Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
par Bertrand Ogilvie
Imprimer l'articleLautisme sans frontières
Fernand Deligny (1913-1996) est lauteur dun ensemble duvres qui, sous des formes diverses (romans, recueils de maximes, films, récits dexpérience et de tentatives, essais théoriques) traitent de limbrication conflictuelle des territoires de la marginalité ou de lexclusion (délinquance, folie) et de lespace institutionnel. « Instituteur », « éducateur », mais débordant de tous côtés les fonctions quon voulait lui attribuer ou lui confier, il finit par offrir un espace complètement original aux « autistes », en écartant à linfini les murs contre lesquels parfois ils se cognent. Ainsi
sattaquait-il aux frontières mêmes du langage, donnant à voir, à lépoque même du tournant linguistique de la psychanalyse, et
par-delà lacmé des expériences historiques dexterminations de masse, ce qui sous les mots et à lécart des institutions se jouait de lhumain.
Dans le manuscrit dune de ses uvres non publiées, LArachnéen, Fernand Deligny fait une curieuse remarque. Pour quun autiste vive, dit-il en substance, il faut un espace infini. Comprendre cette affirmation suppose quon sentende sur quelques termes. Lautiste, la vie, lespace, linfini. Deligny ne donne pas à ces mots un sens ordinaire. Lautisme nest pas une maladie, mais une dimension de la vie humaine ; toutes les manières dorganiser la vie de ceux que la société considère comme des inutiles ne sont pas acceptables ; lespace nest pas dans ce contexte une réalité comptable, ou géométrique ; linfini, enfin, nest pas non plus une quantité mais une possibilité.
Soit lautiste conçu par linstitution comme celui qui « na pas lieu dêtre », puisque rebelle à toute institutionnalisation qui constitue lhumain et lui assigne son lieu. Au cur des débats de lépoque entre linné et lacquis, Deligny prend acte de labsence de nature, caractéristique de lhumain, qui laisse le champ libre à son institution infinie, à commencer par celle du langage. Mais ce nest pas pour renoncer dautant à lidée dune « nature humaine ». Par rapport aux thématiques contemporaines, elles-mêmes opposées, de Sartre, de Lacan ou de Heidegger, la discussion quil engage sappuie à la fois sur léthologie, les perspectives ethnologiques ouvertes par Levi-Strauss et par Clastres et surtout sur lobservation des enfants autistes dont il est entouré. Pour mieux dire encore, il ne sagit pas tant dune observation que dune mise en uvre dun travail décriture suscité par la situation matérielle quil a lui-même initiée et qui tend à court-circuiter et à repousser les frontières habituelles, matérielles et langagières dans lesquelles sont normalement cantonnés, pensés et nommés ceux que lexistence sociale ordinaire exclue. Le postulat de cette écriture, assimilable clairement pour lui à une décision politique, et non éthique, est que dans cette nudité, cet abandon du regard filtrant, cette suspension de tout jugement qui est en même temps recherche dune certaine jubilation dêtre immédiate, lhumain se laisse voir. Non pas une humanité originaire, idéal à retrouver ou à restaurer, mais une humanité perdue en ce sens que lhumain nadvient dabord quen se perdant, et plus encore en se perdant dans cette perte. Cest loubli, la négation de cette perte qui est pour Deligny mortifère, non la perte elle-même. Ecrire devient alors le moyen de donner existence à un « vivre autrement » qui demeure sans doute le murmure incompris des versions normalisées de la vie humaine et qui nest plus perceptible que sous la forme limite de leffraction, de la violence, de linsupportable et du repoussant.
