Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
par Gilles Mangard
Imprimer l'articleCheckpoint Charlie, attention vous quittez le secteur galactique !
Ils étaient assis dans des fauteuils flottants, le système dionisation porteuse réglé au minimum. Lespace de cinq centimètres était suffisant pour assurer le moelleux nécessaire. Peu importe, la situation si inconfortable dans laquelle ils évoluaient les éloignait de tout concept anesthésiant. La tentative de franchissement télépathique était si forte et si dangereuse quils auraient bien pu sasseoir sur du Bauhaus du millénaire antérieur ; cela naurait pas fait une grosse différence.
Il but une gorgée dalcool de synthèse et sentit immédiatement leffet relaxant musculaire. Il lui restait quand même une légère contracture cervicale. La voie de passage du cerveau au corps nétait pas encore libre.
- Tu crois que nous aurons le contact ? demanda-t-elle.
- Normalement oui. Sils nont pas bloqué les systèmes de communication holographiques. Mais pourquoi lauraient-ils fait ? À lheure où ils sapprêtent à annuler les frontières, ça paraîtrait ridicule. Quand je pense que nos ancêtres se battaient contre le concept de frontière. Au nom de ce vieil idéal : « Prolétaires de tout pays, unissez-vous ! ». Tu parles !
- Mais cétait avant lère du microprocesseur, précisa-t-elle. Nos ancêtres vivaient dans un autre monde, un autre temps. Que pouvaient-ils prévoir ?
Elle se tut un instant puis reprit, dune voix hésitante :
- Sil ny avait pas eu cet attentat, tu crois que nous en serions là ?
- Je ne sais pas, avoua-t-il. Peut-être pas tout de suite mais je pense que cette idée était déjà en gestation depuis longtemps au Centre de Régulation Pan-Galactique. La destruction de lEntité 1 a simplement mis les dirigeants en face de leur responsabilité. Le risque de guerre était soudain trop grand avec peu despoir dy trouver un vainqueur acceptable. Luniformi-sation est la seule réponse quils ont trouvée à linstabilité polyculturelle. Plus de frontières et hop, plus de culture.
- Ça ne peut pas être aussi simple.
- Bien sûr que non. Mais lessentiel est quils arrivent à le croire.
Elle ferma les yeux, oublia une nanoseconde la tension. Elle se concentra sur cette idée : il sappelle North 264, cest lui que je veux. Maintenant. Ensuite, il y aura le travail à faire.
Sauvegarder la frontière.
Son nom à elle, du plus loin quelle sen souvenait, cétait Rob 94. Elle naimait pas. Un peu trop rude. Trop sombre. Pourtant, cela sharmonisait si bien avec ses cheveux longs aile de corbeau, ses yeux noirs, son visage triangulaire et son menton volontaire. Elle avait qua-rante deux cycles, juste lâge de la majorité citoyenne. Depuis deux dixièmes, elle faisait partie du groupe dintervention Kappa. North le dirigeait, Pag sétant fait descendre lors dune manif anti-globalisation. Dans lappartement de North, ils attendaient le contact.
La lumière séteignit. Ils se détendirent. Approche holographe. Tout allait bien.
Dabord il ny eut quune masse floue au milieu du salon. Puis le corps épais du messager se matérialisa. Enfin la tête. Longue, fine, avec les yeux métal des habitants de Sigmund 3. North tapa le code daccès sur son dateur de poignet. La lumière revint.
- Mes amis, déclara lartefact tridimensionnel, le moment est venu. La réunion inter-réseau se termine. Nous confirmons lordre daction. Dans quatre millièmes vous rejoindrez lunité 90 à la frontière ouest. Le capteur dinterception a été neutralisé par nos agents sur place. Vous naurez aucun problème pour pénétrer dans la salle de contrôle. Les inducteurs télépathiques et les générateurs de puissance seront opérationnels. Ensuite, vous savez. Il faudra tenir. À cet instant, des milliers de groupes identiques au vôtre feront de même dans toute la galaxie. Nous espérons ainsi mettre le Centre de Régulation devant une situation totalement inédite. Continuer le plan duniformisation et de libéralisation entamé au risque dun conflit immédiat ou abandonner lidée globalisante et reprendre les négociations, planète par planète pour une meilleure régulation, dans le respect des cultures, en acceptant de débattre de notre projet de partage des richesses. Pour être franc, nos évaluateurs situationnistes nont pas de certitudes quant à lavenir immédiat de notre action. Les paramètres à prendre en compte sont trop nombreux pour permettre une analyse projective précise. Et cest la première fois que la galaxie se trouve confrontée à une telle possibilité de déséquilibre. Mais nous sommes certains dune chose : si nous acceptons la suppression des frontières, nous pouvons dire adieu à notre espoir dun monde plus solidaire. Alors, bonne chance à tous.
