Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
entretien de Daniel Bensaïd par Claude Corman
Imprimer l'articleLe marranisme,
Un internationalisme réinventé ?
Claude Corman : Dans son introduction à ce numéro sur la transmission, Emmanuel Renault écrit : « Longtemps, les mouvements démancipation se sont nourris de la mémoire vivante des soubresauts révolutionnaires. Le XIXe siècle commença par entretenir la tradition de 1789 et de 1793, puis il entretint celle de 1848 et de 1871 ; le XXe sy rattacha encore, de même quà celle de 1917, puis de 1936. Mais il semble quaujourdhui un fil soit rompu et que ces différentes dates, auxquelles il faudrait ajouter 1968 ne fassent plus lobjet que de commémorations. Comment ne pas rapprocher le fait que lhistoire est toujours plus envahie par la commémoration et le devoir de mémoire et le fait que lavenir semble bouché, que lhistoire ne se dise plus tant au futur quau passé. Car un autre rapport au passé est possible où celui-ci ne transmet plus des leçons à tirer ou des erreurs à payer, mais des virtualités inaccomplies à actualiser ou une espérance à réaliser. » Comment situez-vous les enjeux du débat entre le devoir de mémoire et le devoir doubli dont on parle tant aujourdhui, par exemple à propos de la Shoah ou de la torture en Algérie ? Et quel est votre sentiment sur le lien entre la transmission et louverture du présent, entre la mémoire créatrice, vivante et la commémoration ?
Daniel Bensaïd : Il semble en effet que le fil soit rompu. Que quelque chose ait cédé ou se soit affaissé au tournant des années 90. Une séquence sest achevée qui correspond plus ou moins à ce que les historiens appellent le « court vingtième siècle » : de la Grande Guerre et de la Révolution russe à la réunification allemande et à la désintégration de lUnion soviétique. Mais la fin dune période historique nentraîne pas nécessairement un tel effacement des traces, un tel effondrement des cultures. Alors pourquoi non seulement cette rupture de continuité mais cet oubli, ce refoulement du passé, ce reniement de la tradition qui ne profite quaux nouveaux conformismes ? Il y a sans doute des raisons sociologiques liées aux métamorphoses de la technique, du travail, et de la domination du capital lui-même. Il y a certainement des raisons plus directement politiques, liées à leffet durable des défaites accumulées au cours du siècle écoulé. Il est bien difficile de démêler les deux, ce qui relève des tendances lourdes et ce qui relève des aléas politiques. Mais le fait est que nous en sommes rendus là. Et le débat sur le post-modernisme qui tend à faire de ce post un après et un au-delà de la modernité est largement mystificateur. Si post-modernité il y a, elle reste tragiquement contemporaine de la modernité. Elle en est le double et le corollaire.
Cest dailleurs pourquoi, on ne fera pas table rase dun mauvais passé. On ne repartira pas de zéro. Le devoir de transmettre demeure. Mais comment transmettre ? Et, avant même de savoir comment, que transmettre au juste ? Que reste-t-il de la Révolution française ? Et dOctobre 17 ? Paradoxalement, pour se réapproprier la part toujours active du passé, il faut commencer par remonter le temps, toujours plus loin, toujours plus haut, aux sources des grandes hérésies, pour pouvoir retrouver la logique des révoltes et les raisons des déraisons.
Cest possible. La guerre civile espagnole tombait dans loubli (ou le refoulement, ce qui est bien différent), y compris en Espagne, et le film de Ken Loach, Land and Freedom1, a réveillé la mémoire assoupie. La Révolution russe était devenue un chapitre mort de lhistoire du monde, et les polémiques autour du Livre noir du communisme ont ranimé les enjeux polémiques et politiques. Sous le baiser de lévénement, les querelles endormies sortent de leur sommeil et reprennent des couleurs.
De Péguy à Benjamin, la remémoration critique (lEingedenken) est le contraire du souvenir pieux ou de la commémoration. La commémoration réconcilie, apaise. Elle marche au consensus, ainsi que lont montré de façon éclatante les cérémonies du bicentenaire de la Révolution française. Cest encore pire lorsque la commémoration est une auto-célébration générationnelle et narcissique, comme cest le cas tous les dix ans pour Mai 68. De la commémoration donc comme réconciliation. Quand on se réconcilie sur une affaire, disait Péguy à propos de laffaire Dreyfus, cest quon ny comprend plus rien. De même pour laffaire Jésus, pour laffaire Jeanne dArc, pour la Commune, pour Octobre, pour la Résistance, pour la guerre dAlgérie, etc.
« La mémoire est toujours de la guerre », dit Benjamin. A quoi lhistorien communiste soviétique et ancien zek Mikhaïl Guefter, répond en écho : « A lhistoire comme à la guerre ! ».
C.C. : « La mémoire est toujours de la guerre! » Dans cet esprit, la mémoire juive ne peut se résumer à la création de lEtat dIsraël en 1948 et à la célébration douloureuse de la Shoah. Lexil en Babylonie, la littérature apocalyptique des temps hellénistiques, la guerre de Judée avec les Romains, la dispersion européenne des juifs après la destruction du second Temple, le développement de la Cabbale et du marranisme en Espagne, les multiples persécutions des juifs dans lEurope médiévale, lémancipation juive à la fin du XVIIIe siècle en France, les uvres des juifs assimilés dAutriche et dAllemagne, la participation des juifs dEurope orientale à linsurrection communiste, etc., tout cela devrait investir le présent de lunivers juif, car « rien de ce qui eut jamais lieu nest perdu pour lhistoire... »
D.B. : Tout cela investit le présent ? Il faut lespérer, car en devenant mémoire dEtat, la mémoire juive devient sélective. Elle devient histoire, et même tend à devenir histoire officielle. Contre cette sionisation de la mémoire, par une sorte de retournement du rapport critique entre histoire et mémoire, le travail des nouveaux historiens sur la guerre de 1948 et les origines de lEtat dIsraël devient à son tour un recours contre le grand trou noir qui se creuse dans la mémoire juive et dans lequel menace de sengloutir la pluralité dun passé tumultueux, plein de conflits et de contradictions. De la destruction du Temple au mémorial du judéocide, cest comme si une grande parenthèse se refermait sur un texte appelé à seffacer. Cette reconstruction mythique autour dun peuple rescapé de lhistoire débouche sur une fermeture communautaire, sur une dépolitisation mythologique, sur une identité généalogique et sur le droit du sang.
Heureusement quil y eut Spinoza, Marx, Freud, et « autres hérétiques » (selon la formule de Yovel), et aussi des Rosa Luxemburg, des Trotski, des Botwin, des Rayman, des Trepper, des Curiel Heureusement quil y eut cet élan duniversalité exubérante, trop débordante pour se laisser enclore dans lespace étroit du sionisme et dans sa fuite en avant mortifère.
Le paradoxe, cest que des juifs non-juifs ou des « spinozants » (comme dirait Edgar Morin) en soient aujourdhui réduits à protester « en tant que juifs » contre la mainmise sioniste sur lhistoire et la mémoire juive. Cest en effet ce que jai été amené à faire avec bien dautres (dont Vidal-Naquet, Marie-Claire Mendès-France, Francis Kahn, Rony Brauman) pour protester contre lappropriation communautaire dun héritage problématique et contre son annexion par la raison dEtat israélienne. Nous nous sommes solidarisés avec la résistance palestinienne victime de loccupation non pas « bien que juifs » comme certains feignent de le croire mais aussi parce que juifs : parce que la politique du gouvernement israélien conduit tôt ou tard les juifs à une nouvelle catastrophe.
C.C. : Cest je crois, tout ce qui oppose la « mémoire pleine » de Limor Livnat, la ministre israélienne de léducation nationale, mémoire pleine mais auto-suffisante, tournée vers lexclusive légitimation de son camp à leffort dElias Sanbar et de Pierre Vidal-Naquet de ne pas retourner la mémoire blessée et douloureuse de chaque peuple en déni de reconnaissance de lautre et en désespoir dune coexistence future. Entre Limor Livnat et Pierre Vidal-Naquet, nous avons affaire à deux usages politiques de lhistoire juive radicalement différents, non pas tant par le fait dune mémoire sélective et tronquée que par une vision très éloignée du présent et de lavenir dIsraël et de la Palestine.
