Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
par Laurent Cantet
Imprimer l'articleLemploi du temps
« Après son licenciement, Vincent, consultant en entreprise, sinvente un nouvel emploi à Genève. Contraint non seulement de trouver coûte que coûte de largent, mais aussi détayer chaque jour davantage la
fiction de son emploi, Vincent tombe dans son propre piège. Mentir à son entourage devient alors une occupation à plein temps » indique Laurent Cantet. Rencontre avec le réalisateur de LEmploi du temps qui a obtenu avec ce film le Lion de lannée, « Cinema del presente », au
dernier festival de Venise.
A lorigine de LEmploi du temps, il y a un fait divers : laffaire Romand. Pourtant, votre film nen est pas ladaptation. Quelle a été votre démarche ?
Laurent Cantet : Avec Robin Campillo, co-scénariste et monteur du film, nous sommes simplement partis du souvenir que nous avions du fait divers plutôt que de nous lancer dans une enquête minutieuse. Curieusement, nous avions évacué tout ce qui a fait que cette histoire est devenue précisément un fait divers, à savoir les meurtres. Nous étions surtout intéressés par la double vie de Jean-Claude Romand et par tout ce quelle pouvait nous laisser imaginer du personnage. Vincent (interprété par Aurélien Recoing) est sans doute beaucoup plus banal, beaucoup plus proche de nous que ne lest Romand. De fait, cet écart de perspective ne prétend pas révéler la vérité du fait divers réel, ni même en rendre compte.
En revanche, le personnage de Vincent sest nourri de la duplicité de Jean-Claude Romand, de sa capacité ahurissante à assumer une double vie. Mais nous tenions à évacuer la dimension « monstrueuse » du meurtrier, à gommer laspect pathologique du personnage. Nous voulions que Vincent soit dune banalité déconcertante au premier abord. Une banalité qui soit partageable, mais que nous souhaitions pourtant inquiétante. Un homme à première vue transparent qui se fond toujours impeccablement avec le milieu dans lequel il évolue. Un caméléon. Quil soit dans un bar de routiers ou dans les locaux de lONU, on ne le remarque pas. Il lui suffit dendosser son costume de cadre pour en avoir aussitôt tous les traits, puis, dans le plan suivant de se retrouver en famille pour être de toute évidence un père idéal, un mari amoureux.
Ce côté caméléon est assez terrifiant. Cest comme un gouffre où il se
dissoudrait
Moi, cela me paraît plutôt assez sédui-sant ! La force de Vincent, cest une force dinertie. Il se laisse porter par son environnement et, en même temps, cest quelquun qui agit tout le temps. Il ne cesse en fait de répondre aux sollicitations de ses proches. Il navigue à vue. En cela, il est dailleurs plus séducteur que séduisant. Et puis nous avions envie de créer un personnage à la fois attachant et totalement opaque. Le pari était alors de réussir à laccompagner malgré tout, dêtre avec lui, dendosser son point de vue sur le monde. De toute façon, le sentiment dimposture, cest-à-dire davoir usurpé sa place, me paraît être une expérience que chacun a vécue un jour ou lautre.
Vous éprouvez une certaine affection pour lui ?
Nous avions de Vincent limage dun héros plutôt positif, un personnage radical malgré lui mais qui, à partir dun moment dabsence, ayant abouti à son licenciement, décide de mener une vie différente et qui va tout mettre en uvre pour y parvenir. Le film peut être vu comme une vaste tentative dévasion. Mais il sagit là dune évasion extrêmement ambiguë, car Vincent, en réalité, ne souhaite pas changer de vie. Il veut seulement saffranchir de toute capture économique et sociale.
Le film pose une question simple : comment échapper à tout ce que lon a construit ? Vincent sinvente une vie truquée afin de résoudre ce problème. Faire semblant est souvent lié à la trahison, par contre ici, il sagit pour lui de se retrouver, quitte à ce que ce soit à travers une mystification. Cest cette stratégie dévasion qui motive tous ses actes et qui me le rend sympathique.
