Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
par Claude Corman
Imprimer l'articleLépicentre dun séisme ?
En septembre 93, les accords dOslo ont représenté pour moi bien plus quun simple arrangement de cohabitation raisonnable entre deux peuples ennemis, bien plus quun simple shalom régional, laborieux et complexe à appliquer. Je me souviens davoir salué un moment de paix exemplaire, contagieux, de portée universelle, presque messianique, annonçant des temps radicalement nouveaux, une sorte de réconciliation inimaginable de lOrient et de lOccident, du Sud et du Nord. Lépicentre dun séisme de paix !
On sait, depuis léchec des pourparlers de Camp David et léclatement de la deuxième Intifada, quil nen est rien et que tout reste à faire.
Sans doute avons-nous trop vite cru après Nietzsche que la mort de Dieu allait bien au-delà de la mort du christianisme européen, trop vite admis que les mouvements de libération nationale laïques et socialistes de la deuxième moitié du XXe siècle ne feraient jamais la part belle aux haines religieuses, trop vite espéré que le vieux sang tolérant de lEurope coulait désormais dans les veines du Monde.
Je voudrais ici revenir sur les raisons dun espoir déçu et dire quelques mots sur les raisons dun espoir à venir : « La Palestine-Israël est un pays si petit que sur la carte, on est obligé décrire son nom dans la mer », écrit Yoram Kaniuk. Et dans ce si petit pays, il y a un tas de frontières.
- Et dabord les frontières inscrites dans la croûte même de la terre, le long des plaines côtières, des rives du Jourdain et du sable des déserts. Les frontières entre Israël, la Palestine et les Etats arabes de la région, ce sont en premier lieu les frontières physiques nées du découpage territorial de la Palestine et des multiples guerres israélo-arabes. Carte onusienne de Novembre 1947 inaugurant la partition de la Palestine, carte de 1948 après la guerre dindépendance et la création de lEtat juif, carte de 1967 (la guerre des six jours) sanctionnant lannexion par Israël de la Cisjordanie jordanienne, de la Gaza égyptienne, du Golan syrien, du Sinaï égyptien et de la très symbolique vieille ville de Jerusalem-Est. À lexception du Sinaï rendu aux Égyptiens en 1979 et du retrait du Sud-Liban sous le gouvernement Barak, les cartes nont depuis lors pas changé. Les mouvements de libération de la Palestine butent désormais sur ces frontières de 1967, confortées par les résolutions 242 et 338 de lONU. La formule célèbre « La paix contre les territoires » fait dépendre lissue du conflit de la restauration de la carte régionale de 1948. La frontière physique est obsédante, la frontière dont les enfants suivent avec les doigts et les yeux la ligne dans les manuels de géographie est censée distribuer équitablement les chances de la paix et les désastres de la guerre.
Pourtant, jai la conviction quavec léclatement de la deuxième Intifada en septembre 2000, la formule « la paix contre les territoires » est désormais insuffisante. On peut faire la guerre pour des conquêtes ou des libérations de terres. Mais on ne peut pas faire la paix, la vraie paix, quand elle est absente des esprits, des mémoires, des cultures, des échanges, de la vie économique, de la littérature, de léducation, et de la recher-che dune destinée commune. LEurope ouvre incomplètement, maladroitement cette voie mais elle louvre, malgré ses Berlusconi et ses Haider.
Au contraire, au Proche-Orient, ce sont toutes les autres frontières refoulées, toutes celles qui ne tiennent pas exclusivement au partage de la Terre qui interdisent aujourdhui la paix.
- Frontière historique dans laffrontement des deux nationalismes arabo-palestinien et sioniste qui tirent leur raison dêtre et leur énergie de sources éloignées : le berceau du sionisme est européen, celui du nationalisme palestinien, arabe et oriental !