De nouveau, la lumière vacilla à cause de léchange énergétique et lhologramme disparut. Ils se retrouvèrent seuls. Lun face à lautre. Il sourit.
- On dirait que cest parti, Rob.
Il lappelait pour la première fois par son prénom.
- On dirait que cest parti, North.
Elle rit. Trop de tension jusquà présent. Elle se laissa aller enfin. Elle nosait pas encore le regarder, fixait le panneau dart mobile sur le mur. Les couleurs et les formes sy organisaient sur un mode choisi. Il pouvait être aléatoire (cest ce quon trouvait dans la plupart des appartements). Les modèles plus perfectionnés permettaient le fonctionnement en mode influençable. Le panneau sorganisait alors en fonction des événements, des vibrations, des différences de température analysées dans la pièce. Seul le propriétaire savait comment il avait réglé son tableau. Outre ses compétences en régulation sociale et ses capacités télépathiques de haut niveau, North avait, quelques cycles auparavant, inventé ce système issu dune réflexion sur linteractivité dans lart. Rob regardait les mouvements, tentant de capter lémotion quexprimait la structure en perpétuelle re-création. Ce quelle y voyait lui fit comprendre sur quel mode il fonctionnait. Quelque chose de naturellement sensuel, de très sombre en même temps sy devinait.
Il surprit son regard.
- Étrange, non ?
North la sentit impressionnée. Il était un peu plus âgé quelle. Et il avait déjà vécu avec une femme quelques cycles. Ça navait pas marché. Personne navait vraiment compris pourquoi ; ils semblaient tellement amoureux. North restait secret lorsquon évoquait le sujet. La séparation lavait vieilli. Délaissant ses fonctions de régulateur social, il sétait investi dans laction anti-globalisation. Quarante êtres humains dépendaient de lui. Il dirigeait le groupe Kappa, un commando spécialisé dans la dérégulation télépathique, un travail qui nécessitait une certaine aptitude à la dinguerie sélective. Rob avait été repérée lors dun stage de formation des jeunes régulatrices. North avait perçu immédiatement lampleur de ses capacités. Il lavait convoquée, prétextant une vague proposition de travail. En fait, il lavait testée sous langle cortico-thalamique. Il ne sétait pas trompé. Elle était delta-sensible +++. Elle navait vu aucune objection à entrer dans le groupe.
Voilà.
Il y avait autre chose, bien sûr ; une attirance que North concevait avec difficulté. Dans cette affaire de corps, il se sentait beaucoup moins expérimenté.
Dans quatre millièmes tout se joue. Maintenant décida-t-elle. Elle allongea ses jambes et étira ses bras, paumes croisées, vers le plafond. Elle se sentit soudain infinie. North restait paralysé.
- Cest pour bientôt. Jai peut-être le droit de boire quelque chose.
- Pardon, Rob. Bien sûr. Je te sers quoi ?
- Un truc avec des épices. Jaime les épices.
- Jai un alcool de synthèse au cumin, proposa-t-il.
- Ça ira.
- Je ne te le fais pas trop fort.
- Fais le fort, North. Après... Nous ne savons pas.
- Non. Nous ne savons pas.
Elle essaya de penser « après ». Elle ne vit rien. Alors cétait vraiment maintenant.
North tapotait sur son bar à cocktail. Il essaya de penser « après ». Il ne vit rien. Il posa son front contre le percolateur, se sentit découragé. Tout ça pour rien. Le moyen de faire autrement ? Et elle ? Il ressentait ce désir quil connaissait bien. Sa femme sen était longtemps servi avant quil ne comprenne. Et sil en était autrement cette fois ? Et pourquoi en serait-il autrement ?
