Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
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La transmission du crime
Le Passant : A propos de lex-Yougoslavie, comment entendez-vous cette expression « la transmission du crime » ?
Véronique Nahoum-Grappe : Elle est ambiguë. On imagine que les crimes passés, ceux quont subis la génération davant, se transmettent à la suivante comme un paquet affreux et quils exigent la vengeance. Je ne suis pas du tout daccord avec ça. On dit beaucoup que dans les Balkans sauvages, dans ces pays-là, tout le monde sentretue. Mais dans ces pays, les liens sociaux étaient très chaleureux, justement à la mesure des différends nationaux et religieux avec le respect de certaines civilités, des pratiques de dons et de contre-dons. Ces différences dont on dit quelles favorisent la transmission de la haine et du crime poussent au contraire à linvention de liens sociaux très forts. Les vraies différences étant ailleurs. Je crois plutôt que lon utilise limage des crimes pour fabriquer de la haine et construire lennemi. Cest classique, y compris en France, par exemple avant 1914-1918. Il y a un travail intense dutilisation dune version du passé reconstruite pour convaincre les gens de faire la guerre. On réveille ces crimes, on oublie de montrer toutes les facettes et de monter des dossiers historiques pour dire que, par exemple, les Tchetniks ont assassiné pendant la guerre beaucoup de Bosniaques ou bien quil y avait toutes les nationalités parmi les résistants de Tito On nutilise quune version au lieu davoir une histoire plus complexe avec les différentes interprétations qui empêchent lidée même de guerre.
La transmission du crime, cest évoquer le présent et lavenir.
Quand jétais à Sarajevo en septembre, les gens que jai rencontrés et notamment les vieux me disaient : on est tranquille pour cinquante ans. Il y a cette idée cyclique des guerres. Je crois que cest une tentation de lesprit qui nest ni fondée ni rationnelle. Il y a des longues périodes de paix dans lhistoire, il y a des guerres qui durent trente ans, dautres accélérées qui durent six jours. Il y a maintenant des guerres larvées qui ne correspondent plus au nom de guerre, comme au Soudan, ou des occupations de pays avec des situations entre guerre et terrorisme comme Israël et la Palestine. Il ny a ni cycle ni loi mais il est évident que si chaque génération reprend les souvenirs faussés et tordus de lhistoire davant, cela peut aller dans ce sens. Par exemple à Sarajevo, il est essentiel que tous les gens sachent quau début du siège, il y a eu lassassinat denviron mille Serbes par les bandes de voyous qui avaient défendu la ville. Il faut que cela finisse au tribunal. Il faut que les Croates sachent très clairement quils ont démoli un des plus beaux ponts de la planète. Comme les malheureux Français qui essaient de dénoncer leurs crimes en Algérie. Cest forcément dur et lourd. Et il faut quen Serbie il y ait là-aussi un énorme réveil. Quand il y a eu les bombardements de lOtan, des gens à Belgrade ont dit des choses extraordinaires. On a reçu un texte de quelquun qui disait que cétait le « retour des fleurs dont nous avons noyé les chars qui partaient à Vukovar ». Mais est-ce quon a dit à Belgrade dans la presse ce quétait Sarajevo, le siège, labsence de nourriture, les maternités visées, de même que les civils et les cours décole pendant 46 mois ? Pourquoi ne pas se poser cette question ? Il ny a aucune fatalité à partir du moment où lon dénonce ses propres crimes.
Quest-ce que peut avoir comme conséquence le fait de ne pas mettre au jour ses propres crimes ?