La découverte de Deligny tient tout entière dans cet interstice à la limite du situable : lhumain na pas de nature, dans la mesure où, constitué ordinairement en sujet, on lattend au détour de son « faire », de sa « praxis » qui le constitue tout entier dans laprès-coup ; mais cela ne peut occulter pour autant cette part de « nature humaine », a-subjective, repérable à son « agir » infinitif, non conjugué. Lautiste nest pas seulement celui qui ne parle pas, il nest pas un « celui qui », ni un « il », et par là, débarrassé des attentes qui accompagnent inévitablement ce statut imposé, il nest plus non plus celui à qui manquerait quelque chose. Lêtre, à linfinitif, qui émane de tout (son) comportement apparaît au contraire comme plénitude délivrée de lembarrassante et violente sollicitude qui veut le contraindre à se rendre où il na pas à être, au sein de ces territoires prédéfinis qui ne le concernent pas, lui lêtre sans limites et sans frontières.
On dira : cette perspective est révoltante, excluant tout progrès et toute guérison. Deligny est très clair sur cette question. Premièrement, vivre hors la contrainte, la violence instituante (ce qui ne veut pas dire hors lattention extrême à tous les signes donnés dune articulation dun autre type à une vie commune, bien au contraire) na jamais fait de mal à personne. Deuxièmement, de tout enfant présentant un trouble comportemental évoluant vers une relative normalisation, on doit dire, après coup, quil nétait tout simplement pas autiste. Troisièmement, refuser à lautiste le droit de ne pas évoluer vers la normalisation, cest très clairement faire apparaître quà travers lui cest elle-même que linstitution veut guérir de son incapacité à le supporter. Deligny a radicalement tenté de délivrer lautiste du statut de symptôme victimisé dune société affligée dune tendance à labsolutisation et à la sur valorisation fantasmatique delle-même.
Tant qu « il » est, en effet, tant quil nest traité que comme sujet défaillant, en attente indéfinie dune amélioration, lautiste ne peut être perçu que comme fauteur de trouble dans les activités dun entourage qui vit dramatiquement son agitation négative et inquiétante. Or, pour navoir en effet aucun lieu, aucun espace, aucun territoire ni aucunes frontières articulables à du commun, il nen est pas moins la trace positive, éclatante et aveuglante, a contrario, de lexhaustive institutionnalité de lhumain, donc de son historicité qui frappe toutes ses formes de vie et ses systèmes de valeur de cette touche dincertitude et de contestable qui ouvre la porte aux révolutions. Le « naturel » inassignable prouve et conteste dun même mouvement, dune même présence, luniverselle assignation qui sen trouve momentanément et localement congédiée. Deligny, qui na jamais mis les pieds hors de lhexagone, savait mieux que tout autre combien les frontières entre les territoires ne sont que la partie visible dune réalité plus essentielle et plus déterminante : les frontières intérieures aux territoires, qui séparent (cest-à-dire articulent, répartissent, hiérarchisent) les individus les uns par rapport aux autres, hommes/femmes, adultes/enfants, dominants/dominés , et les frontières intérieures aux individus eux-mêmes : lignes de forces, axes dinterdits, vecteurs de comportements, les « habitudes », structuration des sens, du regard et de louïe, du toucher et du goût, de lodorat dont Freud souligna plusieurs fois limportance dans la lente configuration de la « culture » et du rapport entre les sexes. Lautiste est sans frontières : par sa seule présence et sans un mot, il « dit » la muabilité et la contestabilité de toute frontière et donc de toute institution.
Cest en ce sens que luvre de Deligny est avant tout politique. Car si elles affleurent à tous moments dans ses écrits et dans ses films, les préoccupations spéculatives de Deligny ne sont jamais que les surgeons de ses tentatives pratiques. Ce dont il sagit cest dhabiter un territoire et des lieux en compagnie de ces humains qui nont cure de faire (bonne) compagnie : lobjectif est avant tout de les tirer daffaire, de ces affaires (à faire) qui ne veulent pas non plus deux.