Pendant que la machine composait le mélange, il la regarda de nouveau. Il fut surpris, encore une fois, par la violence de ses propres sentiments contradictoires. Rob semblait parfaitement libre et étirée entre le ciel et lenfer. Magnifiquement belle et offerte. Et parfaitement rebelle. Il voulut mourir là. Il avait peur, pour la première fois depuis longtemps ; peur du masque quil devait ôter, là, tout de suite, peur de linfini. Peur de ce probable improbable, peur du plaisir et de la souffrance qui est sa compagne, peur de son sexe, peur de son corps. Peur de sa vie.
Il tremblait un peu. Il faut arrêter lalcool, fils. Mais quest-ce que ça peut bien faire à lheure quil est. Il sentit une larme couler. Fils de pute, tu pleures, salopard. Vas-y, crève et quon nen parle plus. Ben non, tu ne crèves pas. Alors tu lui sers son mélange et tu la baises. Merde ! Cest pas compliqué. Pourquoi es-tu programmé, mec ! Tu plonges ton regard dans le sombre de ses yeux et après, tu sais...
Il lui porta la coupe phosphorescente. Elle souriait, comme absente.
- Merci. Et toi, tu ne bois rien ?
- Non, je nen ai plus besoin.
Debout devant elle, il avait toujours la coupe dans la main droite. Elle posa les siennes autour. Très doucement, puis ferma les yeux. Ils restèrent ainsi quelques secondes. Il se sentit vieux tout à coup. Il entendait son cur battre, accélérer la cadence et son diaphragme se relâcher. Enfin.
- Jai vraiment envie de le boire, tu sais.
- Excuse-moi.
- Lui prenant toujours la main, elle approcha la coupe de ses lèvres, but quelques gouttes du cocktail subtilement dosé, embrassa le bout dun doigt. Il avait oublié depuis longtemps la simple beauté de la tendresse ; ce geste le fit frissonner.
Tout dun coup, elle se tenait devant lui. La coupe avait disparu. Rob se plaqua corps contre corps. Il ny avait plus rien que la nuit. Elle posa sa tête sur son épaule. Le contact de ses cheveux contre sa joue le fit exploser. Ses bras restaient pendants. Inscrits dans une passivité illusoire. Elle augmenta la pression. De ses bras tentaculaires, elle le ramenait vers la vie.
Il cria.
- Arrête !
Mais ne bougea pas.
- Pourquoi arrêter, North ? Pourquoi ? Merde ! Viens ! Cette nuit, on va la franchir, cette putain de frontière. Viens, North ! Viens !
Ses yeux brillaient. Elle lui mordait les lèvres. Il posa la main sur ses hanches et elle simprima en lui.
- Nous navons plus beaucoup de temps.
- Tout le temps quil faut, North. Nous avons la fuite. Nous avons nous. Nous avons nos âmes et nos corps, notre désir, nos sexes. Nous avons notre déterminisme, notre volonté et la mort qui nous attend. Et nous avons le rien. Le rien, tu comprends. Linutile. Nous avons tout ça et maintenant nous allons faire lamour.
Une partie de sa vie revint à lui lorsquil entra en elle. Dans le même temps, il fut surpris de la nouveauté. Autre chose. Une boule de plaisir métaphysique se concentra autour de son sexe. Les hanches de Rob accompagnaient le mouvement. Rien de mécanique. Plutôt quelque chose danormalement normal, de subtilement naturel, de merveilleusement délicieux.
Il y eut un soleil, elle posa sa tête sur sa poitrine. Il respirait vite. Elle aussi. Il lui caressa les cheveux.
La souffrance, de nouveau, prévisible.
- Rob, Rob...
- Oui, mon chéri. Je suis là. Tu trembles encore.
- Dans quelques millièmes...
- Nous y allons. Il faut la garder, notre frontière. Le groupe Kappa tiendra sa place.
- Et nous ?
- Tu sais bien. Tu as pensé comme moi à « après ».
- Oui.
- Cétait bien, North. Vraiment bien. Mais je le savais davance.
- Rob...
- Tais-toi. Les hommes ne savent pas parler davenir. Laisse le futur aux dames, monsieur le chef télépathe.