Je crois que les Serbes sont en train de payer très cher la propagande qui les a rendus à moitié fous. La politique rend fou et une politique folle rend encore plus fou. Il y a un travail à faire sur la réalité. Il y aura toujours du révisionnisme. Puisquil y en a pour ce quont fait les nazis, à plus forte raison pour ces guerres-là. Je crois que cest trop tentant de renverser la réalité. Il y a un vertige, une séduction paranoïaque. Comme certaines rumeurs aux Etats-Unis, il y a lidée que tout est faux. On sent bien notre frisson quand on vous dit : « Tout ce quon vous raconte est faux ». Mais en politique, le mensonge ne tient pas. Timisoara a tenu douze jours, les couveuses au Koweït aussi, les mensonges de lOtan en Irak, il a fallu deux ans. On a les moyens de travailler. Au moment de la prise de Vukovar, on disait quil ny avait pas de charniers, pas de massacres. À lépoque, jai entendu des récits terribles de réfugiés et maintenant on sait quil y a bien eu un charnier, une enquête et le dossier est aujourdhui au TPI. Presque tout le monde est tombé dans le mensonge de Milosevic même si des gens étaient lucides à lépoque et que ce sont des opposants serbes qui ont été le plus loin dans la critique de leur régime. Mais les Serbes sont comme nous. Nous aussi, on a envie de sillusionner, de ne pas trop voir ce qua fait la France dans certains endroits. Nous aussi on aimerait bien être des victimes La clé est politique. On sait que par exemple quelques semaines avant la libération de la France, il y avait un million de personnes pour Pétain dans les rues de Paris. En Serbie, je crois que lactuel pouvoir est encore dans le mensonge, dans leur rapport avec la République serbe de Bosnie, avec le nord du Kosovo, avec ladministration politique et policière qui a fait la guerre. En plus, cette mouvance qui veut occulter et réviser la gravité des crimes commis nest pas toute seule, elle est aidée par des pays comme la France ou la Grande-Bretagne. Je connaissais quelquun à Belgrade qui avait des amis dont le fils était mort à la guerre en 92. Cétait leur fils chéri. On leur avait renvoyé ses habits et un carnet. Ce couple, forcément malheureux, a dit : « il vaut mieux quil soit mort ». Quest-ce quils avaient lu dans ce carnet, est-ce quils avaient compris quel genre de guerre avait fait leur fils ? Beaucoup de gens savent. Regardez la dénonciation des charniers autour de Belgrade des massacres du Kosovo perpétrés en 1998-1999. Qui a dénoncé ? Un chauffeur serbe. Qui a fait le travail ? Des Serbes. Il y a beaucoup de gens à Belgrade qui travaillent dans ce sens. On doit les laisser sexprimer, pour que linformation circule sans pour autant culpabiliser les gens mais simplement en les éclairant. Il faudrait un autre pouvoir plus clair, notamment à la télévision, pour que soit développé un travail sans échappatoire pour les téléspectateurs.
Quand on parle ainsi de prise de conscience collective, est-ce quon ne débouche pas sur la notion de responsabilité collective et est-ce que cette notion a un sens ?
Je hais cette expression. Le terme de responsabilité na de sens que pour une personne. Une collectivité, ce nest pas un corps. Même si on constate dans lhistoire que ce sont les gens qui font fonctionner les totalitarismes. Les résistants sont toujours très rares. Mais ne faisons la leçon à personne. Je respecte la peur, cest très humain, et en même temps je trouve lhéroïsme formidable. Dans un autre registre car nous ne risquions absolument rien, quand Srebrenica est tombée, un 11 juillet, nous étions cinq avec des panneaux lors des cérémonies du 14 juillet. Dans une solitude politique totale, comme si cela nexistait pas. Je ne loublierai jamais, on était grotesque et cest le ridicule qui tue. Mais je crois que la responsabilité collective nexiste pas. Les gens sont différents les uns des autres, lethnographe trouvera autre chose que le politologue, le même entretien fait sous un néon à midi puis à minuit après avoir un peu bu sera différent. Les conditions économiques et de vie étaient épouvantables pour bien des gens. Mais il y a un certain confort dans ce rêve dune petite grande Serbie seule au monde, comme les nationalistes israéliens, avec cette idée que le monde entier vous en veut. Quand on commence à avoir des sanglots dans les yeux au sujet de sa propre identité nationale forcément exceptionnelle, cela sent la guerre. La bagarre en Serbie nest pas de dire « Vous êtes coupables » mais cest de faire des travaux dhistoriens, de laisser la parole sur les écrans à ces dossiers, darrêter le révisionnisme permanent. Je suis pour ce travail, jusque dans les familles, que les gens sengueulent, que les humoristes sen servent, que lon rigole de ça. Il faut déconstruire cette chose-là par tous les moyens du bord.
Cest aussi une façon de transmettre le crime qui a été commis.
