Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
par Patrick Baudry
Imprimer l'articleLa question de la transmission
La transmission nest pas quune convention ou un acte de générosité : « Laisser quelque chose à ceux qui suivent, passer le relais
». Mais une obligation. Non pas une contrainte arbitraire mais la prise du sujet humain dans la construction intergénérationnelle. Prise de soi qui permet de trouver possiblement sa place, dêtre « un parmi dautres » comme le dit Denis Vasse1. On devine que laffaire est complexe, quelle ne saurait se produire comme un service, obéir à des techniques communicationnelles de lefficacité transmissive. Quoi transmettre ? Depuis quelle position ? À qui ? Au nom de quoi ? La transmission nest pas seulement dans nos gènes. Elle relève aussi de notre gêne. Dun tourment.
Comment donc ne pas mettre en question le devoir de perpétuation, le devoir de mémoire, lordre de reproduction de lordre ? Que signifie transmettre sil sagit de reproduire à lidentique le morceau qui nous serait tout extérieur et quil faudrait bien adresser. Nassiste-t-on pas aujourdhui à la mise à mort de la singularité écrabouillée sous le fardeau du machin transmis, empaqueté certes comme un cadeau, mais destiné à lui écraser le destin. Transmettre, cest fondamentalement faire place à lautre. Un autre qui ne saurait être le même ou le suivant. Le simple reproducteur des tâches. Celui qui continuera de taper à la machine par exemple, et donc allez ! Je lui refile mon logiciel. Transmettre cest ne pas savoir le destinataire : rien à voir avec le geste qui consiste à transmettre un colis, à le poster à la bonne adresse, celle quon écrit depuis son propre agenda. Transmettre ce nest donc pas obliger au souvenir de soi. Léguer de sa personne ; obliger que sarrangent ceux qui restent avec les restes quon viendrait leur octroyer. Transmettre cest donc composer avec de linvisible et de limprévisible.
Il faut donc se demander ce que vaut cette affirmation : « On ne vous oubliera jamais ». Comme si la mémoire ne devait jamais composer avec loubli. À propos du devoir de se souvenir du défunt comme si cela signifiait son respect ou comme si cela devait garantir un bon travail « de » deuil, une bonne gestion/digestion de ceux qui nauraient plus rien à voir avec nous, comment ne pas se demander ce que signifie ce forcing ? Que sagit-il de forcer si ce nest, dune part, une mémoire, et dautre part, un oubli, en cherchant à produire le premier et à résorber le second, cest-à-dire en commençant par délier lun de lautre ?2 Comme si la vie vivante devait se figer dans lattitude ou la rectitude dune stricte répétition. Comme sil fallait « stopper » lhistoire, ainsi quon parle de stopper un tissu. En forclore laccroc, le trou, la béance, limprobable. Mais lhistoire nest pas un tissu. De même que la société nest pas un corps, avec lunité quon devrait ainsi lui supposer, lhomogénéité qui serait garante de son « identité ».
Ce qui est en jeu dans lhistoire, dans notre histoire, cest la double dimension du mouvement et du lien. On On fait grand cas du lien, de sa nécessité. Certains sociologues nessayent-ils pas de faire croire quils sont experts en liens, comme des thérapeutes sont experts en ligaments ou comme il faudrait croire que les « psy » sont experts en « inconscient » (un truc quelque part dans le cerveau). Or le lien (social, donc) a peu à voir avec la fixation ou la fixette. Le lien se joue dans le mouvement, qui en maintient louverture, la possibilité, tout en nassurant rien dun « dynamisme positif » qui devrait le préserver. Les gens qui vont mal ne sont pas nécessairement des personnes à qui manqueraient des liens ; à qui ferait défaut un capital légué. Cest plutôt lemprise dun monde qui les anticipe, et la relégation où ils se sentent obligés qui désordonnent leur rapport au monde, au point quils ne peuvent de ce monde (le « leur » : « cest à toi, et ne le confie à personne ») générer aucun rapport qui leur permette de prendre place. La place ? Pas aller sasseoir là où on vous a cédé une chaise, un fauteuil ou un strapontin. Mais le mouvement contagieux de sa propre incertitude. La transmission renvoie alors au « don du rien » comme en parle magnifiquement Jean Duvignaud3. Ou pour le dire autrement, à la meilleure part de lhomme : sa générosité malgré lui.