- Frontière religieuse entre juifs et musulmans : la dispute énorme, vertigineuse est là, une fois de plus dans ces histoires de Dieu qui réside toujours à un bord de lhumanité et ne rayonne jamais sur lhumanité entière. La dispute est tantôt sanguinaire à linstar de la tragique tuerie du caveau des Patriarches à Hébron ou archéo-symbolique comme la controverse judéo-arabe sur les lieux saints de Jérusalem. La fougue, le fanatisme religieux, lobéissance aux commandements opaques de Dieu sont certes dissymétriques. Tsahal na jamais appelé une de ses opérations militaires « Le mont du Temple » quand lIntifada palestinienne a pris le nom dIntifada Al Aqsa, du nom dune des mosquées de Jérusalem, risquant ainsi de doubler une guerre de libération nationale dune guerre de religions dévastatrice. Mais il y a aussi en Israël des cinglés de la synagogue comme Meir Kahane et Ovadia Youssef.
- Frontière techno-économique entre un peuple israélien qui vit de plus en plus dans la prospérité occidentale, loin des faubourgs orthodoxes de Mea Shnéarim et des villas - bunkers des colons de Gaza et un peuple palestinien pauvre, vivant dune maigre économie assistée et aléatoirement ou brutalement soumis aux bouclages répétés des territoires. Dune certaine manière, sur cette si petite terre, on a le sentiment que cohabitent en concentré le Nord et le Sud. Lécrivain palestinien Emile Habibi raconte que lorsquil se mettait à écrire dans sa petite maison du Bas-Nazareth, il laissait toujours une lampe à pétrole allumée (ou une bougie) sur son bureau en raison des nombreuses coupures délectricité de la basse-ville quand en face sur les collines juives du Haut-Nazareth, les lumières scintillaient et dansaient allègrement toute la nuit...
- Frontière politique entre la démocratie israélienne et lAutorité palestinienne qui ne tire son pouvoir daucun mandat populaire. À la Knesseth, des députés arabes palestiniens luttent non seulement pour les intérêts du million darabes devenus citoyens israéliens mais aussi pour leurs « frères » des territoires occupés. Ils invectivent Sharon, le traitent dassassin, applaudissent les faits darmes palestiniens et les attentats contre lAmérique. En Palestine, dira-t-on, le vote populaire amènerait certainement au pouvoir le Hamas et le Jihad islamique, et on imagine mal, dans ces conditions, un Israélien plaidant la cause des Juifs dans un parlement islamique. Ces deux partis ont fait savoir quils ne toléreraient les Juifs sur la terre de Palestine quavec le statut de dhimmis, de citoyens de second rang et que toute reconnaissance dun Etat Juif, fût-il un Etat croupion, signerait une honteuse capitulation de lIslam. Mais comment se réjouir de labsence de système démocratique dans le monde palestinien et arabe ?
- Frontière entre deux concepts de la guerre : guerre de libération pour les Palestiniens enrôlant sa population civile dans la violence, avec ses pierres, ses fusils, ses actes terroristes, plus ou moins calquée sur le modèle des guérillas tiers-mondistes ; renforcement de la supériorité techno-militaire de Tsahal au sein dun monde arabe jugé encore globalement hostile à lexistence dIsraël. Cela conduit à de mutuelles absurdités : Tsahal exécute des cibles palestiniennes avec des moyens techniques sophistiqués et nourrit lillusion quen liquidant les supposés stratèges militaires de lIntifada, les têtes dun Etat-Major organisé du soulèvement des territoires, Israël sassurera un avantage militaire décisif, alors que cest lensemble de la population palestinienne qui se lève aujourdhui contre Israël... Et les Palestiniens persistent à vouloir gagner en fedayins, en combattants armés une guerre contre loccupant au lieu dorganiser des marches massives de protestation à limage des grands rassemblements de Berlin-Est qui ont abouti à la destruction du Mur.
- Frontière dans les alliances politiques : la conférence de Durban a caricaturalement planté le décor sommaire de ces alliances. Du côté palestinien, on compte sur le soutien des mouvements progressistes européens issus des luttes politiques anti-colonialistes et anti-impérialistes, sur la solidarité des Etats du Sud marqués par lhistoire de lesclavage et aujourdhui frappés par les injustices dune économie mondialisée et sur la dénonciation internationale du sionisme comme une forme éclatante du racisme juif. La délégation israélienne neut pas dautre choix que de quitter la conférence en compagnie de celle des Etats-Unis, scellant ainsi une parenté spectaculaire que les attentats du WTC nont fait que renforcer : Aux « nous sommes tous des Américains » des Israéliens, répondirent en écho, sur les décombres fumants de Manhattan, les « nous sommes tous des Israéliens » des Américains.