Dans votre livre Résistances, vous entamez le chapitre consacré à la patience du marrane par une réflexion sur le messianisme. Or, la plupart des gens connaissent le marranisme par la figure de Baruch Spinoza à qui lon attribue un rôle de pionnier dans la critique historique de la Bible et la mise à la raison de lesprit religieux. Le personnage de Sabatai Tsevi, le messie apostat converti à lIslam en 1666 sous le nom dAziz Mehmet Effendi, soit dix ans tout juste après le bannissement de Spinoza par le Mahamad dAmsterdam est surtout connu du monde juif et na pas acquis la renommée universelle du philosophe. Il est vrai que le sabatéisme a représenté un puissant courant messianique qui a balayé toutes les prudences et les réserves des rabbins. Est-ce que cest cette surprise révolutionnaire, la soudaine et vibrante irruption historique des masses juives séfarades et ashkénazes pour une fois réunies, prêtes à suivre sans calculs, sans conditions le rêve émancipateur dun « illuminé » qui vous paraît exemplaire dans le messianisme sabatéen ?
D.B.: Tsevi et son prophète Nathan de Gaza cherchaient à séveiller dun cauchemar le massacre dont fut victime le judaïsme polonais en 1648. Lexplosion messianique fit écho à cette catastrophe qui relance la question lancinante de savoir comment conjurer la répétition des désastres où lhomme est mis à lépreuve de sa propre liberté. Nétant pas spécialiste de la mystique juive, je me contente sur ce point de mettre mes pas dans les traces de Scholem pour les prolonger jusquà nos interrogations actuelles. Selon lui, le sabbataïsme sest propagé comme une flamme populaire née du refus de se soumettre au verdict de lhistoire immédiate. Dans le monde juif de Tsevi, de Da Costa, de Spinoza, il y a de la transgression dans lair. Toute transgression nest pas subversive. Mais proclamer que, « quand tout sera saint, il ny aura plus ni limites ni interdits » invite à bousculer les normes et à semer le désordre. Pour Scholem, lattitude carrément militante de Nathan de Gaza nest plus apocalyptique mais déjà révolutionnaire dans la mesure où elle appelle à la rébellion ouverte contre lordre établi.
C.C. : Vous opposez, en suivant sur ce point Walter Benjamin la tension messianique à lutopie. Or, les mouvements alternatifs qui se développent contre la mondialisation libérale et refusent la marchandisation du monde (comme le Forum international de Porto Alegre) revendiquent une « utopie en marche, avec son train despoirs, de possibles, de rencontres. » Lutopie est un défi de limagination à un système verrouillé ou hégémonique qui fait du futur lotage de son propre choix : Moi ou la catastrophe. On peut la concevoir comme lardente réplique à lhorizon plombé dun système qui, ligoté par la peur de la catastrophe, se réfugie ou sapaise dans ce que lon a appelé la pensée unique, pas tant parce que la pensée se serait subitement simplifiée, mais parce que lalternative au modèle de mondialisation en cours dominée par le capitalisme financier et marchand na pas à ses yeux dautre concurrent sérieux que la catastrophe (la récession dramatique, le terrorisme ou linvasion martienne) La raison utopique, dune certaine manière, saffranchit du monde passé (du passé, faisons table rase !) en inventant le temps et les lois dun monde non contaminé par lHistoire. Lutopie oppose au futur catastrophique sa foi dans un autre monde. Un autre monde est possible !
D.B. : Un autre monde est possible, je lespère. Mais il faut commencer par le vouloir. Le problème avec la notion dutopie (qui me vaut une interminable querelle amicale avec Michaël Löwy), cest dabord que le terme même est chargé de significations multiples difficiles à démêler. Dans son usage le plus large et le plus courant, il évoque laspiration indéterminée à autre chose ou à un ailleurs. Dans un usage plus défini, il désigne lanticipation dun futur imaginaire. Il tend alors à revêtir une dimension normative, voire autoritaire, et même « doctrinaire » aurait dit Marx. La tradition utopique oscille son inventaire par Bloch dans le Principe Espérance en témoigne entre ces deux pôles, un pôle libertaire et un pôle disciplinaire, entre Fourier et Campanella. Lutopie a une histoire. Pour ma part, je men tiens à la critique par Marx des socialistes utopiques qui inaugure son communisme politique. Et je partage la défiance de Blanqui ou de Sorel envers un maximalisme utopique souvent prêt à renoncer aux grandes architectures du futur pour débiter ses potions magiques au marché aux puces des réformes modestes. Il est certain quon assiste, avec le renouveau des mouvements sociaux, à une nouvelle demande dutopie. Elle est certes réconfortante en ce quelle marque un désir de briser le cercle de fer du renoncement et de la résignation. Mais elle est aussi le signe dune conjoncture où domine encore ce quHenri Lefebvre appelait « un sentiment non pratique du possible ». La soif dutopie est inversement proportionnelle à la force du projet. Elle exprime la volonté de recommencer. Mais en repartant à ras-du-sol, des misères du présent. Elle traduit donc lanémie du projet et répond au degré zéro où sest trouvée rendue la pensée stratégique. En ce sens, lemphase utopique reste le signe dune impuissance pratique et dun vide événementiel. Elle fait un geste vague vers un au-delà incertain de résistances prosaïques, captives du cercle rétréci dun présent sans lendemain. Le fait est quau seuil du millénaire nouveau, la catastrophe et le désastre ont quelques longueurs davance sur lespérance démancipation. Faut-il saffranchir du passé par une sorte de coup de force ou dacte de foi ? Ne faut-il pas plutôt relancer une fois encore les dés pour réparer les injustices passées. La raison messianique, qui est une raison stratégique, ne fait pas du passé table rase. Elle commande de ne pas désespérer du possible et dagir pour le faire advenir, sans certitude aucune dy parvenir.
C.C. : « Que le présent reste en létat, voilà la catastrophe ! » disait Walter Benjamin. La pensée messianique benjaminienne situe dans le présent le principe même de la catastrophe tout autant que celui de la surprise révolutionnaire. Mais il sagit dun Présent qui, loin dêtre le temps homogène et continûment à courte vue dans lequel nous vivons est en fait un Temps de brassage de temporalités disjointes les unes des autres, un Temps qui se tisse dans lépais enchevêtrement dhistoires anachroniques, un Temps qui à chaque instant, et en raison même de cette extraordinaire complexité, peut faire advenir un autre monde.
D.B. : Question de temporalité en effet. La raison messianique, indissociablement politique et stratégique, est affaire dagencement des temps et des espaces. Le présent est la catégorie temporelle, le carrefour de possibles à partir duquel elle déploie son action, remettant en jeu le passé et choisissant parmi les futurs. Ce présent nest plus le maillon indifférent dune chaîne, le simple trait dunion entre un avant et un après, mais un nud de temporalités désaccordées, une conjoncture ou une situation critique, où se conjuguent le contingent et le nécessaire, lévénement et les conditions par lesquelles il échappe à larbitraire et au miraculeux. Ce présent stratégique est le moment kairotique2 de la décision et du clinamen3.
C.C. : Le paradoxe du présent est dêtre toujours inactuel ! Ce que lon croyait le plus assoupi, le plus vaincu dans la réduction synoptique du Temps à lactualité, se réveille et sinsurge. Après la destruction du mur de Berlin et leffondrement des régimes staliniens, on se mit à célébrer la mort de Marx et de lidée communiste. Pourtant cette « désactualisation » de Marx est tout aussi absurde que la liquidation et la purge des minorités nationales et religieuses par les partis marxistes-léninistes, à lheure des bureaucraties triomphantes. Le présent y est toujours appauvri de ses conflits, de ses irrésolutions et vidé de réponses originales.
D.B. : Lactualité de Marx, je ne men inquiète pas et je ne men suis jamais inquiété, y compris lorsque les magazines sacharnaient, dans les années 80, à proclamer sa mort, comme pour mieux conjurer son spectre. Aujourdhui, on sétonne plutôt du retour de Marx ou de sa présence spectrale. Il ny a pourtant rien là de surprenant. Cette présence est lombre portée du capital, son envers critique, lactualité de sa propre actualité. Comme le disait fort bien le regretté Daniel Singer, il y aura une actualité de Marx aussi longtemps que le capital travaille et aussi longtemps que durera la crise de la civilisation marchande.