En fait, tout lenjeu du film, depuis lécriture jusquau montage, a été dendosser cette subjectivité double qui fait de Vincent un menteur sincère, un comédien de sa propre vie. À ce sujet, une scène me revient à lesprit. Celle où Vincent doit défendre son emploi supposé au sein de lONU, face à son père qui lui, reste très sceptique quant à lefficacité des institutions internationales. Vincent est en train de mentir, mais il est sincèrement blessé par les critiques avancées par son père. Comme sil était réellement mis en cause alors que ce qui est mis en cause en fait nest que son talent de scénariste et dacteur.
Cette scène révèle aussi chez Vincent un sentiment dimpuissance politique. Il y a chez lui un profond désir de faire partie des « puissants » de ce monde. Cest sans doute pour cela quil sinvente un poste à lONU. Dailleurs, lorsquil traverse les couloirs de lorganisme international, il semble se mouvoir dans un rêve. Il veut faire partie de ce monde feutré où se décide selon lui lavenir de la planète. Cest pourquoi le cynisme somme toute très trivial de son père (« on ne peut rien changer à la situation africaine »), le vexe. Il se rend compte que ce cynisme nest que lenvers de sa propre impuissance.
Dans Ressources humaines, vous filmiez le monde du travail. Ici, vous filmez aussi lutopie dun monde sans travail
Oui. En fait, cest un peu la suite de Ressources humaines, Vincent est peut-être le grand frère de Frank. Comme lui, il cherche sa place sans parvenir à la trouver. Une place qui ne lui soit pas assignée par son milieu et par les études quil a pu suivre. Une place dans laquelle il pourrait se reconnaître intimement. Mais à la différence de Frank, il opte pour une place intenable, à mi-chemin entre une reconnaissance sociale bourgeoise et rassurante dont il ne souhaite pas saffranchir (sa famille, le travail, largent), et un univers plus trouble (oisiveté, arnaque, trafics divers). Entre ces deux pôles, il croit pouvoir inventer une stabilité qui savère impossible. Il se construit une vie qui correspond à ses aspirations les plus intimes, et fait tout ce quil faut pour que les autres lacceptent.
Par ailleurs, je ne suis pas tout à fait sûr que la vie de Vincent échappe au travail. Paradoxalement, sinventer une vie idéale constitue pour lui un véritable travail à plein temps. Tout le long du film, on le voit se débattre face aux autres, travailler son scénario, étudier des textes techniques concernant son travail fictif. Cest dément comme effort ! En réalité, ce nest pas le travail que Vincent refuse : cest leffort monnayable, leffort imposé, le côté « donnant donnant » du salariat. Il y a finalement beaucoup dorgueil et dambition chez Vincent. Ce nest pas une victime que lon prend en pitié...
Pour arriver à ses fins, il nhésite pas à sengager sur des voies pour le moins troubles.
Il y a certainement chez lui une vraie attirance pour la clandestinité. Et un goût pour la fiction. Il prend un grand plaisir à aller vers un scénario « de genre ». Le personnage quil sinvente en ressort grandi et nen est évidemment que plus séduisant. Larnaque est une activité intellectuellement brillante, et pendant au moins un temps, cela lui procure le sentiment de vivre quelque chose dintense. Par ailleurs, il y a une vraie prise de risque de sa part, une radicalité, qui, dun point de vue scénaristique (pour lui comme pour nous) sest vite avérée très tonifiante. Je me rappelle comment, dès lors que le personnage de Jean-Michel (Serge Livrozet) est apparu, nous avons eu le sentiment davoir trouvé le film. La fiction sest imposée. Sans chercher à faire un thriller, nous avions trouvé une dynamique totalement fictionnelle.
Alors qui est Jean-Michel ?
