopiant les erreurs du passé ou en restant attaché à des types de solution qui avaient peut-être du sens voilà un certain temps, mais plus maintenant. Notre seule ressource actuellement, cest de réinventer la politique. Nous avons vécu pendant trop longtemps sur lidée quil suffisait de fonctionner selon les rouages habituels, avec des courroies de transmission. Nous avons été dupés par le fait que notre pays est une démocratie remarquable au sens formel du terme. Nous avons dassez bonnes structures démocratiques mais nous avons peu à peu renoncé à les habiter. Aujourdhui, tout est à repenser, et nous ne savons plus très bien à qui ou quoi nous en prendre. Il y avait des adversaires et des alliés, on était pour ceci et contre cela Mais nous voici aux prises avec un marasme généralisé et le délire dune prétendue mondialisation. Un délire auquel seraient bien incapables de mettre fin ceux-là même qui en profitent encore. En revanche, on peut essayer de reconstituer, de proche en proche, des moyens daccès à des niveaux où il deviendrait possible de lenrayer. Ce qui suppose que nous commencions par agir là où nous pouvons déjà nous assurer des prises concrètes. Nous avions pris lhabitude de nous passionner, de préférence, pour ce sur quoi nous étions plus ou moins impuissants : jappelais ça lexotisme politique.
Mais peut-être sommes-nous en train dy céder sous une autre forme, dans notre hâte à focaliser sur lune des toutes dernières versions dune violence terroriste directe et demblée médiatisable. Jy vois en effet la très complaisante mise en scène dune dimension
particulière au détriment dune réflexion sur lessentiel : sur un terrorisme, qualifions-le déconomique, pour aller vite, qui a déjà fait et ne cesse de faire infiniment plus de victimes que les agressions anti-américaines du 11 septembre. Or, cest vrai quon ne peut pas agir demblée au niveau de lactuelle « mondialisation », mais quil serait vain dagir à quelque niveau que ce fût sans demeurer attentif à des phénomènes qui concernent et menacent lensemble de la planète. Il y a là une dialectique quil importe de maintenir, ou de mettre en uvre, entre le local et le mondial. Doù limportance de certaines interventions, à Seattle par exemple, et de rencontres comme celle de Durban.
Cest quand même un problème de se demander sans cesse sur quoi se reposer politiquement ?
Sur quoi se reposer ? Sur rien sauf sur nous-mêmes, sur nos propres engagements, nos propres efforts pour constituer des groupes, pour travailler à donner du sens à quelque chose de précis. Ça paraît modeste, presque bêtifiant, mais cest capital ! Sinon, on se racontera des histoires et les choses continueront à se produire à notre détriment. Ce qui me frappe, cest que dans une société comme la nôtre, malgré la désocialisation, il y a quand même des îlots de citoyennisation qui se manifestent depuis quelque dix ans. Par exemple à propos de la Bosnie. Tout à coup, en quelques mois, il y a eu 300 collectifs qui se sont créés un peu partout à travers la France pour aider réellement selon des modalités assez inventives. Mais ces groupes ne fonctionnaient pas les uns avec les autres, il a fallu les aider à se mettre en rapport. Dans tous les domaines, il y a des choses comme ça, et des gens ignorent quils pourraient constituer une espèce de force citoyenne, sils travaillaient ensemble.
Vous dites quil y aurait une alliance possible entre citoyens et des hommes politiques contre autre chose.
A condition que nous soyons de plus en plus nombreux à nous engager, à nous vouloir citoyens et acteurs. Mais peut-être faut-il que nous en soyons venus à toucher le fond pour comprendre enfin où se situent les vraies ressources : en nous, dans ce
que nous entreprenons concrètement. Leffondrement de deux tours à Manhattan, je vois mal comment cela pourrait suffire : il nous faut prendre plus directement conscience des désastres humains qui se multiplient dans notre monde, tout autour de nous, et jusque chez nous.
Est-ce que ce mouvement très hétéroclite anti-globalisation financière est pour vous un mouvement de rupture politique, est-ce quil est porteur de quelque chose ?
Un mouvement qui ne serait que de rupture naurait pas grand intérêt : il faut cesser de croire à la révolution pour demain matin, ce nest pas ainsi que les choses peuvent se passer. Mais quel que soit leur aspect plus ou moins chaotique, lutilité de certaines manifestations semblent évidente. Nimaginons pourtant pas que ce mouvement « au sommet » puisse nous dispenser de constituer « à la base » une force citoyenne et re-socialisante. Une force politique, au sens le plus fort du terme.
Francis Jeanson*
Entretien réalisé par Christophe Dabitch
Philosophe, auteur de nombreux ouvrages dont lAction culturelle dans la cité, Ed. du Seuil (1973) et plus récemment dEntre-Deux, Conversations privées 1974-1999. Un itinéraire dengagement, Francis Jeanson et Christiane Philip, Ed. Le Bord de leau (2000).