- Tu as raison. Mais cest trop tard.
- Non, ce nest pas trop tard, soupira-t-elle. Viens plus près. Tu es à lautre bout du monde.
- Tu crois que cest bien raisonnable ?
- Qui te parle de raison ?
Elle senroula autour de lui, effaçant en une seconde les limites de lunivers.
Il but une gorgée dalcool de synthèse et sentit immédiatement leffet relaxant musculaire. Il lui restait quand même une légère contracture cervicale. La voie de passage du cerveau au corps nétait pas encore libre.
- Tu crois que nous aurons le contact ? demanda-t-elle.
- Normalement oui. Sils nont pas bloqué les systèmes de communication holographiques. Mais pourquoi lauraient-ils fait ? À lheure où ils sapprêtent à annuler les frontières, ça paraîtrait ridicule. Quand je pense que nos ancêtres se battaient contre le concept de frontière. Au nom de ce vieil idéal : « Prolétaires de tout pays, unissez-vous ! ». Tu parles !
- Mais cétait avant lère du microprocesseur, précisa-t-elle. Nos ancêtres vivaient dans un autre monde, un autre temps. Que pouvaient-ils prévoir ?
Elle se tut un instant puis reprit, dune voix hésitante :
- Sil ny avait pas eu cet attentat, tu crois que nous en serions là ?
- Je ne sais pas, avoua-t-il. Peut-être pas tout de suite mais je pense que cette idée était déjà en gestation depuis longtemps au Centre de Régulation Pan-Galactique. La destruction de lEntité 1 a simplement mis les dirigeants en face de leur responsabilité. Le risque de guerre était soudain trop grand avec peu despoir dy trouver un vainqueur acceptable. Luniformi-sation est la seule réponse quils ont trouvée à linstabilité polyculturelle. Plus de frontières et hop, plus de culture.
- Ça ne peut pas être aussi simple.
- Bien sûr que non. Mais lessentiel est quils arrivent à le croire.
Elle ferma les yeux, oublia une nanoseconde la tension. Elle se concentra sur cette idée : il sappelle North 264, cest lui que je veux. Maintenant. Ensuite, il y aura le travail à faire.
Sauvegarder la frontière.
Son nom à elle, du plus loin quelle sen souvenait, cétait Rob 94. Elle naimait pas. Un peu trop rude. Trop sombre. Pourtant, cela sharmonisait si bien avec ses cheveux longs aile de corbeau, ses yeux noirs, son visage triangulaire et son menton volontaire. Elle avait qua-rante deux cycles, juste lâge de la majorité citoyenne. Depuis deux dixièmes, elle faisait partie du groupe dintervention Kappa. North le dirigeait, Pag sétant fait descendre lors dune manif anti-globalisation. Dans lappartement de North, ils attendaient le contact.
La lumière séteignit. Ils se détendirent. Approche holographe. Tout allait bien.
Dabord il ny eut quune masse floue au milieu du salon. Puis le corps épais du messager se matérialisa. Enfin la tête. Longue, fine, avec les yeux métal des habitants de Sigmund 3. North tapa le code daccès sur son dateur de poignet. La lumière revint.
- Mes amis, déclara lartefact tridimensionnel, le moment est venu. La réunion inter-réseau se termine. Nous confirmons lordre daction. Dans quatre millièmes vous rejoindrez lunité 90 à la frontière ouest. Le capteur dinterception a été neutralisé par nos agents sur place. Vous naurez aucun problème pour pénétrer dans la salle de contrôle. Les inducteurs télépathiques et les générateurs de puissance seront opérationnels. Ensuite, vous savez. Il faudra tenir. À cet instant, des milliers de groupes identiques au vôtre feront de même dans toute la galaxie. Nous espérons ainsi mettre le Centre de Régulation devant une situation totalement inédite. Continuer le plan duniformisation et de libéralisation entamé au risque dun conflit immédiat ou abandonner lidée globalisante et reprendre les négociations, planète par planète pour une meilleure régulation, dans le respect des cultures, en acceptant de débattre de notre projet de partage des richesses. Pour être franc, nos évaluateurs situationnistes nont pas de certitudes quant à lavenir immédiat de notre action. Les paramètres à prendre en compte sont trop nombreux pour permettre une analyse projective précise. Et cest la première fois que la galaxie se trouve confrontée à une telle possibilité de déséquilibre. Mais nous sommes certains dune chose : si nous acceptons la suppression des frontières, nous pouvons dire adieu à notre espoir dun monde plus solidaire. Alors, bonne chance à tous.