Jean-Michel est la seule personne avec qui Vincent se reconnaît une communauté de destin. Cest un arnaqueur, qui lui, semble avoir trouvé sa place. Il se prend daffection pour Vincent et veut laider à vivre comme il lentend. Cest dailleurs la seule personne à qui Vincent va se livrer, et raconter son histoire. Sans doute parce quil est le seul à pouvoir la comprendre et laccepter avec la légèreté dont Vincent à besoin. Sans aucun jugement moral ou affectif.
Petit à petit, avec laide de Jean-Michel, Vincent va éprouver une vraie délivrance dans sa vie cachée, un plaisir authentique, même sil nest que passager. Une amitié naît entre les deux hommes. Un véritable couple se constitue qui pourrait mettre en danger celui que Vincent forme avec Muriel (Karin Viard). Les quelques semaines que Vincent passe dans le Novotel, aux côtés de Jean-Michel, constituent une parenthèse heureuse qui ne se referme que sous la violence des contraintes sociales et affectives.
Les contraintes sociales dabord. Même aujourdhui, alors que des millions de personnes sont privées demploi, on nexiste pas sans un travail, sans une raison sociale. Face au scénario, bon nombre de lecteurs voyaient dans le dénouement un happy end ! Vincent était sauvé puisquil retrouvait un travail. Pour nous au contraire, il était évident que la rencontre avec le DRH devait sceller le renoncement de Vincent. Mais personne ne semblait vouloir lire les didascalies pourtant on ne peut plus claires : « Vincent baisse les yeux tristement, il semble anéanti ». Il est visiblement difficile de remettre en cause lidée du travail comme valeur en soit.
Et puis il y a aussi les contraintes affectives. Là, il serait temps dévoquer Muriel. Cest le seul personnage du film, hormis Vincent, dont on épouse à quelques occasions le point de vue. Elle observe son mari, devine en lui une part indicible de solitude. Et puis petit à petit, elle pressent le mensonge. Paradoxalement, plus elle découvre le mensonge, et plus elle senferme dans son déni. On ne ment jamais seul, on bénéficie toujours de la complicité de celui que lon trompe, de celui qui veut bien être trompé. Muriel est dabord une simple complice silencieuse, mais rapidement, elle est amenée à soutenir Vincent. Elle lui apporte un soutien tacite mais actif sans pour autant connaître les tenants et les aboutissants du mensonge auquel elle participe.
Est-ce que ça ne serait pas ça la plus belle preuve damour ?
Oui, sûrement. Enfin, cest est une. En écrivant ce film, javais envie quil soit aussi une histoire damour. Je voulais que lamour que se portent Muriel et Vincent soit indiscutable. Ils saiment et se font confiance jusque dans le mensonge. Cest peut-être en ça que le film nest pas si noir. Il est évident que Muriel sait, que Vincent sait quelle sait. Mais ce statu quo leur convient. Comme si finalement le secret était une base de relation qui les satisfaisait lun et lautre.
Bien sûr, elle fait tout ça par amour, mais aussi par peur, ce qui me semble très humain. Elle éprouve un véritable vertige qui se concrétise dailleurs lors du repas avec Jean-Michel , face à ce quelle pressent de la dérive de Vincent. Cest lapproche dune vérité impossible qui la pousse à accepter le mensonge. Et puis bien sûr, il arrive un moment où elle ne peut plus jouer le jeu. Jusquà la fin Vincent reste dans le déni. Elle non. Elle nen a plus le courage. Cest un personnage a priori fort, qui va se fragiliser au fur et à mesure du film mais qui finit par faire éclater la vérité. Cest une véritable héroïne.
Mais Vincent, quant à lui échoue, dans son projet.
Oui, et ça le révolte. Il ne comprend pas pourquoi on ne lautorise pas à vivre comme il lentend. Cest ce quil tente dexpliquer à Julien, son fils aîné. Il a tout fait pour que léquilibre de son entourage ne soit pas affecté par sa nouvelle vie. Mais on lui refuse cet équilibre si laborieusement atteint. Comme dans Ressources humaines, cest la gestion intime de lhistoire qui complique les choses. Vincent échoue parce quil aime Muriel, quil aime ses enfants. Il décide de renoncer. Mais ce renoncement est plus douloureux que tout.