(1) Denis Vasse Un parmi dautres, Paris, Seuil, 1978.
(2) Patrick Baudry La Place des morts, Paris, Armand Colin, 1999, p. 173.
(3) Jean Duvignaud Le Don du rien, Paris, Stock, 1977.
Comment donc ne pas mettre en question le devoir de perpétuation, le devoir de mémoire, lordre de reproduction de lordre ? Que signifie transmettre sil sagit de reproduire à lidentique le morceau qui nous serait tout extérieur et quil faudrait bien adresser. Nassiste-t-on pas aujourdhui à la mise à mort de la singularité écrabouillée sous le fardeau du machin transmis, empaqueté certes comme un cadeau, mais destiné à lui écraser le destin. Transmettre, cest fondamentalement faire place à lautre. Un autre qui ne saurait être le même ou le suivant. Le simple reproducteur des tâches. Celui qui continuera de taper à la machine par exemple, et donc allez ! Je lui refile mon logiciel. Transmettre cest ne pas savoir le destinataire : rien à voir avec le geste qui consiste à transmettre un colis, à le poster à la bonne adresse, celle quon écrit depuis son propre agenda. Transmettre ce nest donc pas obliger au souvenir de soi. Léguer de sa personne ; obliger que sarrangent ceux qui restent avec les restes quon viendrait leur octroyer. Transmettre cest donc composer avec de linvisible et de limprévisible.
Il faut donc se demander ce que vaut cette affirmation : « On ne vous oubliera jamais ». Comme si la mémoire ne devait jamais composer avec loubli. À propos du devoir de se souvenir du défunt comme si cela signifiait son respect ou comme si cela devait garantir un bon travail « de » deuil, une bonne gestion/digestion de ceux qui nauraient plus rien à voir avec nous, comment ne pas se demander ce que signifie ce forcing ? Que sagit-il de forcer si ce nest, dune part, une mémoire, et dautre part, un oubli, en cherchant à produire le premier et à résorber le second, cest-à-dire en commençant par délier lun de lautre ?2 Comme si la vie vivante devait se figer dans lattitude ou la rectitude dune stricte répétition. Comme sil fallait « stopper » lhistoire, ainsi quon parle de stopper un tissu. En forclore laccroc, le trou, la béance, limprobable. Mais lhistoire nest pas un tissu. De même que la société nest pas un corps, avec lunité quon devrait ainsi lui supposer, lhomogénéité qui serait garante de son « identité ».
Ce qui est en jeu dans lhistoire, dans notre histoire, cest la double dimension du mouvement et du lien. On On fait grand cas du lien, de sa nécessité. Certains sociologues nessayent-ils pas de faire croire quils sont experts en liens, comme des thérapeutes sont experts en ligaments ou comme il faudrait croire que les « psy » sont experts en « inconscient » (un truc quelque part dans le cerveau). Or le lien (social, donc) a peu à voir avec la fixation ou la fixette. Le lien se joue dans le mouvement, qui en maintient louverture, la possibilité, tout en nassurant rien dun « dynamisme positif » qui devrait le préserver. Les gens qui vont mal ne sont pas nécessairement des personnes à qui manqueraient des liens ; à qui ferait défaut un capital légué. Cest plutôt lemprise dun monde qui les anticipe, et la relégation où ils se sentent obligés qui désordonnent leur rapport au monde, au point quils ne peuvent de ce monde (le « leur » : « cest à toi, et ne le confie à personne ») générer aucun rapport qui leur permette de prendre place. La place ? Pas aller sasseoir là où on vous a cédé une chaise, un fauteuil ou un strapontin. Mais le mouvement contagieux de sa propre incertitude. La transmission renvoie alors au « don du rien » comme en parle magnifiquement Jean Duvignaud3. Ou pour le dire autrement, à la meilleure part de lhomme : sa générosité malgré lui.
(1) Denis Vasse Un parmi dautres, Paris, Seuil, 1978.
(2) Patrick Baudry La Place des morts, Paris, Armand Colin, 1999, p. 173.
(3) Jean Duvignaud Le Don du rien, Paris, Stock, 1977.