- Frontières de la haine : visages rayonnants et vengeurs des jeunes Palestiniens tirant en lair des salves de balles victorieuses à lannonce de la décapitation des Twin Towers. Haine encore, inexpiable, monstrueuse quand des jeunes soldats réservistes sont lynchés dans un poste de police de Ramallah ou que des enfants israéliens sont atrocement mutilés dans des cavernes de bergers. Haine de certains colons sanglés dans leur arrogante panoplie de Rambos bibliques mitraillant une bien innocente noce palestinienne, cycle odieux des attentats et des représailles alignant les cortèges de cercueils. Haine démographique entre les habitants de Gaza et des colonies dans une compétition imbécile et suicidaire des taux de natalité !
- Frontière des mémoires et des souffrances : Le monde arabe ne supporte plus linstrumentalisation politique de la Shoah, qui nest pas son affaire au point de tendre une oreille complaisante aux thèses négationnistes de Garaudy et de lextrême droite européenne. Mais du coup, il fait silence sur la création dune légion arabe pro-nazie sous les ordres du mufti de Jérusalem, silence sur laccueil de criminels nazis au Liban, en Syrie, sur le faible engagement des volontaires arabes de Palestine dans larmée britannique, silence aussi sur le coup dEtat militaire pro-allemand de 43 en Irak. Et Israël fait majoritairement silence sur les massacres de Palestiniens, les déportations des populations villageoises, le rasage des maisons pendant les guerres de 48 et de 67. Israël, survivant dun désastre sans nom et sans comparaison dans lHistoire na pas mesuré la souffrance et le désespoir des réfugiés du Liban et de la Jordanie.
- Frontière des droits au retour et des aliyas. Israël a incarné à ses débuts, avant même dêtre un Etat, au temps du Yshouv, une terre de refuge et de souveraineté politique pour le peuple juif, un rempart contre les manifestations les plus violentes de lantisémitisme. Certains Juifs religieux ont vu plus loin : un rassemblement messianique des Juifs dispersés des Nations, un retour du peuple hébreu sur sa Terre, après tant dannées de galout, dexil forcé, damputation dune « saine » et complète identité juive. Certains ont même rêvé à une aliya de tous les juifs du Monde, ruinant une fois pour toutes lHistoire du judaïsme diasporique. Faisant écho au droit de retour des juifs en Israël, la thèse du droit au retour des réfugiés palestiniens chassés de leurs villages après 1967 a surpris tous les partisans israéliens de la paix. Pourtant le droit au retour des réfugiés et lencouragement à laliya résonnent en commun, par une étroite et nostalgique identification du Juif et du Palestinien à la Terre. Lhistoire des exilés et des migrants est symboliquement déconsidérée : On ne saurait habiter pleinement, réellement dans létrangeté dune autre Terre, dans létrangeté dun monde non familier.
Cette concentration de lidentité sur la Terre aboutit à deux impasses de lidentité : le Palestinien dont la terre est occupée ne peut recouvrir sa pleine identité quen chassant celui qui a usurpé, qui a volé sa terre. Il dessine son identité en négatif, en creux : être pleinement palestinien, cest être pleinement anti-israélien. Lidentité israélienne na pas besoin de son image palestinienne inversée ou négative pour exister de plein droit. Mais en affirmant son lien exclusif avec la Terre (« Jérusalem restera la capitale éternelle et réunifiée dIsraël »), elle brouille ses liens avec lidentité juive complexe, morcelée, contradictoire et apatride qui sest construite la plupart du temps hors dEretz-Israël...