C.C. : Je voudrais revenir un peu sur la distinction entre messianicité et utopie à propos de la Nouvelle Internationale quévoque Derrida dans Spectres de Marx.
D.B. : Le rapport entre esprit utopique et raison messianique, illustré selon moi par la tension entre Bloch et Benjamin, pose quantité de questions épineuses sur lesquelles
jai essayé de mexpliquer dans Walter Benjamin, sentinelle messianique (Plon, 1990) et plus récemment dans Résistances, Essai de taupologie générale (Fayard, 2001). Il serait trop long dy revenir dans les limites de cet entretien, dautant que la question est encore compliquée par la manière dont Derrida distingue (oppose ?) sa notion du messianique ou de la « messianicité » au messianisme de Benjamin.
Derrida souligne que la « messianicité » est tout, « sauf utopique » dans la mesure où elle se réfère à lirruption, ici et maintenant, dun événement éminemment réel et concret. Il ny a rien, dit-il, de plus réaliste et immédiat que cette appréhension messianique : « Aucunement utopique, la messianicité nous intime dinterrompre le cours ordinaire des choses ici et maintenant ». Derrida revendique cependant une rupture entre son propos et celui de Benjamin, dans la mesure où le messianisme de son « cru » ne constitue plus une version affaiblie du messianisme théologique. Il resterait à discuter en quoi la version benjaminienne relèverait encore de ce messianisme théologique. Mais cest une autre et vaste histoire.
La mondialisation de lépoque victorienne a créé les conditions sociales dont est née la Première Internationale. Lactuelle mondialisation impériale crée les conditions dun renouveau internationaliste. LInternationale sans partis, lInternationale spectrale invoquée par Derrida, sinscrit dans ce moment fragile de déjà plus et de pas encore : nous ne sommes déjà plus dans la spirale de la destruction et pas encore dans la logique de reconstruction. Beaucoup dépend maintenant de ce quil adviendra des mouvements de résistance à la mondialisation capitaliste. Nous savons à peu près doù ils viennent, après Seattle, Gênes, Porto Alegre. Nous ne savons pas où ils vont, comment ils répondront à la nouvelle épreuve de la guerre en Asie centrale et au Moyen-Orient. Ce qui semble probable cest que la guerre interpelle autrement les résistances sociales et leur impose une repolitisation nécessaire.
C.C. : Dans Le Monde daté du 22 novembre, commentant les risques de confusion délibérée entre le terrorisme dAl-Qaida et toute forme de résistance violente à lordre capitaliste impérial symbolisée par le nom même de lopération américaine « justice sans limites », vous dites : « Contre un ennemi insaisissable et protéiforme, dont la misère du monde ne cesse de reconstituer les forces, la guerre serait en effet illimitée. » Et vous en appelez, comme seule solution alternative, à un internationalisme profane des résistances contre la mondialisation marchande. Pouvez-vous préciser votre pensée ?
D.B. : La mise en circulation de cette notion indéfinie et fort commode de terrorisme nest pas acceptable. Le terrorisme devient le masque de toutes les menaces et de toutes les inquiétudes. Un gros mot, un gros concept, si gros quil écrase la politique et lesprit critique. La terreur ne fait pas bon ménage avec lexercice de la raison. Le terrorisme a une histoire. Le terme aussi. Dès les années 80, il est devenu un mot fétiche du vocabulaire américain. Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont il a remplacé, dans le partage manichéen du bien et du mal, le communisme. Sa menace imprécise, déterritorialisée, permet de justifier un exercice « anti-terroriste » de la violence dEtat où la guerre disparaît pour se muer en simple descente de police internationale, ou le droit se dissout dans la morale, où lhumanitaire se confond avec le militaire.
Des études américaines ont tenté de distinguer plusieurs types de terrorisme : terrorisme dEtat, terrorisme religieux, terrorisme mafieux, terrorisme pathologique. Lun peut parfois se transformer en lautre. Au bout du compte, si tant est que lon puisse tenir une exacte comptabilité des victimes, celles du terrorisme dEtat représentent près des deux tiers du total. Ajoutons que le « terrorisme » senracine dans une montée extrême de ce que les anthropologues désignent comme « la violence structurelle » et quil désigne une circulation non-étatique des violences « sans frontières » qui circulent parallèlement aux capitaux et aux marchandises de la mondialisation.
La lutte contre le « terrorisme » ne connaît plus de résistances et de légitimes défenses. Elle renforce le droit des forts et met dans le même sac les attentats criminels du 11 septembre et la résistance légitime de lIntifada. A qui profite cette dépolitisation et cette déshistorisation des conflits. La lutte anti-terroriste fonctionne alors comme lenvers musclé de lhumanitaire.
Je nai aucune sympathie pour les intégrismes religieux, quels quils soient. Leur montée en puissance scellerait une lourde défaite historique. Mais comme le dit Toni Negri, les talibans du dollar ne valent pas mieux que les talibans du pétrole. Ils sont même lenvers et lendroit du même monstre. A la différence près que la puissance de lEmpire peut écraser les talibans sils échappent à leur contrôle et que la disproportion reste insurmontable entre les créatures et le créateur qui détient la suprématie des capitaux, des armes, des techniques, des brevets
Quant à une « révolution copernicienne du monde arabo-musulman », on peut la souhaiter. Mais doù pourrait venir une conversion spirituelle, de quel effort héroïque sur soi, alors que le malaise dans la civilisation en contredit et en défait les conditions sociales et historiques. Le processus de sécularisation (inachevé) a été long en Europe. La raison profane nest pas tombée du ciel, ni de Descartes, ni de Marx ou de Freud. Elle naît dune profonde transformation sociale, dune culture technique, dune pratique productive. Comment croire à une révolution culturelle pour des populations qui ont été reléguées aux marges de la modernité, dont lavenir se ferme avant davoir commencé, dont le développement apparaît comme un simple prélude à la rechute dans la dépendance et le sous-développement ? Comment imaginer quelles niront pas chercher au ciel le salut quelles nespèrent plus sur terre ? Comment imaginer que des être condamnés à végéter pendant des décennies dans des camps de réfugiés puissent produire une société décente, élire des députés bien élevés, former des syndicats responsables ? Du chaos naîtra le chaos. De la violence la violence.
Là encore, cest une question de lutte politique, et même de course contre la montre, entre lémancipation sociale et le fanatisme religieux (y compris celui des croisés occidentaux). Cest pourquoi les mouvements contre la mondialisation capitaliste et la guerre sont, si faibles, si balbutiants, si insuffisants soient-ils, une lueur despérance : ils contribuent à retisser des solidarités sans frontières à partir précisément de la découverte dintérêts communs dans la lutte contre des ennemis communs. La rencontre dassociations et de mouvements du monde arabe (dans leur majorité laïque) qui sest tenue à Beyrouth pendant le sommet de lOMC de Doha en est une illustration modeste. Mais les géants eux-mêmes ont commencé petits.
C.C. : Je me demande si la conception marrane de la transmission ne pourrait pas contribuer à cet internationalisme profane des résistances. Car il sagit dune transmission qui seffectue dans des conditions hostiles, à travers les mailles serrées de la conversion et contre lesprit raciste qui postule, comme la fait remarquer Castoriadis, « linconvertibilité essentielle des autres ». Aux yeux des gens de religion, des croyants, la conversion est, soit une victoire quand le converti rejoint les rangs de la nouvelle religion, soit une apostasie, cest-à-dire un crime quand il abandonne lancienne foi. On raisonne de cette manière comme si la conversion était un phénomène personnel, délibéré et volontaire, quil avait un sens de mariage de cur avec une nouvelle foi. Or dans le cas des marranes espagnols et portugais, ce phénomène de conversion religieuse par le cur et la grâce est absolument marginal. La conversion est avant tout un phénomène extérieur, imposé par un monde catholique majoritaire, ivre dunité et dhomogénéité, à ses minorités religieuses.
