Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
Imprimer l'article© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
Shoah
"Le fardeau de toute une vie"
Le 2 avril 1998, les mots tombent froids, « (
) condamne Papon, Maurice, Arthur, Jean, âgé de 87 ans, retraité (
) à 10 ans de réclusion criminelle (
) ». Maurice Matisson, loncle de Jackie : « Aujourdhui, cest le fardeau que jai porté toute ma vie que je pose par terre, une nouvelle vie commence. »
Maurice, refusait toute appartenance quelle quelle soit. Pour être lui-même, réellement lui-même, citoyen du monde. Il ne se voulait pas juif, mais était porteur de cet héritage. Le siècle a commencé par le procès Dreyfus et sest terminé par le procès Papon. Tous les deux auront permis de lutter contre lintolérance, le racisme, le rejet de lautre. Ce dernier procès aura permis à la France de retrouver une part de sa mémoire et de sa dignité sans lesquelles il ny a pas despérance possible.
De ce procès, je conserve deux sentences en mémoire, comme les limites dune ligne de démarcation de lindicible : le grand rabbin Sitruk : « Le Juif est le baromètre de lhistoire » et lhistorien Philippe Burrin : « En terre chrétienne, la disparition des Juifs conversion volontaire ou forcée a
toujours été inscrite structurellement dans lhorizon intellectuel du christianisme ».
Lobstination du témoignage
« Seule lobstination du témoignage (peut) répondre à lobstination du crime » disait Albert Camus.
Je suis né huit ans après la fin de la guerre. Je suis ce quon appelle un enfant de la première génération daprès. Jai été élevé dans lévidence du « plus jamais ça ».
Quand on parle de conscience universelle en évoquant lHumanité, quand enfin, on se rend compte quelle nexiste que dans ce que lHumanité a de pire, le Crime contre lHumanité. Il faut se poser la question de savoir pourquoi ?
Pourquoi, par exemple, la cour pénale internationale a-t-elle tant de mal à naître ?
Pourquoi encore continuer à distinguer les victimes de lantisémitisme de celles du racisme ?
Pourquoi est-il aujourdhui aussi anachronique et difficile de condamner les attentats visant les populations civiles israéliennes tout en condamnant la politique meurtrière de M. Sharon.
Jai vécu mon enfance et mon adolescence avec des survivants ou des « revenants » qui préféraient se taire.
Jai vécu avec une chape de silence sur nos morts en déportation. Comme si le travail de deuil ne sétait jamais accompli. Je me souviens des longs dimanches au cours desquels mes parents vantaient leurs exploits de résistance, mais jamais, au grand jamais, un mot sur nos déportés
Pourtant la transmission a bien eu lieu, pourtant elle se perpétue chez mes enfants, à tel point, que je ne sois plus sûr de la nécessité de témoigner.
Cet ancrage familial, sans dériver au repli sur soi suffit-il ? Sancrer à lintérieur dune mémoire collective remplit le rôle dinscrire son existence dans un univers prévisible et confortable, mais cela suffit-il à trouver cette dimension essentielle de lavenir sans laquelle lHomme ne peut vivre ?
Le poids des mots-silence
Ce ne sont pas que des mots, quand Primo Levi disait « il ny a pas de miroir, mais notre image est devant nous reflétée par cent visages livides, cent pantins misérables et sordides. Alors pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition dun Homme... »
Un demi-siècle après la libération des camps de la mort, pourquoi et surtout comment prendre la parole alors que les rares survivants préfèrent se taire et accomplir dans le silence, un long travail sur eux-mêmes ?
Pourtant, le devoir de mémoire, la vigilance sont une nécessité absolue. Ils doivent, ils peuvent devenir larme des jeunes générations pour éradiquer nos fléaux modernes nés dune société, en proie à la décomposition sociale, à lexclusion, qui fait renaître les vieux démons racistes et le cléricalisme imbécile, musclé et lillusion passive dêtre, tout en nétant pas, dans une société spectacle. Une société en jachère pour ne pas dire en faillite dans laquelle les communautés fondées sur les régions, les ethnies, les cultures, les cultes, les intérêts marchands lemportent sur légalité des droits et des devoirs, la liberté absolue de conscience quelles que soient nos origines et nos convictions.
Là se pose pour moi, la première vraie question : la transmission passe-t-elle par la création de « pères » ou par lédification de « pairs » ?