De nouveau, la lumière vacilla à cause de léchange énergétique et lhologramme disparut. Ils se retrouvèrent seuls. Lun face à lautre. Il sourit.
- On dirait que cest parti, Rob.
Il lappelait pour la première fois par son prénom.
- On dirait que cest parti, North.
Elle rit. Trop de tension jusquà présent. Elle se laissa aller enfin. Elle nosait pas encore le regarder, fixait le panneau dart mobile sur le mur. Les couleurs et les formes sy organisaient sur un mode choisi. Il pouvait être aléatoire (cest ce quon trouvait dans la plupart des appartements). Les modèles plus perfectionnés permettaient le fonctionnement en mode influençable. Le panneau sorganisait alors en fonction des événements, des vibrations, des différences de température analysées dans la pièce. Seul le propriétaire savait comment il avait réglé son tableau. Outre ses compétences en régulation sociale et ses capacités télépathiques de haut niveau, North avait, quelques cycles auparavant, inventé ce système issu dune réflexion sur linteractivité dans lart. Rob regardait les mouvements, tentant de capter lémotion quexprimait la structure en perpétuelle re-création. Ce quelle y voyait lui fit comprendre sur quel mode il fonctionnait. Quelque chose de naturellement sensuel, de très sombre en même temps sy devinait.
Il surprit son regard.
- Étrange, non ?
North la sentit impressionnée. Il était un peu plus âgé quelle. Et il avait déjà vécu avec une femme quelques cycles. Ça navait pas marché. Personne navait vraiment compris pourquoi ; ils semblaient tellement amoureux. North restait secret lorsquon évoquait le sujet. La séparation lavait vieilli. Délaissant ses fonctions de régulateur social, il sétait investi dans laction anti-globalisation. Quarante êtres humains dépendaient de lui. Il dirigeait le groupe Kappa, un commando spécialisé dans la dérégulation télépathique, un travail qui nécessitait une certaine aptitude à la dinguerie sélective. Rob avait été repérée lors dun stage de formation des jeunes régulatrices. North avait perçu immédiatement lampleur de ses capacités. Il lavait convoquée, prétextant une vague proposition de travail. En fait, il lavait testée sous langle cortico-thalamique. Il ne sétait pas trompé. Elle était delta-sensible +++. Elle navait vu aucune objection à entrer dans le groupe.
Voilà.
Il y avait autre chose, bien sûr ; une attirance que North concevait avec difficulté. Dans cette affaire de corps, il se sentait beaucoup moins expérimenté.
Dans quatre millièmes tout se joue. Maintenant décida-t-elle. Elle allongea ses jambes et étira ses bras, paumes croisées, vers le plafond. Elle se sentit soudain infinie. North restait paralysé.
- Cest pour bientôt. Jai peut-être le droit de boire quelque chose.
- Pardon, Rob. Bien sûr. Je te sers quoi ?
- Un truc avec des épices. Jaime les épices.
- Jai un alcool de synthèse au cumin, proposa-t-il.
- Ça ira.
- Je ne te le fais pas trop fort.
- Fais le fort, North. Après... Nous ne savons pas.
- Non. Nous ne savons pas.
Elle essaya de penser « après ». Elle ne vit rien. Alors cétait vraiment maintenant.
North tapotait sur son bar à cocktail. Il essaya de penser « après ». Il ne vit rien. Il posa son front contre le percolateur, se sentit découragé. Tout ça pour rien. Le moyen de faire autrement ? Et elle ? Il ressentait ce désir quil connaissait bien. Sa femme sen était longtemps servi avant quil ne comprenne. Et sil en était autrement cette fois ? Et pourquoi en serait-il autrement ?