Le marrane converti ne quitte pas une mauvaise foi pour une bonne foi. Il quitte tout simplement le domaine de la foi, mais sans renier ou oublier les vastes domaines historiques, symboliques et poétiques que lui lèguent tout à la fois lhistoire de son peuple et une vision singulière de lunivers dont le monothéisme nest quun des fondements. Et dès lors que le marrane nentend pas situer son domaine dans la nouvelle foi pas plus quil ne souhaite létablir dans le réconfortant oubli de son peuple, lobjet de ce quil a à transmettre autant que celui à qui il le destine est plongé dans une durable perplexité. Autrement dit, le marrane par la conversion nhérite pas dune nouvelle représentation du monde et de la vie qui se substituerait intégralement et avec succès à lancien socle de ses représentations . Il vit dans la coexistence contradictoire de deux sources culturelles ennemies qui, ne pouvant plus se combattre ouvertement dans des affrontements inter-communautaires, ne pouvant plus se matérialiser dans le champ polémique dune société multi-confessionnelle, vont tracer une ligne dinimitié, de contrariété à lintérieur même du sujet.
Autrement dit, la ligne de front, si on peut prendre cette métaphore guerrière, ne sépare plus deux camps bien définis et reconnaissables dans une société divisée, mais pénètre au cur même de lindividu sous la forme dun dialogue tendu entre des corpus de pensée qui ne peuvent jamais se résoudre dans une dialectique simple.
D.B. : Ce qui mintéresse dans le marrane imaginaire, cest sa double identité sans duplicité. Son rôle de passeur aussi, le passage et la « mutance », dun monde à lautre, dune époque à lautre. Cette ambivalence réfractaire aux racines et aux enracinements. Cette fêlure intime et profonde du juif non-juif sur la voie de la raison profane qui constitue une sorte de référence typique dautres divisions intimes et dautres consciences déchirées ou partagées. Il y eut sans doute des trotskistes marranes, et des communistes marranes. Le problème, avec le marranisme, cest den sortir sans se renier. Cest de trouver dans le passage une issue qui ne soit ni le retour à soi ni le ralliement aux vainqueurs, mais une évasion, une échappée, une percée vers le tiers exclu.
Cette situation en équilibre instable, entre le singulier et luniversel, est propice aux inventions, aux ingénieux stratagèmes. Cest une question de vie et de survie. Une aptitude tenace à faire vivre un texte sous le texte, et un autre encore sous le sous-texte. Un jeu de cache-cache (ou de « faux-passeports » pour reprendre un thème cher à Charles Plisnier) qui se dérobe aux identités tyranniques.
Le marrane imaginaire me fascine aussi par sa lente impatience qui est une patience pressée. Et encore par cette ligne de contrariété dont vous parlez qui le fend en deux et loblige à penser contre lui-même. A se désaccorder sans cesse. A en appeler de soi à lautre soi-même. Indéfiniment. Sans sarrêter jamais dans le confort de la réconciliation.
C.C. : Il y a, à mon avis, dans la marranité, un glissement très significatif de la notion classique de conversion vers la notion beaucoup plus ouverte et indépendante de conversation interne entre des univers spirituels et des imaginaires ennemis, ou pour le moins étrangers lun à lautre. Le prix à payer pour cette indépendance est labandon de toute forme définie de reconnaissance communautaire. Il ny a pas dhomogénéité sociologique et culturelle du milieu marrane. Le marrane transmet la culture de ses aïeux, lhéritage dune culture singulière éprouvée depuis très longtemps par lexil, en seconde main, maladroitement, incomplètement. Mais il la transmet et il la discute, en lexposant aux lumières et aux objections dune autre culture qui pousse en lui.
Libre à certains de voir dans le marrane un converti de basse énergie, comploteur, perfide, champion du double langage, incapable de vraies convictions. Je préfère le voir comme un être de conversation difficile mais persévérante entre plusieurs champs intellectuels, en quelque sorte un homme partiellement « dés-intégré » et en cela même absolument étranger aux intégrismes. Sillonnant une ligne de fronts intérieure, le marrane ne peut épouser les causes dune guerre inter-communautaire ou inter-religieuse, puisque tout aussi bien il réfléchit et existe à partir de points de vue et de perspectives qui senrichissent mutuellement de leurs limites et de leurs défaites. Il ne choisit pas la cause de son peuple contre la cause des autres peuples et pas davantage linverse. La condition marrane excède la situation polémique ordinaire entre le souci de lintégration par la société majoritaire et la défense de lintégrité du groupe minoritaire.
Cest bien en contournant le piège dune citoyenneté intégrante (et qui dans le fond tend à labsorption sans conditions de la minorité dans son propre horizon politico-culturel) autant que dune identité aspirée par la défense bornée et impossible dune intégrité que le marrane questionne la tension entre les aspirations citoyennes (promesse dun gain dautonomie) et lattachement de lindividu à un peuple ou une culture (espoir de conserver une part de singularité). Peut-être peut-on même penser que la « dés-intégration marrane de lidentité » par létablissement dune ligne de fronts intérieure et mouvante ménage louverture critique à un monde qui bouscule les frontières, les souverainetés et crée de plus en plus de migrants.
D.B. : Avec le marrane, la transmission de lhéritage devient problématique. Il ne sagit plus dune propriété assurée, mais dun héritage sans mode demploi auquel on ne reste fidèle que par linfidélité. En lui résistant pour mieux léprouver. Cette dialectique de la fidélité infidèle, chère encore à Derrida, soppose évidemment à toute clôture communautaire, à tout fantasme de pureté, à toute intégrité et à tout intégrisme qui bloquerait le mouvement duniversalisation. Peut-être quen politique le marranisme conduit ainsi à une troisième voie entre les paniques identitaires et lindifférenciation dun cosmopolitisme marchand. A quelque chose comme un internationalisme réinventé ?
C.C. : Est-il en ce sens pertinent de parler dune politisation marrane des identités dans les mouvements de lutte contre la mondialisation libérale ?
D.B. : Lidée dune politisation marrane des identités est séduisante, mais en ces temps guerriers, jai peur quelle ne devienne à son tour une utopie désincarnée. Les combats entrepris contre la mondialisation ne sopposent pas à la mondialisation en tant que telle, ou au procès duniversalisation, mais à la mondialisation marchande et à ses conséquences. Cela va de soi. Mais cela signifie que la mise en commun nest pas affaire de bonnes volontés ou douverture bien intentionnée. Elle est un combat. De plus en plus acharné et implacable. La décomposition des nations, des espaces publics, des solidarités sociales débouche sur linconnu, sur la fragmentation ethnique, sur les communautés de croyants, sur les nouveaux empires. Y aura-t-il une autre voie, celle dune universalité concrète sans uniformité, dune individualité sans individualisme ? Peut-être. Mais pas sans médiations. Contre les réflexes de chapelle et les patriotismes de clocher, je ne vois pas dautre vecteur de luniversalité-à-venir que la lutte des classes et la dialectique des sexes On peut en douter, mais alors il faut sattendre aux guerres saintes, aux croisades singulières, aux croisades séculières, et au choc des barbaries.
C.C. : Tout à fait daccord là-dessus. Cest pourquoi je fais souvent référence au BUND, lorganisation ouvrière juive révolutionnaire dEurope de lEst qui, sans jamais sécarter du mouvement prolétarien international mena un combat difficile en faveur de la reconnaissance des droits de la minorité nationale juive et du sauvetage de la culture yiddish. Et de façon plus générale, je suis convaincu que la « marranisation » des héritages (dans ce quils ont de meilleur et de pire pour chaque peuple) naurait aucun sens si les vecteurs de luniversalité dont vous parlez, la lutte des classes et la dialectique des sexes (auxquels je rajouterai la question de la techno-science et de ses implications planétaires) ne permettaient pas une effective et concrète transversalité des résistances...
En conclusion de votre chapitre sur les marranes dans Résistances, vous évoquez la patience du marrane, sa fidélité et sa ténacité et vous laissez même entendre que le marrane, jouant sur la durée aura le dernier mot. Est-ce que vous pouvez nous préciser contre qui il aura le dernier mot ?
D.B. : La patience, oui. Et la persévérance, et lendurance. Car le marrane imaginaire a la militance tenace. Il est résistant. Comme la taupe, il creuse. Comme le roseau, il plie sans rompre. Aura-t-il le dernier mot ? Qui de la vague ou de la falaise aura le dernier mot ? Lavant-dernier suffirait. Et contre qui ? Contre tout ce qui fige et cristallise, tout ce qui pétrifie et fétichise, tout ce qui emmure et immobilise. Contre le marché, contre
la marchandise, contre largent. Contre lHistoire majuscule et lHumanité majuscule. Contre tous ces singuliers fétiches et contre le fétiche des fétiches, le capital lui-même. Après Après, cest une autre histoire. Et un autre mot.