Le film semble toujours chercher sa place entre deux registres. Dun côté une réalité appréhendée très frontalement, et de lautre, un onirisme assumé.
Face à un contexte social que nous avons traité de la façon la plus frontale (quil sagisse des relations familiales ou de la description du monde du travail), nous avons cherché à rendre compte dune perception subjective de la réalité, plus onirique, qui sapparenterait à celle de Vincent. Une impression de flottement, de trou noir, qui peut renvoyer à la clandestinité, mais surtout à une distance, à une absence, qui caractérise son rapport au monde.
Dailleurs on peut dire que la mise en scène participe de cette double perspective
Effectivement, une des lignes mise en scène a été de souligner cette démarcation, cet éclatement, cette distance au monde. On peut par exemple parler de lomniprésence des vitres qui coupent systématiquement Vincent de son environnement et font de lui un perpétuel spectateur.
Il y a aussi une démarcation géographique assez marquée entre les deux espaces de Vincent. La plaine dun côté, et de lautre la montagne qui représente son terrain daventure, son refuge. Et puis enfin, il y a une délimitation temporelle précise. Le film fonctionne en effet sur une succession régulière de week-ends en famille et de semaine derrance.
Vincent travaille à ce que ses deux vies restent parallèles. Seul le refuge pourrait être un point de contact. Vincent, en invitant Muriel dans ce lieu où il sest caché un moment au début du film, espère partager son expérience avec elle. Il cherche un petit interstice qui relierait ses deux mondes, un passage secret. Et le décor est filmé comme un lieu magique presque trop beau pour être réel.
Mais là aussi, un nouvel écran vient sinterposer entre Vincent et Muriel. Un écran de brume qui, une nouvelle fois, renvoie Vincent à lidée de solitude et de perte.
Laurent Cantet
fiction de son emploi, Vincent tombe dans son propre piège. Mentir à son entourage devient alors une occupation à plein temps » indique Laurent Cantet. Rencontre avec le réalisateur de LEmploi du temps qui a obtenu avec ce film le Lion de lannée, « Cinema del presente », au
dernier festival de Venise.
A lorigine de LEmploi du temps, il y a un fait divers : laffaire Romand. Pourtant, votre film nen est pas ladaptation. Quelle a été votre démarche ?
Laurent Cantet : Avec Robin Campillo, co-scénariste et monteur du film, nous sommes simplement partis du souvenir que nous avions du fait divers plutôt que de nous lancer dans une enquête minutieuse. Curieusement, nous avions évacué tout ce qui a fait que cette histoire est devenue précisément un fait divers, à savoir les meurtres. Nous étions surtout intéressés par la double vie de Jean-Claude Romand et par tout ce quelle pouvait nous laisser imaginer du personnage. Vincent (interprété par Aurélien Recoing) est sans doute beaucoup plus banal, beaucoup plus proche de nous que ne lest Romand. De fait, cet écart de perspective ne prétend pas révéler la vérité du fait divers réel, ni même en rendre compte.
En revanche, le personnage de Vincent sest nourri de la duplicité de Jean-Claude Romand, de sa capacité ahurissante à assumer une double vie. Mais nous tenions à évacuer la dimension « monstrueuse » du meurtrier, à gommer laspect pathologique du personnage. Nous voulions que Vincent soit dune banalité déconcertante au premier abord. Une banalité qui soit partageable, mais que nous souhaitions pourtant inquiétante. Un homme à première vue transparent qui se fond toujours impeccablement avec le milieu dans lequel il évolue. Un caméléon. Quil soit dans un bar de routiers ou dans les locaux de lONU, on ne le remarque pas. Il lui suffit dendosser son costume de cadre pour en avoir aussitôt tous les traits, puis, dans le plan suivant de se retrouver en famille pour être de toute évidence un père idéal, un mari amoureux.