La mémoire édifiée par les « pairs » na aucune mesure avec la mémoire familiale, certes, la transmission et la mémoire sont des outils qui aident à lutter contre les mensonges, à dissiper les récupérations intellectuelles, à empêcher les manipulations idéologiques, à combattre les révisionnismes, à rejeter le négationnisme, mais bien plus que cela, elle possède comme une puissance rituelle : elle convoque le passé, elle le recrée, elle en fait le présent de la libération dun avenir. Elle fait surgir le passé dans le présent, à partir de lhumus de la mémoire qui nous enferme dans létroitesse dun temps chronologique, elle travaille à éveiller une nouvelle aube.
Transmettre permet à chaque individu, à chaque génération de redécouvrir moins laborieusement lactivité de la pensée. Cette activité de transmission est essentielle à lhumanité, elle demeure un « fil dAriane » qui permet aux leçons du passé de se déplacer à travers le temps. Et dire cela nest pas se limiter au faire-savoir dune culture, dire cela cest sidentifier en réalité à la vie et à son sens le plus profond. Cest poser un questionnement perpétuel. Cest mettre en jeu lautorité de celui qui « précède » et la liberté de celui qui « suit ». Cest toute une façon de vivre et de penser qui sincarne. Cest bâtir un projet. Non pas un projet au sens étroit de projet de société, mais au sens large de projet de civilisation.
Souviens-toi de ton futur
Il y a deux termes pour désigner la mémoire dans le Talmud : Chamor, la mémoire qui garde et Zacchor la mémoire qui porte au-delà. « Souviens-toi de ton futur ». La mémoire du passé et la mémoire du futur, cest de toute évidence une des clés symboliques de la prospective.
Quand Jacques Lacan écrit : « nous enseignons suivant Freud que lAutre est le lieu de cette mémoire quil a découverte sous le nom dinconscient, mémoire quil considère comme lobjet dune question restée ouverte en tant quelle conditionne lindestructibilité de certains désirs », nous ne sommes plus dans la croyance incantatoire et aveugle que la seule transmission de mots compris comme des « sésames » miraculeux est ouvreuse de portes magiques.
Le symbole, messager du rêve et de linconscient, construit notre mémoire et, par sa fonction de transmission, il nous relie au monde extérieur, cest-à-dire à lhumanité tout entière dont nous ne sommes quun maillon.
LHomme a besoin de symboles pour avancer, la Shoah aujourdhui symbolise ce siècle de Barbarie.
Mon choix, celui de la transmission symbolique, exclut léradication du passé, je revendique la tradition associée à la projection inventive de nos acquis sur lavenir. Avancer, oui, mais avancer vers un meilleur.
Le monde meilleur nest pas dans le passé, il est devant nous. Ici et maintenant, lUtopie est en action.
Je ne me tairai point, même si pour le dire je reste silencieux.
Maurice, refusait toute appartenance quelle quelle soit. Pour être lui-même, réellement lui-même, citoyen du monde. Il ne se voulait pas juif, mais était porteur de cet héritage. Le siècle a commencé par le procès Dreyfus et sest terminé par le procès Papon. Tous les deux auront permis de lutter contre lintolérance, le racisme, le rejet de lautre. Ce dernier procès aura permis à la France de retrouver une part de sa mémoire et de sa dignité sans lesquelles il ny a pas despérance possible.
De ce procès, je conserve deux sentences en mémoire, comme les limites dune ligne de démarcation de lindicible : le grand rabbin Sitruk : « Le Juif est le baromètre de lhistoire » et lhistorien Philippe Burrin : « En terre chrétienne, la disparition des Juifs conversion volontaire ou forcée a
toujours été inscrite structurellement dans lhorizon intellectuel du christianisme ».
Lobstination du témoignage
« Seule lobstination du témoignage (peut) répondre à lobstination du crime » disait Albert Camus.
Je suis né huit ans après la fin de la guerre. Je suis ce quon appelle un enfant de la première génération daprès. Jai été élevé dans lévidence du « plus jamais ça ».
Quand on parle de conscience universelle en évoquant lHumanité, quand enfin, on se rend compte quelle nexiste que dans ce que lHumanité a de pire, le Crime contre lHumanité. Il faut se poser la question de savoir pourquoi ?
Pourquoi, par exemple, la cour pénale internationale a-t-elle tant de mal à naître ?
Pourquoi encore continuer à distinguer les victimes de lantisémitisme de celles du racisme ?
Pourquoi est-il aujourdhui aussi anachronique et difficile de condamner les attentats visant les populations civiles israéliennes tout en condamnant la politique meurtrière de M. Sharon.
Jai vécu mon enfance et mon adolescence avec des survivants ou des « revenants » qui préféraient se taire.