Oui mais je crois quil sagit plus de transmettre lhistoire et la mémoire du crime. Il y a lidée de la commémoration, être fidèle aux victimes et à leur martyre. Cette idée se comprend même si elle nest pas forcément juste. Ce qui protège des gens comme Milosevic et des assassins contemporains, cest la comparaison toujours ratée avec la Shoah. Même le Soudan, même la Corée du Nord, on pense toujours que ce nest presque rien par rapport à Hitler. On ne se réveille jamais. On dit oui au devoir de résistance, mais on na plus jamais Hitler en face Moi je nai pas envie de comparer, lidée de comparer me fait vomir mais quand vous avez des camps de concentration, des viols systématiques, des déportations, des livres et des monuments brûlés, comment va-t-on lappeler ? Je respecte lidée de commémoration, mais son esthétique mennuie. Le danger est bien sûr linstrumentalisation de cette mémoire. Dans lidée de commémoration, il y a les morts, le rituel, le clairon, le drapeau Il y a du sacré encore une fois et là encore avec la perte de lhumour. Cest presque un style de vie collective la commémoration. Dans la commémoration, on élude le présent, rien ne peut arriver à la hauteur de ce quon commémore. Cest la tranquillité et donc le contraire de la résistance.
Pour éviter ces cycles historiques et de reproduction de la violence, est-ce que la justice a un rôle à jouer et est-ce que le TPI qui est une justice extérieure aux pays des Balkans peut faire ce travail ?
Le verrou de tout ça, cest le changement de pouvoir. Que le nouveau pouvoir libérateur soit très clair quant au passé. Cest le premier verrou, mais il se trouve quil est souvent utopique. Regardez en Amérique Latine ou même en France, on observe finalement une grande impunité des crimes politiques. Dans ce sens, cest peut-être un coup de chance que Hitler soit mort. On a vu dautres tyrans jouir dune chouette vie dans une villa près de Nice. Tel que cétait parti en Serbie, accuser Milosevic davoir fait des impôts illégitimes, cela faisait quand même mal au ventre, en particulier aux Bosniaques. Le TPI est extérieur, mais la Serbie est enveloppée car cest une création de lONU. Cest un travail formidable pour les victimes. Finalement les années passent et on sen rend compte, y compris pour le Kosovo. Larrestation dun président quasiment en exercice, Milosevic, en est un bon exemple.
Vous savez bien que le même président deux ans avant était un partenaire de négociation.
Oui, mais tant pis. Quest-ce que vous voulez, la politique cest aussi « je serre la main au type den face parce que jen ai besoin même si cest une crapule ». Le TPI nest pas là pour faire plaisir à tout le monde, et dautant moins à ceux qui se traînent des casseroles.
Même si un citoyen américain ne peut pas être jugé par un tel tribunal.
Mais il y a lidée dune Cour internationale et dune juridiction universelle. Tous les États sont gênés, mais ils veulent en retirer les bénéfices symboliques. Pourquoi pas les États-Unis un jour ? LEurope est très forte, il ny aura pas toujours le « Grand Satan ». En ex-Yougoslavie, chaque État doit faire ses propres procès. En Serbie, il y a une flopée de salopards à côté de Milosevic et Mladic. La Bosnie entre 92 et 95, cest quand même 200 000 morts, pour un tout petit pays. Cest une violence extrême et la Serbie ne peut pas continuer à dire que le TPI cest de la propagande et se fermer les yeux.
Cest un travail forcément long, il suffit de regarder ce qui se passe en France et le temps nécessaire pour que certaines choses ressortent.
Je pense que les Bosniaques demanderont définitivement la reconnaissance du génocide. À un moment, la demande de pardon a du sens. Pour arrêter la mythologie du nationalisme, il faut de toute façon que le pouvoir change et que le débat soit ouvert. Beaucoup de gens qui ne parlent pas prendront la parole. Le révisionnisme devra être combattu pour que le discours du faux soit réduit à néant. Et dans tout ce jeu, le TPI ne peut faire de mal. Il fait en tout cas du bien aux victimes.