Ce côté caméléon est assez terrifiant. Cest comme un gouffre où il se
dissoudrait
Moi, cela me paraît plutôt assez sédui-sant ! La force de Vincent, cest une force dinertie. Il se laisse porter par son environnement et, en même temps, cest quelquun qui agit tout le temps. Il ne cesse en fait de répondre aux sollicitations de ses proches. Il navigue à vue. En cela, il est dailleurs plus séducteur que séduisant. Et puis nous avions envie de créer un personnage à la fois attachant et totalement opaque. Le pari était alors de réussir à laccompagner malgré tout, dêtre avec lui, dendosser son point de vue sur le monde. De toute façon, le sentiment dimposture, cest-à-dire davoir usurpé sa place, me paraît être une expérience que chacun a vécue un jour ou lautre.
Vous éprouvez une certaine affection pour lui ?
Nous avions de Vincent limage dun héros plutôt positif, un personnage radical malgré lui mais qui, à partir dun moment dabsence, ayant abouti à son licenciement, décide de mener une vie différente et qui va tout mettre en uvre pour y parvenir. Le film peut être vu comme une vaste tentative dévasion. Mais il sagit là dune évasion extrêmement ambiguë, car Vincent, en réalité, ne souhaite pas changer de vie. Il veut seulement saffranchir de toute capture économique et sociale.
Le film pose une question simple : comment échapper à tout ce que lon a construit ? Vincent sinvente une vie truquée afin de résoudre ce problème. Faire semblant est souvent lié à la trahison, par contre ici, il sagit pour lui de se retrouver, quitte à ce que ce soit à travers une mystification. Cest cette stratégie dévasion qui motive tous ses actes et qui me le rend sympathique.
En fait, tout lenjeu du film, depuis lécriture jusquau montage, a été dendosser cette subjectivité double qui fait de Vincent un menteur sincère, un comédien de sa propre vie. À ce sujet, une scène me revient à lesprit. Celle où Vincent doit défendre son emploi supposé au sein de lONU, face à son père qui lui, reste très sceptique quant à lefficacité des institutions internationales. Vincent est en train de mentir, mais il est sincèrement blessé par les critiques avancées par son père. Comme sil était réellement mis en cause alors que ce qui est mis en cause en fait nest que son talent de scénariste et dacteur.
Cette scène révèle aussi chez Vincent un sentiment dimpuissance politique. Il y a chez lui un profond désir de faire partie des « puissants » de ce monde. Cest sans doute pour cela quil sinvente un poste à lONU. Dailleurs, lorsquil traverse les couloirs de lorganisme international, il semble se mouvoir dans un rêve. Il veut faire partie de ce monde feutré où se décide selon lui lavenir de la planète. Cest pourquoi le cynisme somme toute très trivial de son père (« on ne peut rien changer à la situation africaine »), le vexe. Il se rend compte que ce cynisme nest que lenvers de sa propre impuissance.
Dans Ressources humaines, vous filmiez le monde du travail. Ici, vous filmez aussi lutopie dun monde sans travail
Oui. En fait, cest un peu la suite de Ressources humaines, Vincent est peut-être le grand frère de Frank. Comme lui, il cherche sa place sans parvenir à la trouver. Une place qui ne lui soit pas assignée par son milieu et par les études quil a pu suivre. Une place dans laquelle il pourrait se reconnaître intimement. Mais à la différence de Frank, il opte pour une place intenable, à mi-chemin entre une reconnaissance sociale bourgeoise et rassurante dont il ne souhaite pas saffranchir (sa famille, le travail, largent), et un univers plus trouble (oisiveté, arnaque, trafics divers). Entre ces deux pôles, il croit pouvoir inventer une stabilité qui savère impossible. Il se construit une vie qui correspond à ses aspirations les plus intimes, et fait tout ce quil faut pour que les autres lacceptent.