Daniel Bensaïd et Claude Corman
Daniel Bensaïd : Il semble en effet que le fil soit rompu. Que quelque chose ait cédé ou se soit affaissé au tournant des années 90. Une séquence sest achevée qui correspond plus ou moins à ce que les historiens appellent le « court vingtième siècle » : de la Grande Guerre et de la Révolution russe à la réunification allemande et à la désintégration de lUnion soviétique. Mais la fin dune période historique nentraîne pas nécessairement un tel effacement des traces, un tel effondrement des cultures. Alors pourquoi non seulement cette rupture de continuité mais cet oubli, ce refoulement du passé, ce reniement de la tradition qui ne profite quaux nouveaux conformismes ? Il y a sans doute des raisons sociologiques liées aux métamorphoses de la technique, du travail, et de la domination du capital lui-même. Il y a certainement des raisons plus directement politiques, liées à leffet durable des défaites accumulées au cours du siècle écoulé. Il est bien difficile de démêler les deux, ce qui relève des tendances lourdes et ce qui relève des aléas politiques. Mais le fait est que nous en sommes rendus là. Et le débat sur le post-modernisme qui tend à faire de ce post un après et un au-delà de la modernité est largement mystificateur. Si post-modernité il y a, elle reste tragiquement contemporaine de la modernité. Elle en est le double et le corollaire.
Cest dailleurs pourquoi, on ne fera pas table rase dun mauvais passé. On ne repartira pas de zéro. Le devoir de transmettre demeure. Mais comment transmettre ? Et, avant même de savoir comment, que transmettre au juste ? Que reste-t-il de la Révolution française ? Et dOctobre 17 ? Paradoxalement, pour se réapproprier la part toujours active du passé, il faut commencer par remonter le temps, toujours plus loin, toujours plus haut, aux sources des grandes hérésies, pour pouvoir retrouver la logique des révoltes et les raisons des déraisons.
Cest possible. La guerre civile espagnole tombait dans loubli (ou le refoulement, ce qui est bien différent), y compris en Espagne, et le film de Ken Loach, Land and Freedom1, a réveillé la mémoire assoupie. La Révolution russe était devenue un chapitre mort de lhistoire du monde, et les polémiques autour du Livre noir du communisme ont ranimé les enjeux polémiques et politiques. Sous le baiser de lévénement, les querelles endormies sortent de leur sommeil et reprennent des couleurs.
De Péguy à Benjamin, la remémoration critique (lEingedenken) est le contraire du souvenir pieux ou de la commémoration. La commémoration réconcilie, apaise. Elle marche au consensus, ainsi que lont montré de façon éclatante les cérémonies du bicentenaire de la Révolution française. Cest encore pire lorsque la commémoration est une auto-célébration générationnelle et narcissique, comme cest le cas tous les dix ans pour Mai 68. De la commémoration donc comme réconciliation. Quand on se réconcilie sur une affaire, disait Péguy à propos de laffaire Dreyfus, cest quon ny comprend plus rien. De même pour laffaire Jésus, pour laffaire Jeanne dArc, pour la Commune, pour Octobre, pour la Résistance, pour la guerre dAlgérie, etc.
« La mémoire est toujours de la guerre », dit Benjamin. A quoi lhistorien communiste soviétique et ancien zek Mikhaïl Guefter, répond en écho : « A lhistoire comme à la guerre ! ».
C.C. : « La mémoire est toujours de la guerre! » Dans cet esprit, la mémoire juive ne peut se résumer à la création de lEtat dIsraël en 1948 et à la célébration douloureuse de la Shoah. Lexil en Babylonie, la littérature apocalyptique des temps hellénistiques, la guerre de Judée avec les Romains, la dispersion européenne des juifs après la destruction du second Temple, le développement de la Cabbale et du marranisme en Espagne, les multiples persécutions des juifs dans lEurope médiévale, lémancipation juive à la fin du XVIIIe siècle en France, les uvres des juifs assimilés dAutriche et dAllemagne, la participation des juifs dEurope orientale à linsurrection communiste, etc., tout cela devrait investir le présent de lunivers juif, car « rien de ce qui eut jamais lieu nest perdu pour lhistoire... »
D.B. : Tout cela investit le présent ? Il faut lespérer, car en devenant mémoire dEtat, la mémoire juive devient sélective. Elle devient histoire, et même tend à devenir histoire officielle. Contre cette sionisation de la mémoire, par une sorte de retournement du rapport critique entre histoire et mémoire, le travail des nouveaux historiens sur la guerre de 1948 et les origines de lEtat dIsraël devient à son tour un recours contre le grand trou noir qui se creuse dans la mémoire juive et dans lequel menace de sengloutir la pluralité dun passé tumultueux, plein de conflits et de contradictions. De la destruction du Temple au mémorial du judéocide, cest comme si une grande parenthèse se refermait sur un texte appelé à seffacer. Cette reconstruction mythique autour dun peuple rescapé de lhistoire débouche sur une fermeture communautaire, sur une dépolitisation mythologique, sur une identité généalogique et sur le droit du sang.
Heureusement quil y eut Spinoza, Marx, Freud, et « autres hérétiques » (selon la formule de Yovel), et aussi des Rosa Luxemburg, des Trotski, des Botwin, des Rayman, des Trepper, des Curiel Heureusement quil y eut cet élan duniversalité exubérante, trop débordante pour se laisser enclore dans lespace étroit du sionisme et dans sa fuite en avant mortifère.
Le paradoxe, cest que des juifs non-juifs ou des « spinozants » (comme dirait Edgar Morin) en soient aujourdhui réduits à protester « en tant que juifs » contre la mainmise sioniste sur lhistoire et la mémoire juive. Cest en effet ce que jai été amené à faire avec bien dautres (dont Vidal-Naquet, Marie-Claire Mendès-France, Francis Kahn, Rony Brauman) pour protester contre lappropriation communautaire dun héritage problématique et contre son annexion par la raison dEtat israélienne. Nous nous sommes solidarisés avec la résistance palestinienne victime de loccupation non pas « bien que juifs » comme certains feignent de le croire mais aussi parce que juifs : parce que la politique du gouvernement israélien conduit tôt ou tard les juifs à une nouvelle catastrophe.
C.C. : Cest je crois, tout ce qui oppose la « mémoire pleine » de Limor Livnat, la ministre israélienne de léducation nationale, mémoire pleine mais auto-suffisante, tournée vers lexclusive légitimation de son camp à leffort dElias Sanbar et de Pierre Vidal-Naquet de ne pas retourner la mémoire blessée et douloureuse de chaque peuple en déni de reconnaissance de lautre et en désespoir dune coexistence future. Entre Limor Livnat et Pierre Vidal-Naquet, nous avons affaire à deux usages politiques de lhistoire juive radicalement différents, non pas tant par le fait dune mémoire sélective et tronquée que par une vision très éloignée du présent et de lavenir dIsraël et de la Palestine.
Dans votre livre Résistances, vous entamez le chapitre consacré à la patience du marrane par une réflexion sur le messianisme. Or, la plupart des gens connaissent le marranisme par la figure de Baruch Spinoza à qui lon attribue un rôle de pionnier dans la critique historique de la Bible et la mise à la raison de lesprit religieux. Le personnage de Sabatai Tsevi, le messie apostat converti à lIslam en 1666 sous le nom dAziz Mehmet Effendi, soit dix ans tout juste après le bannissement de Spinoza par le Mahamad dAmsterdam est surtout connu du monde juif et na pas acquis la renommée universelle du philosophe. Il est vrai que le sabatéisme a représenté un puissant courant messianique qui a balayé toutes les prudences et les réserves des rabbins. Est-ce que cest cette surprise révolutionnaire, la soudaine et vibrante irruption historique des masses juives séfarades et ashkénazes pour une fois réunies, prêtes à suivre sans calculs, sans conditions le rêve émancipateur dun « illuminé » qui vous paraît exemplaire dans le messianisme sabatéen ?