- Frontières enfin à lintérieur de chaque camp. Il ne sagit pas ici dune simple ligne de partage entre les faucons et les colombes (car le faucon peut se faire colombe et inversement : Rabin, Weitzmann ont été des faucons avant de devenir des partisans de la paix) mais de deux visions radicalement opposées de lavenir. Il y a ceux qui sans rêver immédiatement dun Proche-Orient « européanisé » nimaginent pas un avenir séparé des deux peuples et espèrent une réconciliation judéo-arabe dans le cadre dune Palestine bi-nationale. Cest le sens de ladresse de Théo Klein, ancien Président du CRIF, dans les colonnes du Monde à Ariel Sharon. LEtat dIsraël doit faciliter la formation dun Etat palestinien et être le premier des Etats à le reconnaître ! Et il y a ceux qui rejettent lidée dune coexistence pacifique avec les Arabes et sen remettent à la puissance dintimidation de larmée pour faire plier un adversaire faible, dont la résistance est réduite aux actes de terreur et donc moralement, humainement insupportable. Au risque doublier la parole dun grand écrivain juif de la diaspora, Stefan Zweig : « Pour les esprits intelligents, le dénouement dun conflit par les armes ne peut jamais être moral ». Lextension des colonies juives renommées pudiquement implantations en Cisjordanie ne fait pas que jeter de lhuile sur le feu, en gonflant les rancurs et lindignation dune population maltraitée et privée de ses droits, pas plus quelle nobéit à des intérêts stratégiques pour la sécurité dIsraël. Elle est aussi la réactivation du « syndrome de Massada ». Seuls les juifs de partout peuvent aider les juifs dici en devenant à leur tour des juifs dici et en se battant contre tous ceux qui veulent amputer la destinée dIsraël et boucher son horizon par des compromis destructeurs.
Il est vrai que cette vision « para-noïaque » et désespérée de lavenir dIsraël transformé en fortin inexpugnable est confortée et alimentée par la fraction extrémiste du camp palestinien qui na jamais accepté le principe de la reconnaissance mutuelle. Pour le Jihad islamique, le Hamas, les mouvements islamiques radicaux dEgypte ou du Liban, la dignité et la grandeur arabe ne seront restaurées quavec la destruction de lEtat juif et de toutes les perversions occidentales et athéistes quil incarne.
Jarrête là. À coucher ces frontières sur le papier, et jen oublie beaucoup dautres, je vais finir par croire que la paix israélo-palestinienne est tout à fait inimaginable et que la région nest pas comme javais pu le rêver autrefois lépicentre dun séisme de paix mais bien lépicentre dun séisme de guerre.
Alors ! Que dire, que faire ? Je ne vais tout de même pas laisser mon café du commerce cérébral déballer des solutions délirantes aux uns et aux autres.
Mais je voudrais en matière de conclusion dire trois convictions personnelles :
- Rien ne se fera en direction de la paix si lEtat dIsraël ne démantèle pas unilatéralement - sans en faire lobjet dâpres et interminables négociations - ses colonies de Cisjordanie et de Gaza !
- Rien ne se fera pour la paix si les chefs religieux juifs et arabes ne déclarent pas en commun la relativité des religions. Aucune doctrine, aucun système philosophique na jamais eu raison des autres ni assis définitivement lhégémonie dune pensée. Et cela nempêche pas de philosopher !
Juifs et musulmans peuvent défendre fièrement la singularité irréductible de leurs cultures et de leurs traditions religieuses, mais ils se doivent tout aussi vigoureusement de rappeler la modestie, la faiblesse et les limites de leurs croyances. Dieu, sIl a une raison dêtre, habite partout et na pas de Lieu de résidence privilégiée chez les uns et les autres. Dieu na pas loué à vie un trois-pièces-terrasse à Jérusalem après avoir déserté Treblinka, Auschwitz, Sobibor et Dachau pendant les années noires de la Shoah. Et Dieu na jamais appelé les musulmans à faire la guerre sainte contre les autres peuples. Qui peut encore croire que les conquêtes arabes de lAge classique qui ont édifié la grande civilisation musulmane médiévale, en Afrique ou en Espagne sont directement issus des plans militaires dAllah ?
Que les écoles coraniques et les yeshivot fournissent de plus en plus de soldats et dofficiers au monde arabe et à Israël devrait faire perdre le sommeil à tous les hommes de religion !