Jai vécu avec une chape de silence sur nos morts en déportation. Comme si le travail de deuil ne sétait jamais accompli. Je me souviens des longs dimanches au cours desquels mes parents vantaient leurs exploits de résistance, mais jamais, au grand jamais, un mot sur nos déportés
Pourtant la transmission a bien eu lieu, pourtant elle se perpétue chez mes enfants, à tel point, que je ne sois plus sûr de la nécessité de témoigner.
Cet ancrage familial, sans dériver au repli sur soi suffit-il ? Sancrer à lintérieur dune mémoire collective remplit le rôle dinscrire son existence dans un univers prévisible et confortable, mais cela suffit-il à trouver cette dimension essentielle de lavenir sans laquelle lHomme ne peut vivre ?
Le poids des mots-silence
Ce ne sont pas que des mots, quand Primo Levi disait « il ny a pas de miroir, mais notre image est devant nous reflétée par cent visages livides, cent pantins misérables et sordides. Alors pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition dun Homme... »
Un demi-siècle après la libération des camps de la mort, pourquoi et surtout comment prendre la parole alors que les rares survivants préfèrent se taire et accomplir dans le silence, un long travail sur eux-mêmes ?
Pourtant, le devoir de mémoire, la vigilance sont une nécessité absolue. Ils doivent, ils peuvent devenir larme des jeunes générations pour éradiquer nos fléaux modernes nés dune société, en proie à la décomposition sociale, à lexclusion, qui fait renaître les vieux démons racistes et le cléricalisme imbécile, musclé et lillusion passive dêtre, tout en nétant pas, dans une société spectacle. Une société en jachère pour ne pas dire en faillite dans laquelle les communautés fondées sur les régions, les ethnies, les cultures, les cultes, les intérêts marchands lemportent sur légalité des droits et des devoirs, la liberté absolue de conscience quelles que soient nos origines et nos convictions.
Là se pose pour moi, la première vraie question : la transmission passe-t-elle par la création de « pères » ou par lédification de « pairs » ?
La mémoire édifiée par les « pairs » na aucune mesure avec la mémoire familiale, certes, la transmission et la mémoire sont des outils qui aident à lutter contre les mensonges, à dissiper les récupérations intellectuelles, à empêcher les manipulations idéologiques, à combattre les révisionnismes, à rejeter le négationnisme, mais bien plus que cela, elle possède comme une puissance rituelle : elle convoque le passé, elle le recrée, elle en fait le présent de la libération dun avenir. Elle fait surgir le passé dans le présent, à partir de lhumus de la mémoire qui nous enferme dans létroitesse dun temps chronologique, elle travaille à éveiller une nouvelle aube.
Transmettre permet à chaque individu, à chaque génération de redécouvrir moins laborieusement lactivité de la pensée. Cette activité de transmission est essentielle à lhumanité, elle demeure un « fil dAriane » qui permet aux leçons du passé de se déplacer à travers le temps. Et dire cela nest pas se limiter au faire-savoir dune culture, dire cela cest sidentifier en réalité à la vie et à son sens le plus profond. Cest poser un questionnement perpétuel. Cest mettre en jeu lautorité de celui qui « précède » et la liberté de celui qui « suit ». Cest toute une façon de vivre et de penser qui sincarne. Cest bâtir un projet. Non pas un projet au sens étroit de projet de société, mais au sens large de projet de civilisation.
Souviens-toi de ton futur
Il y a deux termes pour désigner la mémoire dans le Talmud : Chamor, la mémoire qui garde et Zacchor la mémoire qui porte au-delà. « Souviens-toi de ton futur ». La mémoire du passé et la mémoire du futur, cest de toute évidence une des clés symboliques de la prospective.
Quand Jacques Lacan écrit : « nous enseignons suivant Freud que lAutre est le lieu de cette mémoire quil a découverte sous le nom dinconscient, mémoire quil considère comme lobjet dune question restée ouverte en tant quelle conditionne lindestructibilité de certains désirs », nous ne sommes plus dans la croyance incantatoire et aveugle que la seule transmission de mots compris comme des « sésames » miraculeux est ouvreuse de portes magiques.
Le symbole, messager du rêve et de linconscient, construit notre mémoire et, par sa fonction de transmission, il nous relie au monde extérieur, cest-à-dire à lhumanité tout entière dont nous ne sommes quun maillon.
LHomme a besoin de symboles pour avancer, la Shoah aujourdhui symbolise ce siècle de Barbarie.
Mon choix, celui de la transmission symbolique, exclut léradication du passé, je revendique la tradition associée à la projection inventive de nos acquis sur lavenir. Avancer, oui, mais avancer vers un meilleur.
Le monde meilleur nest pas dans le passé, il est devant nous. Ici et maintenant, lUtopie est en action.
Je ne me tairai point, même si pour le dire je reste silencieux.
Partie civile au procès Papon.