D.B.: Tsevi et son prophète Nathan de Gaza cherchaient à séveiller dun cauchemar le massacre dont fut victime le judaïsme polonais en 1648. Lexplosion messianique fit écho à cette catastrophe qui relance la question lancinante de savoir comment conjurer la répétition des désastres où lhomme est mis à lépreuve de sa propre liberté. Nétant pas spécialiste de la mystique juive, je me contente sur ce point de mettre mes pas dans les traces de Scholem pour les prolonger jusquà nos interrogations actuelles. Selon lui, le sabbataïsme sest propagé comme une flamme populaire née du refus de se soumettre au verdict de lhistoire immédiate. Dans le monde juif de Tsevi, de Da Costa, de Spinoza, il y a de la transgression dans lair. Toute transgression nest pas subversive. Mais proclamer que, « quand tout sera saint, il ny aura plus ni limites ni interdits » invite à bousculer les normes et à semer le désordre. Pour Scholem, lattitude carrément militante de Nathan de Gaza nest plus apocalyptique mais déjà révolutionnaire dans la mesure où elle appelle à la rébellion ouverte contre lordre établi.
C.C. : Vous opposez, en suivant sur ce point Walter Benjamin la tension messianique à lutopie. Or, les mouvements alternatifs qui se développent contre la mondialisation libérale et refusent la marchandisation du monde (comme le Forum international de Porto Alegre) revendiquent une « utopie en marche, avec son train despoirs, de possibles, de rencontres. » Lutopie est un défi de limagination à un système verrouillé ou hégémonique qui fait du futur lotage de son propre choix : Moi ou la catastrophe. On peut la concevoir comme lardente réplique à lhorizon plombé dun système qui, ligoté par la peur de la catastrophe, se réfugie ou sapaise dans ce que lon a appelé la pensée unique, pas tant parce que la pensée se serait subitement simplifiée, mais parce que lalternative au modèle de mondialisation en cours dominée par le capitalisme financier et marchand na pas à ses yeux dautre concurrent sérieux que la catastrophe (la récession dramatique, le terrorisme ou linvasion martienne) La raison utopique, dune certaine manière, saffranchit du monde passé (du passé, faisons table rase !) en inventant le temps et les lois dun monde non contaminé par lHistoire. Lutopie oppose au futur catastrophique sa foi dans un autre monde. Un autre monde est possible !
D.B. : Un autre monde est possible, je lespère. Mais il faut commencer par le vouloir. Le problème avec la notion dutopie (qui me vaut une interminable querelle amicale avec Michaël Löwy), cest dabord que le terme même est chargé de significations multiples difficiles à démêler. Dans son usage le plus large et le plus courant, il évoque laspiration indéterminée à autre chose ou à un ailleurs. Dans un usage plus défini, il désigne lanticipation dun futur imaginaire. Il tend alors à revêtir une dimension normative, voire autoritaire, et même « doctrinaire » aurait dit Marx. La tradition utopique oscille son inventaire par Bloch dans le Principe Espérance en témoigne entre ces deux pôles, un pôle libertaire et un pôle disciplinaire, entre Fourier et Campanella. Lutopie a une histoire. Pour ma part, je men tiens à la critique par Marx des socialistes utopiques qui inaugure son communisme politique. Et je partage la défiance de Blanqui ou de Sorel envers un maximalisme utopique souvent prêt à renoncer aux grandes architectures du futur pour débiter ses potions magiques au marché aux puces des réformes modestes. Il est certain quon assiste, avec le renouveau des mouvements sociaux, à une nouvelle demande dutopie. Elle est certes réconfortante en ce quelle marque un désir de briser le cercle de fer du renoncement et de la résignation. Mais elle est aussi le signe dune conjoncture où domine encore ce quHenri Lefebvre appelait « un sentiment non pratique du possible ». La soif dutopie est inversement proportionnelle à la force du projet. Elle exprime la volonté de recommencer. Mais en repartant à ras-du-sol, des misères du présent. Elle traduit donc lanémie du projet et répond au degré zéro où sest trouvée rendue la pensée stratégique. En ce sens, lemphase utopique reste le signe dune impuissance pratique et dun vide événementiel. Elle fait un geste vague vers un au-delà incertain de résistances prosaïques, captives du cercle rétréci dun présent sans lendemain. Le fait est quau seuil du millénaire nouveau, la catastrophe et le désastre ont quelques longueurs davance sur lespérance démancipation. Faut-il saffranchir du passé par une sorte de coup de force ou dacte de foi ? Ne faut-il pas plutôt relancer une fois encore les dés pour réparer les injustices passées. La raison messianique, qui est une raison stratégique, ne fait pas du passé table rase. Elle commande de ne pas désespérer du possible et dagir pour le faire advenir, sans certitude aucune dy parvenir.
C.C. : « Que le présent reste en létat, voilà la catastrophe ! » disait Walter Benjamin. La pensée messianique benjaminienne situe dans le présent le principe même de la catastrophe tout autant que celui de la surprise révolutionnaire. Mais il sagit dun Présent qui, loin dêtre le temps homogène et continûment à courte vue dans lequel nous vivons est en fait un Temps de brassage de temporalités disjointes les unes des autres, un Temps qui se tisse dans lépais enchevêtrement dhistoires anachroniques, un Temps qui à chaque instant, et en raison même de cette extraordinaire complexité, peut faire advenir un autre monde.
D.B. : Question de temporalité en effet. La raison messianique, indissociablement politique et stratégique, est affaire dagencement des temps et des espaces. Le présent est la catégorie temporelle, le carrefour de possibles à partir duquel elle déploie son action, remettant en jeu le passé et choisissant parmi les futurs. Ce présent nest plus le maillon indifférent dune chaîne, le simple trait dunion entre un avant et un après, mais un nud de temporalités désaccordées, une conjoncture ou une situation critique, où se conjuguent le contingent et le nécessaire, lévénement et les conditions par lesquelles il échappe à larbitraire et au miraculeux. Ce présent stratégique est le moment kairotique2 de la décision et du clinamen3.
C.C. : Le paradoxe du présent est dêtre toujours inactuel ! Ce que lon croyait le plus assoupi, le plus vaincu dans la réduction synoptique du Temps à lactualité, se réveille et sinsurge. Après la destruction du mur de Berlin et leffondrement des régimes staliniens, on se mit à célébrer la mort de Marx et de lidée communiste. Pourtant cette « désactualisation » de Marx est tout aussi absurde que la liquidation et la purge des minorités nationales et religieuses par les partis marxistes-léninistes, à lheure des bureaucraties triomphantes. Le présent y est toujours appauvri de ses conflits, de ses irrésolutions et vidé de réponses originales.
D.B. : Lactualité de Marx, je ne men inquiète pas et je ne men suis jamais inquiété, y compris lorsque les magazines sacharnaient, dans les années 80, à proclamer sa mort, comme pour mieux conjurer son spectre. Aujourdhui, on sétonne plutôt du retour de Marx ou de sa présence spectrale. Il ny a pourtant rien là de surprenant. Cette présence est lombre portée du capital, son envers critique, lactualité de sa propre actualité. Comme le disait fort bien le regretté Daniel Singer, il y aura une actualité de Marx aussi longtemps que le capital travaille et aussi longtemps que durera la crise de la civilisation marchande.
C.C. : Je voudrais revenir un peu sur la distinction entre messianicité et utopie à propos de la Nouvelle Internationale quévoque Derrida dans Spectres de Marx.
D.B. : Le rapport entre esprit utopique et raison messianique, illustré selon moi par la tension entre Bloch et Benjamin, pose quantité de questions épineuses sur lesquelles
jai essayé de mexpliquer dans Walter Benjamin, sentinelle messianique (Plon, 1990) et plus récemment dans Résistances, Essai de taupologie générale (Fayard, 2001). Il serait trop long dy revenir dans les limites de cet entretien, dautant que la question est encore compliquée par la manière dont Derrida distingue (oppose ?) sa notion du messianique ou de la « messianicité » au messianisme de Benjamin.
