Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
par Cédric Jaburek
Imprimer l'articleRégions transfrontalières, lexpérience tsigane en Europe centrale
Par Yasar Abu Ghosh*
Quels que soient les contextes historiques et géographiques, lidée du multiculturalisme lance un appel dordre éthique, impliquant que la diversité culturelle est une richesse quil faut non seulement protéger mais aussi encourager. La rencontre des cultures apporte une humanité nouvelle, elle semble donner à des acteurs étrangers jusque-là lespoir dun nouvel avenir. Cette nouvelle vulgate part de la supposition que le monde était divisé en cultures différentes où chacune représentait un monde à part, une expérience distincte de lêtre et ainsi un élément déterminant dans sa conception de lhomme en tant quanimal social. Lère contemporaine, qui tend à des nouvelles formes hybrides permet, selon les idéologues du multiculturalisme, de voir un monde caractérisé par leffondrement de ses frontières.
La réflexion sur un monde sans frontières nest pour cela que le fruit de réflexions sur des frontières « imaginaires ». Or les réflexions multiculturalistes vont toujours se heurter à un problème de logique fondamental : les formes hybrides supposent des formes homogènes données. La complication est là : ne peut se détacher par rapport à sa propre culture que celui qui y est prédisposé, qui est déjà dune certaine façon mobile1. Alors de quoi parle-t-on ? Des lignes géographiques, des stéréotypes de pensée, des limites de la connaissance, des barrières culturelles ou sociales ? Est-il vrai que toutes ces différenciations autoritaires sont indépendantes les unes des autres ? Lexemple des Roms en Ré-publique tchèque et en Europe centrale dans la deuxième moitié du XXe siècle, est dans ce sens illustratif : la description concise de lEtat des choses contient en elle lhistoire cachée dune multitude de pratiques par lesquelles lEtat délimitait lespace de son autorité à travers la définition dune population spécifique.
La commune Pohorska Ves2 se trouve dans la zone frontalière de la République tchèque, à 8 km de lAutriche, au milieu de forêts profondes. Le village de 300 habitants est habité majoritairement de gens vivant de travail journalier, des immigrés roumains et des Roms qui y représentent 25%3. La scierie qui procurait du travail aux habitants jusquen 1990 a fait faillite tout de suite après le changement de régime. Parmi les Roms, la moitié des hommes adultes travaille. Les femmes sont sans emploi et près de la moitié des enfants sont placés en raison déchec scolaire dans les écoles spécialisées pour les élèves retardés mentalement. Ici les Roms ne se posent pas de questions sur le monde extérieur qui demeure inaccessible il ny a quun bus par jour pour desservir le village.
La zone frontalière constituait à lépoque du mur de Berlin une bande large de quelques kilomètres, cétait une région interdite sévèrement contrôlée par les unités délite. Territoire désertifié après lexpulsion des populations allemandes après la guerre, lEtat décida de le repeupler dans les années 70.
LEtat choisit donc les candidats au repeuplement parmi ceux quil estimait ne pas être tentés de fuir et, paradoxalement, ce ne furent pas les cadres du Parti, mais des ouvriers non-qualifiés, les récidivistes et les Roms. Or comment les Roms, lalter-ego des représentations occidentales de la liberté, se sont-ils retrouvés dans cette catégorie ?
La doctrine communiste supposait que les différences dues à des expériences historiques distinctes disparaîtraient dans une société socialiste égalitaire. Pour les Roms, cela consistait à lélaboration dun vaste programme social dassimilation et de sédentarisation, dans les années 50. Les Roms de Slovaquie furent déplacés vers les centres industriels naissants dans les zones frontalières désertes, comblant, par là même, le manque de main duvre non qualifiée. Ainsi la « prolétarisation » des Roms devait être à la fois une solution aux nouveaux objectifs économiques et aux problèmes de gestion des territoires dépeuplés.