Or lautiste vit comme une violence insurmontable toute adresse, toute question, toute intention à son égard, même formulées avec « les meilleures intentions du monde », celle de laide, de la thérapie, de la pédagogie, de linstruction, de léducation. Toute demande le ramène à limpossible de son insertion, son handicap nest pas de la main droite ou du pied gauche mais de lêtre entier qui na rien à faire des réseaux dintentions et de projets qui nous font vivre, nous autres, tant bien que mal. Et parfois bien mal, par où nous devinons alors que cest la part dautiste qui sommeille en nous qui nous laisse perplexes devant tout ce quon attend de nous et dont nous ne percevons plus clairement le sens, lintérêt, lurgence. Plutôt se laisser happer par leau qui coule, le bruit du vent dans les branches, la place des choses qui sont comme les repères immuables et rassurants dun monde silencieux, les trajets, les traces et les seuils de déplacements accomplis pour rien, rien dautre que de séprouver soi-même, en toute quiétude dans le balancement de son propre corps qui ne demande rien dautre, lui, que de vivre.
Lautiste nest pas lautre de lhumain, il en est le bord extrême qui excède toute institution et qui en produit de lextérieur et de lintérieur à la fois la critique silencieuse.
On la dit : une frontière ne sépare pas tant quelle réunit, articule et parfois détruit. Frontières du corps, de la maison, de la famille, du village, de la nation À chaque fois lieu de conflits daffrontements, de négociations et de compromis, infimes ou spectaculaires. Lautiste (aussi celui qui est en nous) ne connaît pas les frontières, il vit dans un espace qui est le prolongement de lui-même et qui nen connaît ni nen rencontre dautre. Cest pourquoi mettre fin à la violence qui lagresse, et dont il sagresse en retour, suppose de créer un lieu qui ne soccupe pas de lui mais dans lequel il puisse entrelacer ses trajets propres. Pas dhôpital, évidemment, ni même darchitecture quelle quelle soit qui ait une « fonction » autre que dassurer les coordonnées minimales de la vie : sabriter, se nourrir, se déplacer. Les aires de séjours de Deligny ressemblaient plus à des campements dindiens quà des bâtiments agréés par la DDASS. Ce qui ne favorisait pas leur habilitation officielle.
Mais surtout, cet espace ambigu, ritualisé à lextrême pour ceux qui en étaient les garants et qui assuraient les gestes immuables de la re-production de la vie, mais ouvert sur tous les possibles pour ceux qui les habitaient à leur manière dautistes, libre donc de toute sollicitation intempestive venant de lintérieur, nétait pensable que lui-même entouré dune zone franche potentiellement illimitée, tenant à distance toutes les exigences extérieures de la vie sociale, de lAutre dans son insatiable curiosité. Zone tampon, protectrice à légard de tout projet dinformation, de contrôle, déducation, de tra-vail utile. Paradoxe : un travail infini qui aboutit à un éloge absolu de la paresse. Triomphe de loisiveté, dun agir incessant de ne rien faire.
Lhabiter contemporain, ce sys-tème dhabitudes qui révèle dans toute sa nudité larticulation de toutes les fonctions et se concrétise dans lurbanisme des grands ensembles et de leurs corollaires, les HLM horizontaux des zones pavillonnaires et des campagnes résidentielles indéfiniment étirées, nest pas, comme on le dit bêtement, « inhumain ». Il est au contraire humain à lextrême, vérité sans fard de linstitutionnel. Mais il y a plusieurs versions possibles de lhumain, certaines dont quelques-uns peuvent ne pas vouloir, pour des raisons bien articulées théoriquement, mais aussi dont dautres meurent tout simplement sans prononcer un mot. On dit « au-tistes ». Il sagit plutôt dune guerre entre les humains à propos de la configuration et la définition du vivable.
Cest dans la relative infinité des Cé-vennes, ces étendues à pertes de vue, où le regard se perd, comme on dit parce quil ny a rien à voir, alors que peut-être il sy retrouve, que Deligny avait tenté sa chance, après quelques autres qui avaient cru aussi dans ces « déserts » abriter leur « résistance » de Protestants.