Derrida souligne que la « messianicité » est tout, « sauf utopique » dans la mesure où elle se réfère à lirruption, ici et maintenant, dun événement éminemment réel et concret. Il ny a rien, dit-il, de plus réaliste et immédiat que cette appréhension messianique : « Aucunement utopique, la messianicité nous intime dinterrompre le cours ordinaire des choses ici et maintenant ». Derrida revendique cependant une rupture entre son propos et celui de Benjamin, dans la mesure où le messianisme de son « cru » ne constitue plus une version affaiblie du messianisme théologique. Il resterait à discuter en quoi la version benjaminienne relèverait encore de ce messianisme théologique. Mais cest une autre et vaste histoire.
La mondialisation de lépoque victorienne a créé les conditions sociales dont est née la Première Internationale. Lactuelle mondialisation impériale crée les conditions dun renouveau internationaliste. LInternationale sans partis, lInternationale spectrale invoquée par Derrida, sinscrit dans ce moment fragile de déjà plus et de pas encore : nous ne sommes déjà plus dans la spirale de la destruction et pas encore dans la logique de reconstruction. Beaucoup dépend maintenant de ce quil adviendra des mouvements de résistance à la mondialisation capitaliste. Nous savons à peu près doù ils viennent, après Seattle, Gênes, Porto Alegre. Nous ne savons pas où ils vont, comment ils répondront à la nouvelle épreuve de la guerre en Asie centrale et au Moyen-Orient. Ce qui semble probable cest que la guerre interpelle autrement les résistances sociales et leur impose une repolitisation nécessaire.
C.C. : Dans Le Monde daté du 22 novembre, commentant les risques de confusion délibérée entre le terrorisme dAl-Qaida et toute forme de résistance violente à lordre capitaliste impérial symbolisée par le nom même de lopération américaine « justice sans limites », vous dites : « Contre un ennemi insaisissable et protéiforme, dont la misère du monde ne cesse de reconstituer les forces, la guerre serait en effet illimitée. » Et vous en appelez, comme seule solution alternative, à un internationalisme profane des résistances contre la mondialisation marchande. Pouvez-vous préciser votre pensée ?
D.B. : La mise en circulation de cette notion indéfinie et fort commode de terrorisme nest pas acceptable. Le terrorisme devient le masque de toutes les menaces et de toutes les inquiétudes. Un gros mot, un gros concept, si gros quil écrase la politique et lesprit critique. La terreur ne fait pas bon ménage avec lexercice de la raison. Le terrorisme a une histoire. Le terme aussi. Dès les années 80, il est devenu un mot fétiche du vocabulaire américain. Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont il a remplacé, dans le partage manichéen du bien et du mal, le communisme. Sa menace imprécise, déterritorialisée, permet de justifier un exercice « anti-terroriste » de la violence dEtat où la guerre disparaît pour se muer en simple descente de police internationale, ou le droit se dissout dans la morale, où lhumanitaire se confond avec le militaire.
Des études américaines ont tenté de distinguer plusieurs types de terrorisme : terrorisme dEtat, terrorisme religieux, terrorisme mafieux, terrorisme pathologique. Lun peut parfois se transformer en lautre. Au bout du compte, si tant est que lon puisse tenir une exacte comptabilité des victimes, celles du terrorisme dEtat représentent près des deux tiers du total. Ajoutons que le « terrorisme » senracine dans une montée extrême de ce que les anthropologues désignent comme « la violence structurelle » et quil désigne une circulation non-étatique des violences « sans frontières » qui circulent parallèlement aux capitaux et aux marchandises de la mondialisation.
La lutte contre le « terrorisme » ne connaît plus de résistances et de légitimes défenses. Elle renforce le droit des forts et met dans le même sac les attentats criminels du 11 septembre et la résistance légitime de lIntifada. A qui profite cette dépolitisation et cette déshistorisation des conflits. La lutte anti-terroriste fonctionne alors comme lenvers musclé de lhumanitaire.
Je nai aucune sympathie pour les intégrismes religieux, quels quils soient. Leur montée en puissance scellerait une lourde défaite historique. Mais comme le dit Toni Negri, les talibans du dollar ne valent pas mieux que les talibans du pétrole. Ils sont même lenvers et lendroit du même monstre. A la différence près que la puissance de lEmpire peut écraser les talibans sils échappent à leur contrôle et que la disproportion reste insurmontable entre les créatures et le créateur qui détient la suprématie des capitaux, des armes, des techniques, des brevets
Quant à une « révolution copernicienne du monde arabo-musulman », on peut la souhaiter. Mais doù pourrait venir une conversion spirituelle, de quel effort héroïque sur soi, alors que le malaise dans la civilisation en contredit et en défait les conditions sociales et historiques. Le processus de sécularisation (inachevé) a été long en Europe. La raison profane nest pas tombée du ciel, ni de Descartes, ni de Marx ou de Freud. Elle naît dune profonde transformation sociale, dune culture technique, dune pratique productive. Comment croire à une révolution culturelle pour des populations qui ont été reléguées aux marges de la modernité, dont lavenir se ferme avant davoir commencé, dont le développement apparaît comme un simple prélude à la rechute dans la dépendance et le sous-développement ? Comment imaginer quelles niront pas chercher au ciel le salut quelles nespèrent plus sur terre ? Comment imaginer que des être condamnés à végéter pendant des décennies dans des camps de réfugiés puissent produire une société décente, élire des députés bien élevés, former des syndicats responsables ? Du chaos naîtra le chaos. De la violence la violence.
Là encore, cest une question de lutte politique, et même de course contre la montre, entre lémancipation sociale et le fanatisme religieux (y compris celui des croisés occidentaux). Cest pourquoi les mouvements contre la mondialisation capitaliste et la guerre sont, si faibles, si balbutiants, si insuffisants soient-ils, une lueur despérance : ils contribuent à retisser des solidarités sans frontières à partir précisément de la découverte dintérêts communs dans la lutte contre des ennemis communs. La rencontre dassociations et de mouvements du monde arabe (dans leur majorité laïque) qui sest tenue à Beyrouth pendant le sommet de lOMC de Doha en est une illustration modeste. Mais les géants eux-mêmes ont commencé petits.
C.C. : Je me demande si la conception marrane de la transmission ne pourrait pas contribuer à cet internationalisme profane des résistances. Car il sagit dune transmission qui seffectue dans des conditions hostiles, à travers les mailles serrées de la conversion et contre lesprit raciste qui postule, comme la fait remarquer Castoriadis, « linconvertibilité essentielle des autres ». Aux yeux des gens de religion, des croyants, la conversion est, soit une victoire quand le converti rejoint les rangs de la nouvelle religion, soit une apostasie, cest-à-dire un crime quand il abandonne lancienne foi. On raisonne de cette manière comme si la conversion était un phénomène personnel, délibéré et volontaire, quil avait un sens de mariage de cur avec une nouvelle foi. Or dans le cas des marranes espagnols et portugais, ce phénomène de conversion religieuse par le cur et la grâce est absolument marginal. La conversion est avant tout un phénomène extérieur, imposé par un monde catholique majoritaire, ivre dunité et dhomogénéité, à ses minorités religieuses.
Le marrane converti ne quitte pas une mauvaise foi pour une bonne foi. Il quitte tout simplement le domaine de la foi, mais sans renier ou oublier les vastes domaines historiques, symboliques et poétiques que lui lèguent tout à la fois lhistoire de son peuple et une vision singulière de lunivers dont le monothéisme nest quun des fondements. Et dès lors que le marrane nentend pas situer son domaine dans la nouvelle foi pas plus quil ne souhaite létablir dans le réconfortant oubli de son peuple, lobjet de ce quil a à transmettre autant que celui à qui il le destine est plongé dans une durable perplexité. Autrement dit, le marrane par la conversion nhérite pas dune nouvelle représentation du monde et de la vie qui se substituerait intégralement et avec succès à lancien socle de ses représentations . Il vit dans la coexistence contradictoire de deux sources culturelles ennemies qui, ne pouvant plus se combattre ouvertement dans des affrontements inter-communautaires, ne pouvant plus se matérialiser dans le champ polémique dune société multi-confessionnelle, vont tracer une ligne dinimitié, de contrariété à lintérieur même du sujet.
Autrement dit, la ligne de front, si on peut prendre cette métaphore guerrière, ne sépare plus deux camps bien définis et reconnaissables dans une société divisée, mais pénètre au cur même de lindividu sous la forme dun dialogue tendu entre des corpus de pensée qui ne peuvent jamais se résoudre dans une dialectique simple.
