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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
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Cachemire, la déchirure


Srinagar, Mars 2001. « Welcome to Kash-mir » dit le panneau. Froid, grisaille et absence de bruit. Comment vais-je retrouver Srinagar abandonnée il y a treize ans, au début des hostilités de 89 ? L’aventure y était pourtant si belle... Peu de véhicules, les Kashmiris vont par deux ou trois, tous manchots en apparence, ils aiment plus que jamais laisser flotter, vides, les manches de leur faren. Cachées dans l’ampleur de la robe de laine, les mains peuvent être vides ou porteuses d’outils, innocentes ou coupables, c’est le secret de chacun, son intimité négligemment affichée. Ils marchent sur une route jalonnée de soldats indiens, alignés entre les réverbères. Arme pointée vers le ciel, tels des épingles à linge fixées sur une corde invisible. Seule s’y accroche la morosité du jour. Pas la moindre harde éclatante, pas de fête de la couleur, nous entrons dans la monochromie des rues inanimées d’un jour de grève générale. Contre l’assassinat d’un mollah dont tout le monde ignorait l’existence jusqu’à sa mort, on proteste, c’est la consigne, en tirant le rideau de fer de sa boutique, on promène très lentement son oisiveté d’homme à qui on aurait coupé les bras. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : d’un côté des mutilés et de l’autre, des hommes venus d’ailleurs, les mains armées.

Le lac Dal. Flanqué de barricades et de sacs de sable, l’hôtel « Paradise ». Sur l’eau noire, les house-boats affichent tous « à louer », pas l’ombre d’un touriste. Seuls dans le vent glacé, les enfants en équilibre sur leur barque font voler des cerfs volants blancs sur fond de ciel gris. Retrouver le chemin aquatique, l’endroit du lac où j’avais installé mon atelier de broderies flottant, retrouver ma voisine d’alors, ses enfants, leur bateau au flanc duquel j’avais amarré le mien, Neptune, voilà, c’était Neptune, leur bateau. Une belle fille s’avance sur la passerelle, c’est la petite Rookaya. La mère : « Bahen, sister !, ma sœur, tu n’as pas oublié mon nom ». Longue accolade, pleurs. « Depuis dix ans, plus de touristes, plus d’argent... avec la guérilla qui ravage le Kashmir, des dizaines de milliers d’hommes sont morts. Les fils sont partis à Poona faire du business. Il n’y a pas de travail sur le lac mais ils préfèrent que nous restions ici, c’est plus sûr que notre maison dans le bazar. Quand les soldats fouillent les maisons, ils cassent tout, ma fille et moi sommes plus en sécurité ici, mais l’hiver, c’est très dur. Heureusement, il n’a pas trop neigé, le climat change... » Je me souviens qu’en hiver les hommes devaient veiller tour à tour pour déblayer la neige qui s’amassait sur le toit des house-boats. Maintenant beaucoup d’hommes sont partis ailleurs en Inde pour gagner de l’argent. Le tourisme, c’est fini. Sur les étagères turquoise de la cuisine, les rangées de bols, de timbales luisent doucement. Tant de vaisselle pour si peu de convives ! « Tu te souviens, pour terminer la collection brodée, nous avions passé trois jours et trois nuits sans dormir, avec les trois tailleurs. Dès les premiers attentats dans Srinagar, l’activité était paralysée, les tisserands avaient livré la soie avec beaucoup de retard, il y en a un qui était arrivé aphone, le jour de la fusillade à la grande mosquée, il avait tellement dû crier de peur, qu’il en avait perdu la voix !... Tu avais passé les trois jours et les trois nuits avec nous, à nous préparer du riz, du thé salé, à renouveler les charbons dans les fers à repasser, nous travaillions sans relâche, tu étais aussi concernée que moi, tu m’as tellement aidée, je n’ai jamais oublié ». « C’était encore les temps heureux. Maintenant, mon mari est mort, mes fils sont loin de nous, le Kashmir est en feu, le malheur dure depuis trop longtemps. On voudrait que ça cesse et on ne sait pas comment ça pourrait cesser. Aujourd’hui-même, six hommes ont été tués... »

À Srinagar, plus rien ne fonctionne. Le siège de l’organisme gouvernemental où je comptais obtenir des informations a fermé ses portes, personne ne sait où il se trouve à présent, le Jammu and Kashmir Emporium, vitrine de l’artisanat du Kashmir, n’est plus qu’une ruine calcinée, témoignage de l’inexorable destruction des parties vitales du pays. Je finis par trouver les locaux de la fédération des tisserands. Après une fouille en règle, je pénètre dans le bureau, quatre murs de ciment brut, une armoire de fer, un seul registre. Quatre types barbus se chauffent les mains autour d’un poêle de tôle. « Nous ne pouvons vous donner aucune information sur les coopératives de tisserands autour de Srinagar, il y en avait environ deux cent cinquante, mais tout est démantelé, le gouvernement du Kashmir n’apporte plus aucune aide financière, les vieux stocks de tissu pourrissent, nous n’avons même pas de quoi les expédier, nous avons écrit, mais ils s’en fichent. À la marketing federation, nous sommes soi-xante employés, fonctionnaires, il y a un an que nous n’avons pas touché de salaire, pas une roupie. À la filature de soie gouvernementale de Rajbagh, c’est pareil, ils sont cinq mille, ils n’ont pas été payés depuis cinq mois... L’argent part de New Delhi, mais il n’arrive pas jusqu’à nous. Allez voir notre ministre des finances et demandez-lui pourquoi l’argent ne vient pas. » Le ministre doit avoir d’autres priorités. « Nos enfants souffrent, nous n’avons pas de quoi les nourrir, ils vivent dans l’insécurité, nous, les pères, nous devons les amener tous les jours à l’école, les rues sont dangereuses. Nos enfants n’ont jamais connu la paix, ils ne savent pas à quel point le Kashmir est un beau pays, les Kashmiris ne peuvent plus jouir du Kashmir, il y a le danger et les deuils, l’armée est omniprésente : pour un soldat indien tué, dix Kashmiris sont tués. Ici, maintenant, c’est la misère, ceux qui peuvent partent, même s’ils n’ont pas envie de quitter la vallée, la famille. Ils n’ont pas le choix, il faut survivre et tous n’ont pas envie de combattre, il y avait beaucoup de gens paisibles et non violents ici... ».