Véronique Nahoum-Grappe
Propos recueillis par Christophe Dabitch
Véronique Nahoum-Grappe : Elle est ambiguë. On imagine que les crimes passés, ceux quont subis la génération davant, se transmettent à la suivante comme un paquet affreux et quils exigent la vengeance. Je ne suis pas du tout daccord avec ça. On dit beaucoup que dans les Balkans sauvages, dans ces pays-là, tout le monde sentretue. Mais dans ces pays, les liens sociaux étaient très chaleureux, justement à la mesure des différends nationaux et religieux avec le respect de certaines civilités, des pratiques de dons et de contre-dons. Ces différences dont on dit quelles favorisent la transmission de la haine et du crime poussent au contraire à linvention de liens sociaux très forts. Les vraies différences étant ailleurs. Je crois plutôt que lon utilise limage des crimes pour fabriquer de la haine et construire lennemi. Cest classique, y compris en France, par exemple avant 1914-1918. Il y a un travail intense dutilisation dune version du passé reconstruite pour convaincre les gens de faire la guerre. On réveille ces crimes, on oublie de montrer toutes les facettes et de monter des dossiers historiques pour dire que, par exemple, les Tchetniks ont assassiné pendant la guerre beaucoup de Bosniaques ou bien quil y avait toutes les nationalités parmi les résistants de Tito On nutilise quune version au lieu davoir une histoire plus complexe avec les différentes interprétations qui empêchent lidée même de guerre.
La transmission du crime, cest évoquer le présent et lavenir.
Quand jétais à Sarajevo en septembre, les gens que jai rencontrés et notamment les vieux me disaient : on est tranquille pour cinquante ans. Il y a cette idée cyclique des guerres. Je crois que cest une tentation de lesprit qui nest ni fondée ni rationnelle. Il y a des longues périodes de paix dans lhistoire, il y a des guerres qui durent trente ans, dautres accélérées qui durent six jours. Il y a maintenant des guerres larvées qui ne correspondent plus au nom de guerre, comme au Soudan, ou des occupations de pays avec des situations entre guerre et terrorisme comme Israël et la Palestine. Il ny a ni cycle ni loi mais il est évident que si chaque génération reprend les souvenirs faussés et tordus de lhistoire davant, cela peut aller dans ce sens. Par exemple à Sarajevo, il est essentiel que tous les gens sachent quau début du siège, il y a eu lassassinat denviron mille Serbes par les bandes de voyous qui avaient défendu la ville. Il faut que cela finisse au tribunal. Il faut que les Croates sachent très clairement quils ont démoli un des plus beaux ponts de la planète. Comme les malheureux Français qui essaient de dénoncer leurs crimes en Algérie. Cest forcément dur et lourd. Et il faut quen Serbie il y ait là-aussi un énorme réveil. Quand il y a eu les bombardements de lOtan, des gens à Belgrade ont dit des choses extraordinaires. On a reçu un texte de quelquun qui disait que cétait le « retour des fleurs dont nous avons noyé les chars qui partaient à Vukovar ». Mais est-ce quon a dit à Belgrade dans la presse ce quétait Sarajevo, le siège, labsence de nourriture, les maternités visées, de même que les civils et les cours décole pendant 46 mois ? Pourquoi ne pas se poser cette question ? Il ny a aucune fatalité à partir du moment où lon dénonce ses propres crimes.
Quest-ce que peut avoir comme conséquence le fait de ne pas mettre au jour ses propres crimes ?