Pendant que la machine composait le mélange, il la regarda de nouveau. Il fut surpris, encore une fois, par la violence de ses propres sentiments contradictoires. Rob semblait parfaitement libre et étirée entre le ciel et lenfer. Magnifiquement belle et offerte. Et parfaitement rebelle. Il voulut mourir là. Il avait peur, pour la première fois depuis longtemps ; peur du masque quil devait ôter, là, tout de suite, peur de linfini. Peur de ce probable improbable, peur du plaisir et de la souffrance qui est sa compagne, peur de son sexe, peur de son corps. Peur de sa vie.
Il tremblait un peu. Il faut arrêter lalcool, fils. Mais quest-ce que ça peut bien faire à lheure quil est. Il sentit une larme couler. Fils de pute, tu pleures, salopard. Vas-y, crève et quon nen parle plus. Ben non, tu ne crèves pas. Alors tu lui sers son mélange et tu la baises. Merde ! Cest pas compliqué. Pourquoi es-tu programmé, mec ! Tu plonges ton regard dans le sombre de ses yeux et après, tu sais...
Il lui porta la coupe phosphorescente. Elle souriait, comme absente.
- Merci. Et toi, tu ne bois rien ?
- Non, je nen ai plus besoin.
Debout devant elle, il avait toujours la coupe dans la main droite. Elle posa les siennes autour. Très doucement, puis ferma les yeux. Ils restèrent ainsi quelques secondes. Il se sentit vieux tout à coup. Il entendait son cur battre, accélérer la cadence et son diaphragme se relâcher. Enfin.
- Jai vraiment envie de le boire, tu sais.
- Excuse-moi.
- Lui prenant toujours la main, elle approcha la coupe de ses lèvres, but quelques gouttes du cocktail subtilement dosé, embrassa le bout dun doigt. Il avait oublié depuis longtemps la simple beauté de la tendresse ; ce geste le fit frissonner.
Tout dun coup, elle se tenait devant lui. La coupe avait disparu. Rob se plaqua corps contre corps. Il ny avait plus rien que la nuit. Elle posa sa tête sur son épaule. Le contact de ses cheveux contre sa joue le fit exploser. Ses bras restaient pendants. Inscrits dans une passivité illusoire. Elle augmenta la pression. De ses bras tentaculaires, elle le ramenait vers la vie.
Il cria.
- Arrête !
Mais ne bougea pas.
- Pourquoi arrêter, North ? Pourquoi ? Merde ! Viens ! Cette nuit, on va la franchir, cette putain de frontière. Viens, North ! Viens !
Ses yeux brillaient. Elle lui mordait les lèvres. Il posa la main sur ses hanches et elle simprima en lui.
- Nous navons plus beaucoup de temps.
- Tout le temps quil faut, North. Nous avons la fuite. Nous avons nous. Nous avons nos âmes et nos corps, notre désir, nos sexes. Nous avons notre déterminisme, notre volonté et la mort qui nous attend. Et nous avons le rien. Le rien, tu comprends. Linutile. Nous avons tout ça et maintenant nous allons faire lamour.
Une partie de sa vie revint à lui lorsquil entra en elle. Dans le même temps, il fut surpris de la nouveauté. Autre chose. Une boule de plaisir métaphysique se concentra autour de son sexe. Les hanches de Rob accompagnaient le mouvement. Rien de mécanique. Plutôt quelque chose danormalement normal, de subtilement naturel, de merveilleusement délicieux.
Il y eut un soleil, elle posa sa tête sur sa poitrine. Il respirait vite. Elle aussi. Il lui caressa les cheveux.
La souffrance, de nouveau, prévisible.
- Rob, Rob...
- Oui, mon chéri. Je suis là. Tu trembles encore.
- Dans quelques millièmes...
- Nous y allons. Il faut la garder, notre frontière. Le groupe Kappa tiendra sa place.
- Et nous ?
- Tu sais bien. Tu as pensé comme moi à « après ».
- Oui.
- Cétait bien, North. Vraiment bien. Mais je le savais davance.
- Rob...
- Tais-toi. Les hommes ne savent pas parler davenir. Laisse le futur aux dames, monsieur le chef télépathe.
- Tu as raison. Mais cest trop tard.
- Non, ce nest pas trop tard, soupira-t-elle. Viens plus près. Tu es à lautre bout du monde.
- Tu crois que cest bien raisonnable ?
- Qui te parle de raison ?
Elle senroula autour de lui, effaçant en une seconde les limites de lunivers.