Par ailleurs, je ne suis pas tout à fait sûr que la vie de Vincent échappe au travail. Paradoxalement, sinventer une vie idéale constitue pour lui un véritable travail à plein temps. Tout le long du film, on le voit se débattre face aux autres, travailler son scénario, étudier des textes techniques concernant son travail fictif. Cest dément comme effort ! En réalité, ce nest pas le travail que Vincent refuse : cest leffort monnayable, leffort imposé, le côté « donnant donnant » du salariat. Il y a finalement beaucoup dorgueil et dambition chez Vincent. Ce nest pas une victime que lon prend en pitié...
Pour arriver à ses fins, il nhésite pas à sengager sur des voies pour le moins troubles.
Il y a certainement chez lui une vraie attirance pour la clandestinité. Et un goût pour la fiction. Il prend un grand plaisir à aller vers un scénario « de genre ». Le personnage quil sinvente en ressort grandi et nen est évidemment que plus séduisant. Larnaque est une activité intellectuellement brillante, et pendant au moins un temps, cela lui procure le sentiment de vivre quelque chose dintense. Par ailleurs, il y a une vraie prise de risque de sa part, une radicalité, qui, dun point de vue scénaristique (pour lui comme pour nous) sest vite avérée très tonifiante. Je me rappelle comment, dès lors que le personnage de Jean-Michel (Serge Livrozet) est apparu, nous avons eu le sentiment davoir trouvé le film. La fiction sest imposée. Sans chercher à faire un thriller, nous avions trouvé une dynamique totalement fictionnelle.
Alors qui est Jean-Michel ?
Jean-Michel est la seule personne avec qui Vincent se reconnaît une communauté de destin. Cest un arnaqueur, qui lui, semble avoir trouvé sa place. Il se prend daffection pour Vincent et veut laider à vivre comme il lentend. Cest dailleurs la seule personne à qui Vincent va se livrer, et raconter son histoire. Sans doute parce quil est le seul à pouvoir la comprendre et laccepter avec la légèreté dont Vincent à besoin. Sans aucun jugement moral ou affectif.
Petit à petit, avec laide de Jean-Michel, Vincent va éprouver une vraie délivrance dans sa vie cachée, un plaisir authentique, même sil nest que passager. Une amitié naît entre les deux hommes. Un véritable couple se constitue qui pourrait mettre en danger celui que Vincent forme avec Muriel (Karin Viard). Les quelques semaines que Vincent passe dans le Novotel, aux côtés de Jean-Michel, constituent une parenthèse heureuse qui ne se referme que sous la violence des contraintes sociales et affectives.
Les contraintes sociales dabord. Même aujourdhui, alors que des millions de personnes sont privées demploi, on nexiste pas sans un travail, sans une raison sociale. Face au scénario, bon nombre de lecteurs voyaient dans le dénouement un happy end ! Vincent était sauvé puisquil retrouvait un travail. Pour nous au contraire, il était évident que la rencontre avec le DRH devait sceller le renoncement de Vincent. Mais personne ne semblait vouloir lire les didascalies pourtant on ne peut plus claires : « Vincent baisse les yeux tristement, il semble anéanti ». Il est visiblement difficile de remettre en cause lidée du travail comme valeur en soit.
Et puis il y a aussi les contraintes affectives. Là, il serait temps dévoquer Muriel. Cest le seul personnage du film, hormis Vincent, dont on épouse à quelques occasions le point de vue. Elle observe son mari, devine en lui une part indicible de solitude. Et puis petit à petit, elle pressent le mensonge. Paradoxalement, plus elle découvre le mensonge, et plus elle senferme dans son déni. On ne ment jamais seul, on bénéficie toujours de la complicité de celui que lon trompe, de celui qui veut bien être trompé. Muriel est dabord une simple complice silencieuse, mais rapidement, elle est amenée à soutenir Vincent. Elle lui apporte un soutien tacite mais actif sans pour autant connaître les tenants et les aboutissants du mensonge auquel elle participe.
Est-ce que ça ne serait pas ça la plus belle preuve damour ?