Je crois que les Serbes sont en train de payer très cher la propagande qui les a rendus à moitié fous. La politique rend fou et une politique folle rend encore plus fou. Il y a un travail à faire sur la réalité. Il y aura toujours du révisionnisme. Puisquil y en a pour ce quont fait les nazis, à plus forte raison pour ces guerres-là. Je crois que cest trop tentant de renverser la réalité. Il y a un vertige, une séduction paranoïaque. Comme certaines rumeurs aux Etats-Unis, il y a lidée que tout est faux. On sent bien notre frisson quand on vous dit : « Tout ce quon vous raconte est faux ». Mais en politique, le mensonge ne tient pas. Timisoara a tenu douze jours, les couveuses au Koweït aussi, les mensonges de lOtan en Irak, il a fallu deux ans. On a les moyens de travailler. Au moment de la prise de Vukovar, on disait quil ny avait pas de charniers, pas de massacres. À lépoque, jai entendu des récits terribles de réfugiés et maintenant on sait quil y a bien eu un charnier, une enquête et le dossier est aujourdhui au TPI. Presque tout le monde est tombé dans le mensonge de Milosevic même si des gens étaient lucides à lépoque et que ce sont des opposants serbes qui ont été le plus loin dans la critique de leur régime. Mais les Serbes sont comme nous. Nous aussi, on a envie de sillusionner, de ne pas trop voir ce qua fait la France dans certains endroits. Nous aussi on aimerait bien être des victimes La clé est politique. On sait que par exemple quelques semaines avant la libération de la France, il y avait un million de personnes pour Pétain dans les rues de Paris. En Serbie, je crois que lactuel pouvoir est encore dans le mensonge, dans leur rapport avec la République serbe de Bosnie, avec le nord du Kosovo, avec ladministration politique et policière qui a fait la guerre. En plus, cette mouvance qui veut occulter et réviser la gravité des crimes commis nest pas toute seule, elle est aidée par des pays comme la France ou la Grande-Bretagne. Je connaissais quelquun à Belgrade qui avait des amis dont le fils était mort à la guerre en 92. Cétait leur fils chéri. On leur avait renvoyé ses habits et un carnet. Ce couple, forcément malheureux, a dit : « il vaut mieux quil soit mort ». Quest-ce quils avaient lu dans ce carnet, est-ce quils avaient compris quel genre de guerre avait fait leur fils ? Beaucoup de gens savent. Regardez la dénonciation des charniers autour de Belgrade des massacres du Kosovo perpétrés en 1998-1999. Qui a dénoncé ? Un chauffeur serbe. Qui a fait le travail ? Des Serbes. Il y a beaucoup de gens à Belgrade qui travaillent dans ce sens. On doit les laisser sexprimer, pour que linformation circule sans pour autant culpabiliser les gens mais simplement en les éclairant. Il faudrait un autre pouvoir plus clair, notamment à la télévision, pour que soit développé un travail sans échappatoire pour les téléspectateurs.
Quand on parle ainsi de prise de conscience collective, est-ce quon ne débouche pas sur la notion de responsabilité collective et est-ce que cette notion a un sens ?
Je hais cette expression. Le terme de responsabilité na de sens que pour une personne. Une collectivité, ce nest pas un corps. Même si on constate dans lhistoire que ce sont les gens qui font fonctionner les totalitarismes. Les résistants sont toujours très rares. Mais ne faisons la leçon à personne. Je respecte la peur, cest très humain, et en même temps je trouve lhéroïsme formidable. Dans un autre registre car nous ne risquions absolument rien, quand Srebrenica est tombée, un 11 juillet, nous étions cinq avec des panneaux lors des cérémonies du 14 juillet. Dans une solitude politique totale, comme si cela nexistait pas. Je ne loublierai jamais, on était grotesque et cest le ridicule qui tue. Mais je crois que la responsabilité collective nexiste pas. Les gens sont différents les uns des autres, lethnographe trouvera autre chose que le politologue, le même entretien fait sous un néon à midi puis à minuit après avoir un peu bu sera différent. Les conditions économiques et de vie étaient épouvantables pour bien des gens. Mais il y a un certain confort dans ce rêve dune petite grande Serbie seule au monde, comme les nationalistes israéliens, avec cette idée que le monde entier vous en veut. Quand on commence à avoir des sanglots dans les yeux au sujet de sa propre identité nationale forcément exceptionnelle, cela sent la guerre. La bagarre en Serbie nest pas de dire « Vous êtes coupables » mais cest de faire des travaux dhistoriens, de laisser la parole sur les écrans à ces dossiers, darrêter le révisionnisme permanent. Je suis pour ce travail, jusque dans les familles, que les gens sengueulent, que les humoristes sen servent, que lon rigole de ça. Il faut déconstruire cette chose-là par tous les moyens du bord.
Cest aussi une façon de transmettre le crime qui a été commis.