- Enfin, que le droit au retour des réfugiés palestiniens ou la « montée » en Israël aient (ou aient eu) de justes et profondes raisons, cela ne suffit pas à en faire le message univoque dune politique. Car lhomme habite désormais partout, ou du moins lhumanité de lhomme. Le droit au retour palestinien et lencouragement à laliya juives sont à tempérer par un éloge commun de la dispersion, de lexil, du séjour chez létranger, de tout ce qui forge pour le bien commun de lhumanité lesprit sans frontières des humains...
On sait, depuis léchec des pourparlers de Camp David et léclatement de la deuxième Intifada, quil nen est rien et que tout reste à faire.
Sans doute avons-nous trop vite cru après Nietzsche que la mort de Dieu allait bien au-delà de la mort du christianisme européen, trop vite admis que les mouvements de libération nationale laïques et socialistes de la deuxième moitié du XXe siècle ne feraient jamais la part belle aux haines religieuses, trop vite espéré que le vieux sang tolérant de lEurope coulait désormais dans les veines du Monde.
Je voudrais ici revenir sur les raisons dun espoir déçu et dire quelques mots sur les raisons dun espoir à venir : « La Palestine-Israël est un pays si petit que sur la carte, on est obligé décrire son nom dans la mer », écrit Yoram Kaniuk. Et dans ce si petit pays, il y a un tas de frontières.
- Et dabord les frontières inscrites dans la croûte même de la terre, le long des plaines côtières, des rives du Jourdain et du sable des déserts. Les frontières entre Israël, la Palestine et les Etats arabes de la région, ce sont en premier lieu les frontières physiques nées du découpage territorial de la Palestine et des multiples guerres israélo-arabes. Carte onusienne de Novembre 1947 inaugurant la partition de la Palestine, carte de 1948 après la guerre dindépendance et la création de lEtat juif, carte de 1967 (la guerre des six jours) sanctionnant lannexion par Israël de la Cisjordanie jordanienne, de la Gaza égyptienne, du Golan syrien, du Sinaï égyptien et de la très symbolique vieille ville de Jerusalem-Est. À lexception du Sinaï rendu aux Égyptiens en 1979 et du retrait du Sud-Liban sous le gouvernement Barak, les cartes nont depuis lors pas changé. Les mouvements de libération de la Palestine butent désormais sur ces frontières de 1967, confortées par les résolutions 242 et 338 de lONU. La formule célèbre « La paix contre les territoires » fait dépendre lissue du conflit de la restauration de la carte régionale de 1948. La frontière physique est obsédante, la frontière dont les enfants suivent avec les doigts et les yeux la ligne dans les manuels de géographie est censée distribuer équitablement les chances de la paix et les désastres de la guerre.
Pourtant, jai la conviction quavec léclatement de la deuxième Intifada en septembre 2000, la formule « la paix contre les territoires » est désormais insuffisante. On peut faire la guerre pour des conquêtes ou des libérations de terres. Mais on ne peut pas faire la paix, la vraie paix, quand elle est absente des esprits, des mémoires, des cultures, des échanges, de la vie économique, de la littérature, de léducation, et de la recher-che dune destinée commune. LEurope ouvre incomplètement, maladroitement cette voie mais elle louvre, malgré ses Berlusconi et ses Haider.
Au contraire, au Proche-Orient, ce sont toutes les autres frontières refoulées, toutes celles qui ne tiennent pas exclusivement au partage de la Terre qui interdisent aujourdhui la paix.
- Frontière historique dans laffrontement des deux nationalismes arabo-palestinien et sioniste qui tirent leur raison dêtre et leur énergie de sources éloignées : le berceau du sionisme est européen, celui du nationalisme palestinien, arabe et oriental !
- Frontière religieuse entre juifs et musulmans : la dispute énorme, vertigineuse est là, une fois de plus dans ces histoires de Dieu qui réside toujours à un bord de lhumanité et ne rayonne jamais sur lhumanité entière. La dispute est tantôt sanguinaire à linstar de la tragique tuerie du caveau des Patriarches à Hébron ou archéo-symbolique comme la controverse judéo-arabe sur les lieux saints de Jérusalem. La fougue, le fanatisme religieux, lobéissance aux commandements opaques de Dieu sont certes dissymétriques. Tsahal na jamais appelé une de ses opérations militaires « Le mont du Temple » quand lIntifada palestinienne a pris le nom dIntifada Al Aqsa, du nom dune des mosquées de Jérusalem, risquant ainsi de doubler une guerre de libération nationale dune guerre de religions dévastatrice. Mais il y a aussi en Israël des cinglés de la synagogue comme Meir Kahane et Ovadia Youssef.