Que reste-t-il de cette uvre, aujourdhui impossible faute de comprendre à nouveau quil ny a pas dhabiter qui tienne sil ny a pas dinhabité (encore une fois ce nest pas seulement une question de quantité) où puissent se déployer des expériences imprévisibles et inédites ? Des livres pour la plupart épuisés, des films difficiles à voir, Ce gamin-là, Le moindre geste. Un ultime lieu dans les Cévennes où vit encore Janmari, celui qui a littéralement fait écrire, pour lui, Deligny, dans les dernières années de sa vie. Quelques centaines de cartes tracées sur papier-calque, chronique inédite des lignes derre de ces enfants-là, tracées jour après jour, relevé minutieux de leurs déplacements répétitifs ne nous donnant aucune information sur eux-mêmes mais nous renvoyant à lensemble innombrable des réalités que nous ne savons pas voir, nous qui ne tenons compte que de ce qui peut se dire et de ceux qui savent dire, et bien dire1. Pascal lécrit dans les Pensées : « Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas dêtre ». Et la tâche de la pensée, sil en est une, est bien celle-là : ne pas se contenter de ses objets familiers et recevables.
Personnage inclassable, créateur de réseaux conçus comme des filets qui empêchaient les jeunes et moins jeunes quon lui confiait de tomber encore plus bas dans la délinquance ou lautodestruction, Deligny na cessé de repousser les limites institutionnelles qui temporairement abritaient ses tentatives. Proche dHenri Wallon, du Parti Communiste mais aussi de Jean Oury et de la Clinique de La Borde, il a mené toute sa vie une étrange entreprise rigoureusement personnelle qui ne pouvait se confondre avec aucune de celles quil côtoyait. Entreprise décriture, de réalisation de films et dinvention de lieux dans lesquels, au cours des trente dernières années de sa vie, certains « enfants », devenant au fil des jours des « adultes », ont pu « vivre » alors que la qualification dautistes qui leur était attachée les vouait à lune de ces existences dont on dit couramment que ce nest justement « pas une vie ».
Ce faisant, il est sans doute lun de ceux qui ont le plus profondément bouleversé les frontières des catégories et des territoires que les sociétés de contrôles réservent au vivant humain.
sattaquait-il aux frontières mêmes du langage, donnant à voir, à lépoque même du tournant linguistique de la psychanalyse, et
par-delà lacmé des expériences historiques dexterminations de masse, ce qui sous les mots et à lécart des institutions se jouait de lhumain.
Dans le manuscrit dune de ses uvres non publiées, LArachnéen, Fernand Deligny fait une curieuse remarque. Pour quun autiste vive, dit-il en substance, il faut un espace infini. Comprendre cette affirmation suppose quon sentende sur quelques termes. Lautiste, la vie, lespace, linfini. Deligny ne donne pas à ces mots un sens ordinaire. Lautisme nest pas une maladie, mais une dimension de la vie humaine ; toutes les manières dorganiser la vie de ceux que la société considère comme des inutiles ne sont pas acceptables ; lespace nest pas dans ce contexte une réalité comptable, ou géométrique ; linfini, enfin, nest pas non plus une quantité mais une possibilité.
Soit lautiste conçu par linstitution comme celui qui « na pas lieu dêtre », puisque rebelle à toute institutionnalisation qui constitue lhumain et lui assigne son lieu. Au cur des débats de lépoque entre linné et lacquis, Deligny prend acte de labsence de nature, caractéristique de lhumain, qui laisse le champ libre à son institution infinie, à commencer par celle du langage. Mais ce nest pas pour renoncer dautant à lidée dune « nature humaine ». Par rapport aux thématiques contemporaines, elles-mêmes opposées, de Sartre, de Lacan ou de Heidegger, la discussion quil engage sappuie à la fois sur léthologie, les perspectives ethnologiques ouvertes par Levi-Strauss et par Clastres et surtout sur lobservation des enfants autistes dont il est entouré. Pour mieux dire encore, il ne sagit pas tant dune observation que dune mise en uvre dun travail décriture suscité par la situation matérielle quil a lui-même initiée et qui tend à court-circuiter et à repousser les frontières habituelles, matérielles et langagières dans lesquelles sont normalement cantonnés, pensés et nommés ceux que lexistence sociale ordinaire exclue. Le postulat de cette écriture, assimilable clairement pour lui à une décision politique, et non éthique, est que dans cette nudité, cet abandon du regard filtrant, cette suspension de tout jugement qui est en même temps recherche dune certaine jubilation dêtre immédiate, lhumain se laisse voir. Non pas une humanité originaire, idéal à retrouver ou à restaurer, mais une humanité perdue en ce sens que lhumain nadvient dabord quen se perdant, et plus encore en se perdant dans cette perte. Cest loubli, la négation de cette perte qui est pour Deligny mortifère, non la perte elle-même. Ecrire devient alors le moyen de donner existence à un « vivre autrement » qui demeure sans doute le murmure incompris des versions normalisées de la vie humaine et qui nest plus perceptible que sous la forme limite de leffraction, de la violence, de linsupportable et du repoussant.
