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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
par Jean-Pierre Lebrun
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Une transmission hors pairs !


Nous pourrions d’emblée nous plaindre : la transmission ne se fait plus ! Nous percevons en effet qu’est aujourd’hui remise en question la célèbre formule de Goethe que Freud aimait à citer : « Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le afin de le posséder ! » Les constats ne manqueraient pas pour dire notre inquiétude. Ainsi, par exemple l’enseignement. Claude Lefort, dans une formule déjà datée, avançait : « La figure du maître tend à s’effacer pour céder la place à celle d’un agent de transmission des connaissances »1. Et n’est-ce pas d’ailleurs ce dont nous nous plaignons plus que jamais dans nos marchés des savoirs, soit de ne plus avoir de maîtres capables de fournir des repères qui se donnent d’abord pour tâche d’apprendre à apprendre ; en revanche, une prolifération de compétences capables de communiquer les notions – fussent-elles pointues – de leurs disciplines respectives et de nous convier à la gestion de leurs conséquences.

Nous pourrions donc avancer que dans notre société de savoir, c’est ce dernier qui fait fonction de boussole, et que ce qui est ainsi promue, c’est une modalité nouvelle de lien social qui substitue au rapport ancien maître-sujet, un rapport nouveau savoir acéphale-sujet, ceci n’étant bien sûr pas sans provoquer quelques étourdissements.

Car, ce qui se transmet ainsi entérine que ce qu’il faut transmettre, c’est un ensemble d’énoncés, alors que l’enjeu de la transmission porte d’abord et bien évidemment sur la possibilité d’une énonciation. Que faire d’un sujet capable de disposer et de gérer des informations, qui s’avérerait par contre incapable de les faire siennes, de veiller à leur authenticité, d’inventer à partir d’elles, bref de les subjectiver ? Il ne faut pas être grand clerc pour prédire à une transmission ainsi réduite à un bagage – fût-il un coffre-fort – sans la clef pour en permettre l’accès, un destin de consumation.

La plainte s’avère pourtant inopportune, car un tel constat même étendu à d’autres registres – la transmission du nom, de la sagesse, de la limite, de l’autorité, etc. – ne ferait que renforcer l’idée selon laquelle de tels propos ne se résumeraient qu’à l’entretien d’une nostalgie d’un temps définitivement dépassé, d’un vœu de retour à l’Ancien Régime. Dans le même mouvement, cela ne viendrait que conforter l’idée selon laquelle, ce faisant, nous nous dérobons à la tâche de créer du neuf, de découvrir de l’inédit, de contribuer au propre de l’homme, à savoir transgresser les limites que l’étroite nature lui impose.

Comment dès lors situer correctement le constat qu’il nous faut pourtant bien faire : la transmission est en panne ! Renvoyons simplement à ce qu’en avance Louis Roussel dans son récent ouvrage, L’enfance oubliée : « Ce qui résume sans doute le mieux la nature de la pression sociale sur l’enfant, c’est le choix plus ou moins délibéré de ne le façonner que par des mobiles où les gratifications présentes l’emportent sur les raisons à plus long terme. On renonce, pour le convaincre, aux menaces et à la violence apparente, et, comme l’enfant est surtout sensible à ce qui est proche, on le tente par la promesse d’un bénéfice immédiat : on le séduira ».2 Autrement dit une transmission par la séduction plutôt que par l’éducation.

Pour situer justement une telle observation, nous serons aidés en remarquant que depuis sans doute longtemps, l’économie psychique enchevêtre indissociablement deux fonctionnements sans pour autant donner la préséance à l’un d’entre eux. Et c’est bien leur double limite qu’il s’agit de franchir.

Nous pourrions dire, sans éviter un certain simplisme, que le second fonctionnement est celui d’une économie réglée par le renvoi au père. Ce versant de l’économie psychique introduit à l’altérité – au risque de paraître intrusif, pour ne pas dire traumatique – en venant faire rupture avec un premier fonctionnement qui ne se tramait qu’entre la mère et l’enfant. Pour le dire simplement, devenir l’enfant du père permet d’échapper à rester seulement l’enfant de la mère.

La prescription de ce second fonctionnement s’est appuyée depuis l’avènement du monde judéo-chrétien sur un social qui donnait au père sa prépondérance, ce qu’on appelle communément le patriarcat. Remarquons toutefois que son impasse était de pousser à la névrose, celle-ci ne consistant en rien d’autre que de rester dans l’amour du père plutôt que de faire le travail d’acquérir ce que ce dernier transmettait. Les fils s’en trouvaient amenés à séparer amour et désir, les filles à se taire. Enfin, dans les deux cas, le féminin passait à la trappe !

Aujourd’hui, via le travail conjoint de la science, de la démocratie et du libéralisme économique débridé, le paysage social du patriarcat est en berne, voire même s’est éteint et c’est forts de cette libération que nous croyons arpenter la voie nouvelle. Mais celle-ci n’est pas pour autant accessible d’emblée ; elle semble plutôt se confondre avec une marche arrière sans précédent. Car l’abandon de la confrontation à un père orphelin du patriarcat n’implique pas spontanément de discerner entre redevenir l’enfant de la mère et s’inventer un à venir.

Ceci d’autant plus que la voie régressive séduit, car pour parodier la phrase de Goethe, « Ce que tu as reçu de ta mère, nulle nécessité de l’acquérir pour le posséder ! » En ce cas de figure, nul travail à fournir pour rejoindre sa place ! Mais de ce fait, ce n’est plus aux avatars du désir que le sujet se trouve invité, mais bien plutôt à l’engluement dans une jouissance mortifère. Et ne devons-nous pas reconnaître une telle prescription à l’œuvre lorsque tout, dans notre monde dit postmoderne, nous porte a jouir davantage et immédiatement – tout, et tout de suite ! – en même temps qu’à court-circuiter l’irréductible malaise que véhicule le désir.

C’est la pratique de ce raccourci qui autorise à penser qu’effectivement la transmission est en panne aujourd’hui, ceci ne permettant pas pour autant de penser que hier, elle était sans nuage. Simplement, prenons la mesure de ce que, si la confusion évoquée l’emportait, ce serait la possibilité de la penser et même de penser tout court qui s’évanouirait, car nulle pensée n’est possible dans le seul registre de l’immédiat.

Notre économie psychique s’assoit sur deux moitiés – jusqu’à nouvel ordre, nous sommes les enfants de deux parents, et même s’ils étaient pareils, je ne les appellerais pas de la même façon ! – et leur asymétrie nous contraint à la boiterie, seule manière de consentir – et pas seulement de supporter, de sous-porter comme l’apprend l’étymologie – à la confrontation avec l’inattendu, la surprise, la rencontre, le heurt fût-il bonheur ou malheur ! C’est cette voie que prescrit la transmission et que véhicule pour chacun de nous le savoir par Freud désigné de l’inconscient, ce savoir dont Lacan disait qu’il était ce qu’invente l’humus humain pour sa pérennité d’une génération à l’autre...

Psychanalyste, auteur entre autres de Rien n’est plus secret qu’une existence féminine, Erès, Toulouse, 2001, Les désarrois nouveaux du sujet, Erès, Toulouse, 2001, Un monde sans limite, essai pour une clinique psychanalytique du social, Erès, Toulouse, 1997.
(1) Claude Lefort, « Formation et autorité, l’éducation humaniste », in Écrire, à l’épreuve du politique, Calmann-Levy, 1992, p. 222.
(2) Louis Roussel, L’enfance oubliée, Odile Jacob, 2001, p. 69.
** Tendance Floue. Voir note de lecture p. 67.
Jean-Pierre Lebrun

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