- Frontière techno-économique entre un peuple israélien qui vit de plus en plus dans la prospérité occidentale, loin des faubourgs orthodoxes de Mea Shnéarim et des villas - bunkers des colons de Gaza et un peuple palestinien pauvre, vivant dune maigre économie assistée et aléatoirement ou brutalement soumis aux bouclages répétés des territoires. Dune certaine manière, sur cette si petite terre, on a le sentiment que cohabitent en concentré le Nord et le Sud. Lécrivain palestinien Emile Habibi raconte que lorsquil se mettait à écrire dans sa petite maison du Bas-Nazareth, il laissait toujours une lampe à pétrole allumée (ou une bougie) sur son bureau en raison des nombreuses coupures délectricité de la basse-ville quand en face sur les collines juives du Haut-Nazareth, les lumières scintillaient et dansaient allègrement toute la nuit...
- Frontière politique entre la démocratie israélienne et lAutorité palestinienne qui ne tire son pouvoir daucun mandat populaire. À la Knesseth, des députés arabes palestiniens luttent non seulement pour les intérêts du million darabes devenus citoyens israéliens mais aussi pour leurs « frères » des territoires occupés. Ils invectivent Sharon, le traitent dassassin, applaudissent les faits darmes palestiniens et les attentats contre lAmérique. En Palestine, dira-t-on, le vote populaire amènerait certainement au pouvoir le Hamas et le Jihad islamique, et on imagine mal, dans ces conditions, un Israélien plaidant la cause des Juifs dans un parlement islamique. Ces deux partis ont fait savoir quils ne toléreraient les Juifs sur la terre de Palestine quavec le statut de dhimmis, de citoyens de second rang et que toute reconnaissance dun Etat Juif, fût-il un Etat croupion, signerait une honteuse capitulation de lIslam. Mais comment se réjouir de labsence de système démocratique dans le monde palestinien et arabe ?
- Frontière entre deux concepts de la guerre : guerre de libération pour les Palestiniens enrôlant sa population civile dans la violence, avec ses pierres, ses fusils, ses actes terroristes, plus ou moins calquée sur le modèle des guérillas tiers-mondistes ; renforcement de la supériorité techno-militaire de Tsahal au sein dun monde arabe jugé encore globalement hostile à lexistence dIsraël. Cela conduit à de mutuelles absurdités : Tsahal exécute des cibles palestiniennes avec des moyens techniques sophistiqués et nourrit lillusion quen liquidant les supposés stratèges militaires de lIntifada, les têtes dun Etat-Major organisé du soulèvement des territoires, Israël sassurera un avantage militaire décisif, alors que cest lensemble de la population palestinienne qui se lève aujourdhui contre Israël... Et les Palestiniens persistent à vouloir gagner en fedayins, en combattants armés une guerre contre loccupant au lieu dorganiser des marches massives de protestation à limage des grands rassemblements de Berlin-Est qui ont abouti à la destruction du Mur.
- Frontière dans les alliances politiques : la conférence de Durban a caricaturalement planté le décor sommaire de ces alliances. Du côté palestinien, on compte sur le soutien des mouvements progressistes européens issus des luttes politiques anti-colonialistes et anti-impérialistes, sur la solidarité des Etats du Sud marqués par lhistoire de lesclavage et aujourdhui frappés par les injustices dune économie mondialisée et sur la dénonciation internationale du sionisme comme une forme éclatante du racisme juif. La délégation israélienne neut pas dautre choix que de quitter la conférence en compagnie de celle des Etats-Unis, scellant ainsi une parenté spectaculaire que les attentats du WTC nont fait que renforcer : Aux « nous sommes tous des Américains » des Israéliens, répondirent en écho, sur les décombres fumants de Manhattan, les « nous sommes tous des Israéliens » des Américains.