D.B. : Ce qui mintéresse dans le marrane imaginaire, cest sa double identité sans duplicité. Son rôle de passeur aussi, le passage et la « mutance », dun monde à lautre, dune époque à lautre. Cette ambivalence réfractaire aux racines et aux enracinements. Cette fêlure intime et profonde du juif non-juif sur la voie de la raison profane qui constitue une sorte de référence typique dautres divisions intimes et dautres consciences déchirées ou partagées. Il y eut sans doute des trotskistes marranes, et des communistes marranes. Le problème, avec le marranisme, cest den sortir sans se renier. Cest de trouver dans le passage une issue qui ne soit ni le retour à soi ni le ralliement aux vainqueurs, mais une évasion, une échappée, une percée vers le tiers exclu.
Cette situation en équilibre instable, entre le singulier et luniversel, est propice aux inventions, aux ingénieux stratagèmes. Cest une question de vie et de survie. Une aptitude tenace à faire vivre un texte sous le texte, et un autre encore sous le sous-texte. Un jeu de cache-cache (ou de « faux-passeports » pour reprendre un thème cher à Charles Plisnier) qui se dérobe aux identités tyranniques.
Le marrane imaginaire me fascine aussi par sa lente impatience qui est une patience pressée. Et encore par cette ligne de contrariété dont vous parlez qui le fend en deux et loblige à penser contre lui-même. A se désaccorder sans cesse. A en appeler de soi à lautre soi-même. Indéfiniment. Sans sarrêter jamais dans le confort de la réconciliation.
C.C. : Il y a, à mon avis, dans la marranité, un glissement très significatif de la notion classique de conversion vers la notion beaucoup plus ouverte et indépendante de conversation interne entre des univers spirituels et des imaginaires ennemis, ou pour le moins étrangers lun à lautre. Le prix à payer pour cette indépendance est labandon de toute forme définie de reconnaissance communautaire. Il ny a pas dhomogénéité sociologique et culturelle du milieu marrane. Le marrane transmet la culture de ses aïeux, lhéritage dune culture singulière éprouvée depuis très longtemps par lexil, en seconde main, maladroitement, incomplètement. Mais il la transmet et il la discute, en lexposant aux lumières et aux objections dune autre culture qui pousse en lui.
Libre à certains de voir dans le marrane un converti de basse énergie, comploteur, perfide, champion du double langage, incapable de vraies convictions. Je préfère le voir comme un être de conversation difficile mais persévérante entre plusieurs champs intellectuels, en quelque sorte un homme partiellement « dés-intégré » et en cela même absolument étranger aux intégrismes. Sillonnant une ligne de fronts intérieure, le marrane ne peut épouser les causes dune guerre inter-communautaire ou inter-religieuse, puisque tout aussi bien il réfléchit et existe à partir de points de vue et de perspectives qui senrichissent mutuellement de leurs limites et de leurs défaites. Il ne choisit pas la cause de son peuple contre la cause des autres peuples et pas davantage linverse. La condition marrane excède la situation polémique ordinaire entre le souci de lintégration par la société majoritaire et la défense de lintégrité du groupe minoritaire.
Cest bien en contournant le piège dune citoyenneté intégrante (et qui dans le fond tend à labsorption sans conditions de la minorité dans son propre horizon politico-culturel) autant que dune identité aspirée par la défense bornée et impossible dune intégrité que le marrane questionne la tension entre les aspirations citoyennes (promesse dun gain dautonomie) et lattachement de lindividu à un peuple ou une culture (espoir de conserver une part de singularité). Peut-être peut-on même penser que la « dés-intégration marrane de lidentité » par létablissement dune ligne de fronts intérieure et mouvante ménage louverture critique à un monde qui bouscule les frontières, les souverainetés et crée de plus en plus de migrants.
D.B. : Avec le marrane, la transmission de lhéritage devient problématique. Il ne sagit plus dune propriété assurée, mais dun héritage sans mode demploi auquel on ne reste fidèle que par linfidélité. En lui résistant pour mieux léprouver. Cette dialectique de la fidélité infidèle, chère encore à Derrida, soppose évidemment à toute clôture communautaire, à tout fantasme de pureté, à toute intégrité et à tout intégrisme qui bloquerait le mouvement duniversalisation. Peut-être quen politique le marranisme conduit ainsi à une troisième voie entre les paniques identitaires et lindifférenciation dun cosmopolitisme marchand. A quelque chose comme un internationalisme réinventé ?
C.C. : Est-il en ce sens pertinent de parler dune politisation marrane des identités dans les mouvements de lutte contre la mondialisation libérale ?
D.B. : Lidée dune politisation marrane des identités est séduisante, mais en ces temps guerriers, jai peur quelle ne devienne à son tour une utopie désincarnée. Les combats entrepris contre la mondialisation ne sopposent pas à la mondialisation en tant que telle, ou au procès duniversalisation, mais à la mondialisation marchande et à ses conséquences. Cela va de soi. Mais cela signifie que la mise en commun nest pas affaire de bonnes volontés ou douverture bien intentionnée. Elle est un combat. De plus en plus acharné et implacable. La décomposition des nations, des espaces publics, des solidarités sociales débouche sur linconnu, sur la fragmentation ethnique, sur les communautés de croyants, sur les nouveaux empires. Y aura-t-il une autre voie, celle dune universalité concrète sans uniformité, dune individualité sans individualisme ? Peut-être. Mais pas sans médiations. Contre les réflexes de chapelle et les patriotismes de clocher, je ne vois pas dautre vecteur de luniversalité-à-venir que la lutte des classes et la dialectique des sexes On peut en douter, mais alors il faut sattendre aux guerres saintes, aux croisades singulières, aux croisades séculières, et au choc des barbaries.
C.C. : Tout à fait daccord là-dessus. Cest pourquoi je fais souvent référence au BUND, lorganisation ouvrière juive révolutionnaire dEurope de lEst qui, sans jamais sécarter du mouvement prolétarien international mena un combat difficile en faveur de la reconnaissance des droits de la minorité nationale juive et du sauvetage de la culture yiddish. Et de façon plus générale, je suis convaincu que la « marranisation » des héritages (dans ce quils ont de meilleur et de pire pour chaque peuple) naurait aucun sens si les vecteurs de luniversalité dont vous parlez, la lutte des classes et la dialectique des sexes (auxquels je rajouterai la question de la techno-science et de ses implications planétaires) ne permettaient pas une effective et concrète transversalité des résistances...
En conclusion de votre chapitre sur les marranes dans Résistances, vous évoquez la patience du marrane, sa fidélité et sa ténacité et vous laissez même entendre que le marrane, jouant sur la durée aura le dernier mot. Est-ce que vous pouvez nous préciser contre qui il aura le dernier mot ?
D.B. : La patience, oui. Et la persévérance, et lendurance. Car le marrane imaginaire a la militance tenace. Il est résistant. Comme la taupe, il creuse. Comme le roseau, il plie sans rompre. Aura-t-il le dernier mot ? Qui de la vague ou de la falaise aura le dernier mot ? Lavant-dernier suffirait. Et contre qui ? Contre tout ce qui fige et cristallise, tout ce qui pétrifie et fétichise, tout ce qui emmure et immobilise. Contre le marché, contre
la marchandise, contre largent. Contre lHistoire majuscule et lHumanité majuscule. Contre tous ces singuliers fétiches et contre le fétiche des fétiches, le capital lui-même. Après Après, cest une autre histoire. Et un autre mot.
Daniel Bensaïd et Claude Corman
Philosophe, auteur de nombreux ouvrages dont Résistances, Essai de taupologie générale (Fayard, 2000, 18,6 E), Le pari mélancolique (Fayard, 1997), Marx lintempestif (Fayard, 1995) et Walter Benjamin, sentinelle messianique (Plon, 1990).
** Auteur de Sur la piste des Marranes, de Sefarad à Seattle, Coll. Poches de résistance, éd. du Passant, 2000, 13,5 E.
(1) Lire linterview de Ken Loach dans le même numéro
** Auteur de Sur la piste des Marranes, de Sefarad à Seattle, Coll. Poches de résistance, éd. du Passant, 2000, 13,5 E.
(1) Lire linterview de Ken Loach dans le même numéro