La découverte de Deligny tient tout entière dans cet interstice à la limite du situable : lhumain na pas de nature, dans la mesure où, constitué ordinairement en sujet, on lattend au détour de son « faire », de sa « praxis » qui le constitue tout entier dans laprès-coup ; mais cela ne peut occulter pour autant cette part de « nature humaine », a-subjective, repérable à son « agir » infinitif, non conjugué. Lautiste nest pas seulement celui qui ne parle pas, il nest pas un « celui qui », ni un « il », et par là, débarrassé des attentes qui accompagnent inévitablement ce statut imposé, il nest plus non plus celui à qui manquerait quelque chose. Lêtre, à linfinitif, qui émane de tout (son) comportement apparaît au contraire comme plénitude délivrée de lembarrassante et violente sollicitude qui veut le contraindre à se rendre où il na pas à être, au sein de ces territoires prédéfinis qui ne le concernent pas, lui lêtre sans limites et sans frontières.
On dira : cette perspective est révoltante, excluant tout progrès et toute guérison. Deligny est très clair sur cette question. Premièrement, vivre hors la contrainte, la violence instituante (ce qui ne veut pas dire hors lattention extrême à tous les signes donnés dune articulation dun autre type à une vie commune, bien au contraire) na jamais fait de mal à personne. Deuxièmement, de tout enfant présentant un trouble comportemental évoluant vers une relative normalisation, on doit dire, après coup, quil nétait tout simplement pas autiste. Troisièmement, refuser à lautiste le droit de ne pas évoluer vers la normalisation, cest très clairement faire apparaître quà travers lui cest elle-même que linstitution veut guérir de son incapacité à le supporter. Deligny a radicalement tenté de délivrer lautiste du statut de symptôme victimisé dune société affligée dune tendance à labsolutisation et à la sur valorisation fantasmatique delle-même.
Tant qu « il » est, en effet, tant quil nest traité que comme sujet défaillant, en attente indéfinie dune amélioration, lautiste ne peut être perçu que comme fauteur de trouble dans les activités dun entourage qui vit dramatiquement son agitation négative et inquiétante. Or, pour navoir en effet aucun lieu, aucun espace, aucun territoire ni aucunes frontières articulables à du commun, il nen est pas moins la trace positive, éclatante et aveuglante, a contrario, de lexhaustive institutionnalité de lhumain, donc de son historicité qui frappe toutes ses formes de vie et ses systèmes de valeur de cette touche dincertitude et de contestable qui ouvre la porte aux révolutions. Le « naturel » inassignable prouve et conteste dun même mouvement, dune même présence, luniverselle assignation qui sen trouve momentanément et localement congédiée. Deligny, qui na jamais mis les pieds hors de lhexagone, savait mieux que tout autre combien les frontières entre les territoires ne sont que la partie visible dune réalité plus essentielle et plus déterminante : les frontières intérieures aux territoires, qui séparent (cest-à-dire articulent, répartissent, hiérarchisent) les individus les uns par rapport aux autres, hommes/femmes, adultes/enfants, dominants/dominés , et les frontières intérieures aux individus eux-mêmes : lignes de forces, axes dinterdits, vecteurs de comportements, les « habitudes », structuration des sens, du regard et de louïe, du toucher et du goût, de lodorat dont Freud souligna plusieurs fois limportance dans la lente configuration de la « culture » et du rapport entre les sexes. Lautiste est sans frontières : par sa seule présence et sans un mot, il « dit » la muabilité et la contestabilité de toute frontière et donc de toute institution.