Oui, sûrement. Enfin, cest est une. En écrivant ce film, javais envie quil soit aussi une histoire damour. Je voulais que lamour que se portent Muriel et Vincent soit indiscutable. Ils saiment et se font confiance jusque dans le mensonge. Cest peut-être en ça que le film nest pas si noir. Il est évident que Muriel sait, que Vincent sait quelle sait. Mais ce statu quo leur convient. Comme si finalement le secret était une base de relation qui les satisfaisait lun et lautre.
Bien sûr, elle fait tout ça par amour, mais aussi par peur, ce qui me semble très humain. Elle éprouve un véritable vertige qui se concrétise dailleurs lors du repas avec Jean-Michel , face à ce quelle pressent de la dérive de Vincent. Cest lapproche dune vérité impossible qui la pousse à accepter le mensonge. Et puis bien sûr, il arrive un moment où elle ne peut plus jouer le jeu. Jusquà la fin Vincent reste dans le déni. Elle non. Elle nen a plus le courage. Cest un personnage a priori fort, qui va se fragiliser au fur et à mesure du film mais qui finit par faire éclater la vérité. Cest une véritable héroïne.
Mais Vincent, quant à lui échoue, dans son projet.
Oui, et ça le révolte. Il ne comprend pas pourquoi on ne lautorise pas à vivre comme il lentend. Cest ce quil tente dexpliquer à Julien, son fils aîné. Il a tout fait pour que léquilibre de son entourage ne soit pas affecté par sa nouvelle vie. Mais on lui refuse cet équilibre si laborieusement atteint. Comme dans Ressources humaines, cest la gestion intime de lhistoire qui complique les choses. Vincent échoue parce quil aime Muriel, quil aime ses enfants. Il décide de renoncer. Mais ce renoncement est plus douloureux que tout.
Le film semble toujours chercher sa place entre deux registres. Dun côté une réalité appréhendée très frontalement, et de lautre, un onirisme assumé.
Face à un contexte social que nous avons traité de la façon la plus frontale (quil sagisse des relations familiales ou de la description du monde du travail), nous avons cherché à rendre compte dune perception subjective de la réalité, plus onirique, qui sapparenterait à celle de Vincent. Une impression de flottement, de trou noir, qui peut renvoyer à la clandestinité, mais surtout à une distance, à une absence, qui caractérise son rapport au monde.
Dailleurs on peut dire que la mise en scène participe de cette double perspective
Effectivement, une des lignes mise en scène a été de souligner cette démarcation, cet éclatement, cette distance au monde. On peut par exemple parler de lomniprésence des vitres qui coupent systématiquement Vincent de son environnement et font de lui un perpétuel spectateur.
Il y a aussi une démarcation géographique assez marquée entre les deux espaces de Vincent. La plaine dun côté, et de lautre la montagne qui représente son terrain daventure, son refuge. Et puis enfin, il y a une délimitation temporelle précise. Le film fonctionne en effet sur une succession régulière de week-ends en famille et de semaine derrance.
Vincent travaille à ce que ses deux vies restent parallèles. Seul le refuge pourrait être un point de contact. Vincent, en invitant Muriel dans ce lieu où il sest caché un moment au début du film, espère partager son expérience avec elle. Il cherche un petit interstice qui relierait ses deux mondes, un passage secret. Et le décor est filmé comme un lieu magique presque trop beau pour être réel.
Mais là aussi, un nouvel écran vient sinterposer entre Vincent et Muriel. Un écran de brume qui, une nouvelle fois, renvoie Vincent à lidée de solitude et de perte.
Laurent Cantet
Cinéaste, auteur de LEmploi du Temps, avec Karin Viard et Aurélien Recoing, une production Haut et Court. Sortie nationale le 14 novembre dans toutes les bonnes salles, en avant première au cinéma Utopia de Bordeaux, le 8 novembre à 20 h 30, et à celui de Toulouse le 9 novembre à 20 h.