Or lidéal socialiste, le stockage de la population dans des cités surdimentionnées et la ferveur stakhanovienne ne convenaient sans doute pas aux Roms. La volonté de les dissoudre dans la masse indifférente sest heurtée au manque dintérêt évident et lEtat a fini par reconnaître léchec de ses efforts pour « civiliser » les Roms. Les cages impersonnelles en béton ont été transformées en espace de vie qui ne pouvait pas correspondre aux normes directives « la cohabitation socialiste ». Lobligation légale davoir un emploi incitait les Roms à un travail douvrier dans une entreprise collective au détriment des métiers traditionnels taxés de « parasitisme social ». La catégorisation statistique a fait que les Roms se sont retrouvés parmi les éléments « asociaux » qui les ont accompagnés à Pohorska Ves, où ils étaient facilement contrôlables.
Après la détente dans les années 60, qui a vu naître des projets encouragés à lorigine par le pouvoir délever le sentiment communautaire des Roms, le régime communiste se retrouve aux extrêmes limites de son orientation idéologique : sil acceptait que seul le sentiment dappartenance entre les Roms pouvait conduire à leur insertion dans la société, il aurait avoué que son projet de société socialiste, fondé sur le marxisme-léninisme scientifique, était insuffisant. Cest pour cela que lEtat décida au début des années 70 de dissoudre les organisations romes et provoqua la dispersion des familles concentrées jusque-là dans les centres industriels, comme à Pohorska Ves.
La solution de la « Question rome » semble liée à la nécessité de définir les Roms en tant quobjet de manipulation so-ciale. Le discours multiculturaliste, en soulignant la compatibilité des formes culturelles, permet doublier lincompatibilité du sort des Roms avec celui de leurs hôtes, solidement ancrée dans leur mémoire collective.
Les lignes géographiques nauraient en elles-mêmes aucun sens si elles nétaient pas accompagnées de processus de catégorisation des citoyens en leur sein. Ces processus prennent des apparences diverses : depuis la disqualification sociale à la domination culturelle, de la ghéttoïsation dans des centres industriels jusquà la dispersion dans les régions frontalières.
Traduit par Cédric Jaburek
* Anthropologue
Quels que soient les contextes historiques et géographiques, lidée du multiculturalisme lance un appel dordre éthique, impliquant que la diversité culturelle est une richesse quil faut non seulement protéger mais aussi encourager. La rencontre des cultures apporte une humanité nouvelle, elle semble donner à des acteurs étrangers jusque-là lespoir dun nouvel avenir. Cette nouvelle vulgate part de la supposition que le monde était divisé en cultures différentes où chacune représentait un monde à part, une expérience distincte de lêtre et ainsi un élément déterminant dans sa conception de lhomme en tant quanimal social. Lère contemporaine, qui tend à des nouvelles formes hybrides permet, selon les idéologues du multiculturalisme, de voir un monde caractérisé par leffondrement de ses frontières.
La réflexion sur un monde sans frontières nest pour cela que le fruit de réflexions sur des frontières « imaginaires ». Or les réflexions multiculturalistes vont toujours se heurter à un problème de logique fondamental : les formes hybrides supposent des formes homogènes données. La complication est là : ne peut se détacher par rapport à sa propre culture que celui qui y est prédisposé, qui est déjà dune certaine façon mobile1. Alors de quoi parle-t-on ? Des lignes géographiques, des stéréotypes de pensée, des limites de la connaissance, des barrières culturelles ou sociales ? Est-il vrai que toutes ces différenciations autoritaires sont indépendantes les unes des autres ? Lexemple des Roms en Ré-publique tchèque et en Europe centrale dans la deuxième moitié du XXe siècle, est dans ce sens illustratif : la description concise de lEtat des choses contient en elle lhistoire cachée dune multitude de pratiques par lesquelles lEtat délimitait lespace de son autorité à travers la définition dune population spécifique.
La commune Pohorska Ves2 se trouve dans la zone frontalière de la République tchèque, à 8 km de lAutriche, au milieu de forêts profondes. Le village de 300 habitants est habité majoritairement de gens vivant de travail journalier, des immigrés roumains et des Roms qui y représentent 25%3. La scierie qui procurait du travail aux habitants jusquen 1990 a fait faillite tout de suite après le changement de régime. Parmi les Roms, la moitié des hommes adultes travaille. Les femmes sont sans emploi et près de la moitié des enfants sont placés en raison déchec scolaire dans les écoles spécialisées pour les élèves retardés mentalement. Ici les Roms ne se posent pas de questions sur le monde extérieur qui demeure inaccessible il ny a quun bus par jour pour desservir le village.