Oui mais je crois quil sagit plus de transmettre lhistoire et la mémoire du crime. Il y a lidée de la commémoration, être fidèle aux victimes et à leur martyre. Cette idée se comprend même si elle nest pas forcément juste. Ce qui protège des gens comme Milosevic et des assassins contemporains, cest la comparaison toujours ratée avec la Shoah. Même le Soudan, même la Corée du Nord, on pense toujours que ce nest presque rien par rapport à Hitler. On ne se réveille jamais. On dit oui au devoir de résistance, mais on na plus jamais Hitler en face Moi je nai pas envie de comparer, lidée de comparer me fait vomir mais quand vous avez des camps de concentration, des viols systématiques, des déportations, des livres et des monuments brûlés, comment va-t-on lappeler ? Je respecte lidée de commémoration, mais son esthétique mennuie. Le danger est bien sûr linstrumentalisation de cette mémoire. Dans lidée de commémoration, il y a les morts, le rituel, le clairon, le drapeau Il y a du sacré encore une fois et là encore avec la perte de lhumour. Cest presque un style de vie collective la commémoration. Dans la commémoration, on élude le présent, rien ne peut arriver à la hauteur de ce quon commémore. Cest la tranquillité et donc le contraire de la résistance.
Pour éviter ces cycles historiques et de reproduction de la violence, est-ce que la justice a un rôle à jouer et est-ce que le TPI qui est une justice extérieure aux pays des Balkans peut faire ce travail ?
Le verrou de tout ça, cest le changement de pouvoir. Que le nouveau pouvoir libérateur soit très clair quant au passé. Cest le premier verrou, mais il se trouve quil est souvent utopique. Regardez en Amérique Latine ou même en France, on observe finalement une grande impunité des crimes politiques. Dans ce sens, cest peut-être un coup de chance que Hitler soit mort. On a vu dautres tyrans jouir dune chouette vie dans une villa près de Nice. Tel que cétait parti en Serbie, accuser Milosevic davoir fait des impôts illégitimes, cela faisait quand même mal au ventre, en particulier aux Bosniaques. Le TPI est extérieur, mais la Serbie est enveloppée car cest une création de lONU. Cest un travail formidable pour les victimes. Finalement les années passent et on sen rend compte, y compris pour le Kosovo. Larrestation dun président quasiment en exercice, Milosevic, en est un bon exemple.
Vous savez bien que le même président deux ans avant était un partenaire de négociation.
Oui, mais tant pis. Quest-ce que vous voulez, la politique cest aussi « je serre la main au type den face parce que jen ai besoin même si cest une crapule ». Le TPI nest pas là pour faire plaisir à tout le monde, et dautant moins à ceux qui se traînent des casseroles.
Même si un citoyen américain ne peut pas être jugé par un tel tribunal.
Mais il y a lidée dune Cour internationale et dune juridiction universelle. Tous les États sont gênés, mais ils veulent en retirer les bénéfices symboliques. Pourquoi pas les États-Unis un jour ? LEurope est très forte, il ny aura pas toujours le « Grand Satan ». En ex-Yougoslavie, chaque État doit faire ses propres procès. En Serbie, il y a une flopée de salopards à côté de Milosevic et Mladic. La Bosnie entre 92 et 95, cest quand même 200 000 morts, pour un tout petit pays. Cest une violence extrême et la Serbie ne peut pas continuer à dire que le TPI cest de la propagande et se fermer les yeux.
Cest un travail forcément long, il suffit de regarder ce qui se passe en France et le temps nécessaire pour que certaines choses ressortent.
Je pense que les Bosniaques demanderont définitivement la reconnaissance du génocide. À un moment, la demande de pardon a du sens. Pour arrêter la mythologie du nationalisme, il faut de toute façon que le pouvoir change et que le débat soit ouvert. Beaucoup de gens qui ne parlent pas prendront la parole. Le révisionnisme devra être combattu pour que le discours du faux soit réduit à néant. Et dans tout ce jeu, le TPI ne peut faire de mal. Il fait en tout cas du bien aux victimes.
Véronique Nahoum-Grappe
Propos recueillis par Christophe Dabitch
* Véronique Nahoum-Grappe est notamment chercheuse à lÉcole des Hautes Études Sociales et collaboratrice de la revue Esprit. Elle a dirigé plusieurs ouvrages collectifs et publié de nombreux articles concernant les guerres en ex-Yougoslavie.