Cest en ce sens que luvre de Deligny est avant tout politique. Car si elles affleurent à tous moments dans ses écrits et dans ses films, les préoccupations spéculatives de Deligny ne sont jamais que les surgeons de ses tentatives pratiques. Ce dont il sagit cest dhabiter un territoire et des lieux en compagnie de ces humains qui nont cure de faire (bonne) compagnie : lobjectif est avant tout de les tirer daffaire, de ces affaires (à faire) qui ne veulent pas non plus deux.
Or lautiste vit comme une violence insurmontable toute adresse, toute question, toute intention à son égard, même formulées avec « les meilleures intentions du monde », celle de laide, de la thérapie, de la pédagogie, de linstruction, de léducation. Toute demande le ramène à limpossible de son insertion, son handicap nest pas de la main droite ou du pied gauche mais de lêtre entier qui na rien à faire des réseaux dintentions et de projets qui nous font vivre, nous autres, tant bien que mal. Et parfois bien mal, par où nous devinons alors que cest la part dautiste qui sommeille en nous qui nous laisse perplexes devant tout ce quon attend de nous et dont nous ne percevons plus clairement le sens, lintérêt, lurgence. Plutôt se laisser happer par leau qui coule, le bruit du vent dans les branches, la place des choses qui sont comme les repères immuables et rassurants dun monde silencieux, les trajets, les traces et les seuils de déplacements accomplis pour rien, rien dautre que de séprouver soi-même, en toute quiétude dans le balancement de son propre corps qui ne demande rien dautre, lui, que de vivre.
Lautiste nest pas lautre de lhumain, il en est le bord extrême qui excède toute institution et qui en produit de lextérieur et de lintérieur à la fois la critique silencieuse.
On la dit : une frontière ne sépare pas tant quelle réunit, articule et parfois détruit. Frontières du corps, de la maison, de la famille, du village, de la nation À chaque fois lieu de conflits daffrontements, de négociations et de compromis, infimes ou spectaculaires. Lautiste (aussi celui qui est en nous) ne connaît pas les frontières, il vit dans un espace qui est le prolongement de lui-même et qui nen connaît ni nen rencontre dautre. Cest pourquoi mettre fin à la violence qui lagresse, et dont il sagresse en retour, suppose de créer un lieu qui ne soccupe pas de lui mais dans lequel il puisse entrelacer ses trajets propres. Pas dhôpital, évidemment, ni même darchitecture quelle quelle soit qui ait une « fonction » autre que dassurer les coordonnées minimales de la vie : sabriter, se nourrir, se déplacer. Les aires de séjours de Deligny ressemblaient plus à des campements dindiens quà des bâtiments agréés par la DDASS. Ce qui ne favorisait pas leur habilitation officielle.
Mais surtout, cet espace ambigu, ritualisé à lextrême pour ceux qui en étaient les garants et qui assuraient les gestes immuables de la re-production de la vie, mais ouvert sur tous les possibles pour ceux qui les habitaient à leur manière dautistes, libre donc de toute sollicitation intempestive venant de lintérieur, nétait pensable que lui-même entouré dune zone franche potentiellement illimitée, tenant à distance toutes les exigences extérieures de la vie sociale, de lAutre dans son insatiable curiosité. Zone tampon, protectrice à légard de tout projet dinformation, de contrôle, déducation, de tra-vail utile. Paradoxe : un travail infini qui aboutit à un éloge absolu de la paresse. Triomphe de loisiveté, dun agir incessant de ne rien faire.