La zone frontalière constituait à lépoque du mur de Berlin une bande large de quelques kilomètres, cétait une région interdite sévèrement contrôlée par les unités délite. Territoire désertifié après lexpulsion des populations allemandes après la guerre, lEtat décida de le repeupler dans les années 70.
LEtat choisit donc les candidats au repeuplement parmi ceux quil estimait ne pas être tentés de fuir et, paradoxalement, ce ne furent pas les cadres du Parti, mais des ouvriers non-qualifiés, les récidivistes et les Roms. Or comment les Roms, lalter-ego des représentations occidentales de la liberté, se sont-ils retrouvés dans cette catégorie ?
La doctrine communiste supposait que les différences dues à des expériences historiques distinctes disparaîtraient dans une société socialiste égalitaire. Pour les Roms, cela consistait à lélaboration dun vaste programme social dassimilation et de sédentarisation, dans les années 50. Les Roms de Slovaquie furent déplacés vers les centres industriels naissants dans les zones frontalières désertes, comblant, par là même, le manque de main duvre non qualifiée. Ainsi la « prolétarisation » des Roms devait être à la fois une solution aux nouveaux objectifs économiques et aux problèmes de gestion des territoires dépeuplés.
Or lidéal socialiste, le stockage de la population dans des cités surdimentionnées et la ferveur stakhanovienne ne convenaient sans doute pas aux Roms. La volonté de les dissoudre dans la masse indifférente sest heurtée au manque dintérêt évident et lEtat a fini par reconnaître léchec de ses efforts pour « civiliser » les Roms. Les cages impersonnelles en béton ont été transformées en espace de vie qui ne pouvait pas correspondre aux normes directives « la cohabitation socialiste ». Lobligation légale davoir un emploi incitait les Roms à un travail douvrier dans une entreprise collective au détriment des métiers traditionnels taxés de « parasitisme social ». La catégorisation statistique a fait que les Roms se sont retrouvés parmi les éléments « asociaux » qui les ont accompagnés à Pohorska Ves, où ils étaient facilement contrôlables.
Après la détente dans les années 60, qui a vu naître des projets encouragés à lorigine par le pouvoir délever le sentiment communautaire des Roms, le régime communiste se retrouve aux extrêmes limites de son orientation idéologique : sil acceptait que seul le sentiment dappartenance entre les Roms pouvait conduire à leur insertion dans la société, il aurait avoué que son projet de société socialiste, fondé sur le marxisme-léninisme scientifique, était insuffisant. Cest pour cela que lEtat décida au début des années 70 de dissoudre les organisations romes et provoqua la dispersion des familles concentrées jusque-là dans les centres industriels, comme à Pohorska Ves.
La solution de la « Question rome » semble liée à la nécessité de définir les Roms en tant quobjet de manipulation so-ciale. Le discours multiculturaliste, en soulignant la compatibilité des formes culturelles, permet doublier lincompatibilité du sort des Roms avec celui de leurs hôtes, solidement ancrée dans leur mémoire collective.
Les lignes géographiques nauraient en elles-mêmes aucun sens si elles nétaient pas accompagnées de processus de catégorisation des citoyens en leur sein. Ces processus prennent des apparences diverses : depuis la disqualification sociale à la domination culturelle, de la ghéttoïsation dans des centres industriels jusquà la dispersion dans les régions frontalières.
Traduit par Cédric Jaburek
* Anthropologue
(1) Comme la démontré Jonathan Friedman, in « Des racines et (dé)routes : tropes pour trekkers », LHomme, n°156, oct.-déc. 2000, il existe un rapport probant entre les apôtres du multiculturalisme et lappartenance aux couches mobiles des sociétés du tiers monde (scientifiques, écrivains, journalistes, quon peut appeler entrepreneurs culturels, ensuite les analyticiens économiques, etc.).
(2) Mot-à-mot Village-en-Montagnes.
(3) Les Roms représentent environ 2% de la population du pays.
(2) Mot-à-mot Village-en-Montagnes.
(3) Les Roms représentent environ 2% de la population du pays.