Me voici engloutie dans la vie privée d’une famille nantie que je connais depuis quelques heures seulement. Loin de la ville, dans une banlieue sûre dont je serais incapable de retrouver le chemin de boue, de sacs de sables et de guérites. Clouée devant un jeu télévisé qui fait fureur, « Qui a fondé le Bramo Samaj ? Tagore, Aurobindo ou Ram Mohan Roy ? », « Ram Mohan Roy, bien sûr ! », j’aurais pu gagner le réfrigérateur ! Mes hôtes sont favorablement impressionnés, me gavent de thé salé. Parfum du riz kashmiri, beauté des ustensiles, l’aiguière et la coupe pour verser l’eau sur la main des convives, Bismellah. Merci mon dieu, leur dieu. Les infos, même en langue kashmiri, toute la famille s’en balance, depuis douze ans qu’on entend parler d’assassinats, on ne veut plus rien entendre, on zoome sur la petite dernière qui passe de bras en bras. Zarlina est grand-mère à trente-huit ans, elle a créé son paradis domestique, on comprend qu’elle soit farouchement rivée à son univers minimaliste.

Lac Dal, tombe la neige sur les jardins flottants, les aigles font l’amour, leurs cris douloureux déchirent le silence, glissent sur l’onde, s’envolent vers les cimes. La rame en forme de cœur pénètre l’eau en douceur, nous approchons du quai où j’allais chercher Mustak le tailleur tous les matins. Il descendait sur la shikara (barque), s’asseyait en face de moi, sa boîte à pique-nique sur les genoux et fredonnait pendant que je ramais. C’était pour lui un moment de délectation « mera malik ek zanan hé, mon maître est une femme », il avait inventé cette chanson, c’était tellement inhabituel au Kashmir d’avoir une femme pour patron... et que ce soit elle qui rame pour vous ! J’ai du mal à reconnaître l’endroit, le pont a disparu, il ne reste plus qu’une passerelle de fortune et quelques piles carbonisées. Mon batelier m’explique que Naya Road Pul, le pont en question, a été le théâtre d’une bataille mémorable entre l’armée indienne et une bande de terroristes qui ont réussi à s’échapper en faisant sauter le pont. Sur un même décor, ou presque, il me faut superposer des scènes différentes, la réalité des dernières années, celle d’aujourd’hui, réaliser que le pont des aubes paisibles, des belles journées qui s’annoncent, le pont est parti en fumée... La neige fondue crépite sur le toit de la shikara, mon passeur souffle dans ses mains pour les réchauffer. Dans le labyrinthe d’eau douce, une fille, seule sur une barque, lave son linge sous la pluie... Il me faut rejoindre la rive, libérer mon batelier aux doigts transis.

Bordeaux, 12 septembre. Dernières nouvelles, « Avis aux musulmanes du Kash-mir » : l’obscur groupe islamiste dur, qui avait, ces dernières semaines, menacé de mort toute musulmane qui sortirait non couverte d’un burka, vient de revendiquer l’agression au vitriol dont ont été victimes deux institutrices. Elles avaient eu l’impudence de ne pas suivre les nouvelles consignes... Et pourtant, depuis toujours, la majorité des Kashmiries sortaient à visage découvert. On les imagine mal continuer à diriger une barque ou à rassembler les troupeaux, encombrées d’un burka...

10 octobre. Malgré les récentes déclarations du chief-minister, selon lequel « les femmes doivent pouvoir choisir li-brement », « tchaddor ou burka », la presse annonce que tailleurs et marchands de tissu vont faire fortune dans la vallée du Kashmir, des milliers de burkas ont été commandés. Le vent ne jouera plus dans les cheveux de Rookaya, les islamistes ont intensifié leur répression envers les musulmans modérés, ils ont appelé au Jihad. Elles qui n’aspirent qu’à la paix, mes amies musulmanes n’ont plus le droit d’être mes amies... Attisant la haine de populations qui ont déjà trop souffert, la présence armée des Etats-Unis au Pakistan va assurément causer beaucoup de dégâts dans les régions limitrophes, elle est susceptible de générer une guerre civile au Pakistan, la violence s’intensifie déjà au Kashmir, un extrémisme réactionnel est en train de voir le jour. Il m’est insupportable de penser que ces ravages puissent être causés, même indirectement, par des représailles de nos gouvernements vis-à-vis de diaboliques ennemis invisibles. Le véritable ennemi étant la misère accompagnée de son ombre redoutable, l’humiliation.


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