Lhabiter contemporain, ce sys-tème dhabitudes qui révèle dans toute sa nudité larticulation de toutes les fonctions et se concrétise dans lurbanisme des grands ensembles et de leurs corollaires, les HLM horizontaux des zones pavillonnaires et des campagnes résidentielles indéfiniment étirées, nest pas, comme on le dit bêtement, « inhumain ». Il est au contraire humain à lextrême, vérité sans fard de linstitutionnel. Mais il y a plusieurs versions possibles de lhumain, certaines dont quelques-uns peuvent ne pas vouloir, pour des raisons bien articulées théoriquement, mais aussi dont dautres meurent tout simplement sans prononcer un mot. On dit « au-tistes ». Il sagit plutôt dune guerre entre les humains à propos de la configuration et la définition du vivable.
Cest dans la relative infinité des Cé-vennes, ces étendues à pertes de vue, où le regard se perd, comme on dit parce quil ny a rien à voir, alors que peut-être il sy retrouve, que Deligny avait tenté sa chance, après quelques autres qui avaient cru aussi dans ces « déserts » abriter leur « résistance » de Protestants.
Que reste-t-il de cette uvre, aujourdhui impossible faute de comprendre à nouveau quil ny a pas dhabiter qui tienne sil ny a pas dinhabité (encore une fois ce nest pas seulement une question de quantité) où puissent se déployer des expériences imprévisibles et inédites ? Des livres pour la plupart épuisés, des films difficiles à voir, Ce gamin-là, Le moindre geste. Un ultime lieu dans les Cévennes où vit encore Janmari, celui qui a littéralement fait écrire, pour lui, Deligny, dans les dernières années de sa vie. Quelques centaines de cartes tracées sur papier-calque, chronique inédite des lignes derre de ces enfants-là, tracées jour après jour, relevé minutieux de leurs déplacements répétitifs ne nous donnant aucune information sur eux-mêmes mais nous renvoyant à lensemble innombrable des réalités que nous ne savons pas voir, nous qui ne tenons compte que de ce qui peut se dire et de ceux qui savent dire, et bien dire1. Pascal lécrit dans les Pensées : « Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas dêtre ». Et la tâche de la pensée, sil en est une, est bien celle-là : ne pas se contenter de ses objets familiers et recevables.
Personnage inclassable, créateur de réseaux conçus comme des filets qui empêchaient les jeunes et moins jeunes quon lui confiait de tomber encore plus bas dans la délinquance ou lautodestruction, Deligny na cessé de repousser les limites institutionnelles qui temporairement abritaient ses tentatives. Proche dHenri Wallon, du Parti Communiste mais aussi de Jean Oury et de la Clinique de La Borde, il a mené toute sa vie une étrange entreprise rigoureusement personnelle qui ne pouvait se confondre avec aucune de celles quil côtoyait. Entreprise décriture, de réalisation de films et dinvention de lieux dans lesquels, au cours des trente dernières années de sa vie, certains « enfants », devenant au fil des jours des « adultes », ont pu « vivre » alors que la qualification dautistes qui leur était attachée les vouait à lune de ces existences dont on dit couramment que ce nest justement « pas une vie ».
Ce faisant, il est sans doute lun de ceux qui ont le plus profondément bouleversé les frontières des catégories et des territoires que les sociétés de contrôles réservent au vivant humain.
Philosophe
(1) Une campagne de rééditions de ces uvres, chez Dunod, est en cours. Une exposition à lEnsba de Paris, intitulée Des Territoires, offre depuis le 8 octobre une perspective cavalière des éléments les plus pertinents de son travail. Une revue récente Limage, le monde n°2, analyse son uvre cinématographique. Le dernier numéro de Communications comporte, sous la plume de Sandra Alvarez de Toledo, une analyse densemble de son parcours.
(1) Une campagne de rééditions de ces uvres, chez Dunod, est en cours. Une exposition à lEnsba de Paris, intitulée Des Territoires, offre depuis le 8 octobre une perspective cavalière des éléments les plus pertinents de son travail. Une revue récente Limage, le monde n°2, analyse son uvre cinématographique. Le dernier numéro de Communications comporte, sous la plume de Sandra Alvarez de Toledo, une analyse densemble de son parcours.
Bertrand Ogilvie