- Frontières de la haine : visages rayonnants et vengeurs des jeunes Palestiniens tirant en lair des salves de balles victorieuses à lannonce de la décapitation des Twin Towers. Haine encore, inexpiable, monstrueuse quand des jeunes soldats réservistes sont lynchés dans un poste de police de Ramallah ou que des enfants israéliens sont atrocement mutilés dans des cavernes de bergers. Haine de certains colons sanglés dans leur arrogante panoplie de Rambos bibliques mitraillant une bien innocente noce palestinienne, cycle odieux des attentats et des représailles alignant les cortèges de cercueils. Haine démographique entre les habitants de Gaza et des colonies dans une compétition imbécile et suicidaire des taux de natalité !
- Frontière des mémoires et des souffrances : Le monde arabe ne supporte plus linstrumentalisation politique de la Shoah, qui nest pas son affaire au point de tendre une oreille complaisante aux thèses négationnistes de Garaudy et de lextrême droite européenne. Mais du coup, il fait silence sur la création dune légion arabe pro-nazie sous les ordres du mufti de Jérusalem, silence sur laccueil de criminels nazis au Liban, en Syrie, sur le faible engagement des volontaires arabes de Palestine dans larmée britannique, silence aussi sur le coup dEtat militaire pro-allemand de 43 en Irak. Et Israël fait majoritairement silence sur les massacres de Palestiniens, les déportations des populations villageoises, le rasage des maisons pendant les guerres de 48 et de 67. Israël, survivant dun désastre sans nom et sans comparaison dans lHistoire na pas mesuré la souffrance et le désespoir des réfugiés du Liban et de la Jordanie.
- Frontière des droits au retour et des aliyas. Israël a incarné à ses débuts, avant même dêtre un Etat, au temps du Yshouv, une terre de refuge et de souveraineté politique pour le peuple juif, un rempart contre les manifestations les plus violentes de lantisémitisme. Certains Juifs religieux ont vu plus loin : un rassemblement messianique des Juifs dispersés des Nations, un retour du peuple hébreu sur sa Terre, après tant dannées de galout, dexil forcé, damputation dune « saine » et complète identité juive. Certains ont même rêvé à une aliya de tous les juifs du Monde, ruinant une fois pour toutes lHistoire du judaïsme diasporique. Faisant écho au droit de retour des juifs en Israël, la thèse du droit au retour des réfugiés palestiniens chassés de leurs villages après 1967 a surpris tous les partisans israéliens de la paix. Pourtant le droit au retour des réfugiés et lencouragement à laliya résonnent en commun, par une étroite et nostalgique identification du Juif et du Palestinien à la Terre. Lhistoire des exilés et des migrants est symboliquement déconsidérée : On ne saurait habiter pleinement, réellement dans létrangeté dune autre Terre, dans létrangeté dun monde non familier.
Cette concentration de lidentité sur la Terre aboutit à deux impasses de lidentité : le Palestinien dont la terre est occupée ne peut recouvrir sa pleine identité quen chassant celui qui a usurpé, qui a volé sa terre. Il dessine son identité en négatif, en creux : être pleinement palestinien, cest être pleinement anti-israélien. Lidentité israélienne na pas besoin de son image palestinienne inversée ou négative pour exister de plein droit. Mais en affirmant son lien exclusif avec la Terre (« Jérusalem restera la capitale éternelle et réunifiée dIsraël »), elle brouille ses liens avec lidentité juive complexe, morcelée, contradictoire et apatride qui sest construite la plupart du temps hors dEretz-Israël...
- Frontières enfin à lintérieur de chaque camp. Il ne sagit pas ici dune simple ligne de partage entre les faucons et les colombes (car le faucon peut se faire colombe et inversement : Rabin, Weitzmann ont été des faucons avant de devenir des partisans de la paix) mais de deux visions radicalement opposées de lavenir. Il y a ceux qui sans rêver immédiatement dun Proche-Orient « européanisé » nimaginent pas un avenir séparé des deux peuples et espèrent une réconciliation judéo-arabe dans le cadre dune Palestine bi-nationale. Cest le sens de ladresse de Théo Klein, ancien Président du CRIF, dans les colonnes du Monde à Ariel Sharon. LEtat dIsraël doit faciliter la formation dun Etat palestinien et être le premier des Etats à le reconnaître ! Et il y a ceux qui rejettent lidée dune coexistence pacifique avec les Arabes et sen remettent à la puissance dintimidation de larmée pour faire plier un adversaire faible, dont la résistance est réduite aux actes de terreur et donc moralement, humainement insupportable. Au risque doublier la parole dun grand écrivain juif de la diaspora, Stefan Zweig : « Pour les esprits intelligents, le dénouement dun conflit par les armes ne peut jamais être moral ». Lextension des colonies juives renommées pudiquement implantations en Cisjordanie ne fait pas que jeter de lhuile sur le feu, en gonflant les rancurs et lindignation dune population maltraitée et privée de ses droits, pas plus quelle nobéit à des intérêts stratégiques pour la sécurité dIsraël. Elle est aussi la réactivation du « syndrome de Massada ». Seuls les juifs de partout peuvent aider les juifs dici en devenant à leur tour des juifs dici et en se battant contre tous ceux qui veulent amputer la destinée dIsraël et boucher son horizon par des compromis destructeurs.
Il est vrai que cette vision « para-noïaque » et désespérée de lavenir dIsraël transformé en fortin inexpugnable est confortée et alimentée par la fraction extrémiste du camp palestinien qui na jamais accepté le principe de la reconnaissance mutuelle. Pour le Jihad islamique, le Hamas, les mouvements islamiques radicaux dEgypte ou du Liban, la dignité et la grandeur arabe ne seront restaurées quavec la destruction de lEtat juif et de toutes les perversions occidentales et athéistes quil incarne.
Jarrête là. À coucher ces frontières sur le papier, et jen oublie beaucoup dautres, je vais finir par croire que la paix israélo-palestinienne est tout à fait inimaginable et que la région nest pas comme javais pu le rêver autrefois lépicentre dun séisme de paix mais bien lépicentre dun séisme de guerre.
Alors ! Que dire, que faire ? Je ne vais tout de même pas laisser mon café du commerce cérébral déballer des solutions délirantes aux uns et aux autres.
Mais je voudrais en matière de conclusion dire trois convictions personnelles :
- Rien ne se fera en direction de la paix si lEtat dIsraël ne démantèle pas unilatéralement - sans en faire lobjet dâpres et interminables négociations - ses colonies de Cisjordanie et de Gaza !
- Rien ne se fera pour la paix si les chefs religieux juifs et arabes ne déclarent pas en commun la relativité des religions. Aucune doctrine, aucun système philosophique na jamais eu raison des autres ni assis définitivement lhégémonie dune pensée. Et cela nempêche pas de philosopher !
Juifs et musulmans peuvent défendre fièrement la singularité irréductible de leurs cultures et de leurs traditions religieuses, mais ils se doivent tout aussi vigoureusement de rappeler la modestie, la faiblesse et les limites de leurs croyances. Dieu, sIl a une raison dêtre, habite partout et na pas de Lieu de résidence privilégiée chez les uns et les autres. Dieu na pas loué à vie un trois-pièces-terrasse à Jérusalem après avoir déserté Treblinka, Auschwitz, Sobibor et Dachau pendant les années noires de la Shoah. Et Dieu na jamais appelé les musulmans à faire la guerre sainte contre les autres peuples. Qui peut encore croire que les conquêtes arabes de lAge classique qui ont édifié la grande civilisation musulmane médiévale, en Afrique ou en Espagne sont directement issus des plans militaires dAllah ?
Que les écoles coraniques et les yeshivot fournissent de plus en plus de soldats et dofficiers au monde arabe et à Israël devrait faire perdre le sommeil à tous les hommes de religion !
- Enfin, que le droit au retour des réfugiés palestiniens ou la « montée » en Israël aient (ou aient eu) de justes et profondes raisons, cela ne suffit pas à en faire le message univoque dune politique. Car lhomme habite désormais partout, ou du moins lhumanité de lhomme. Le droit au retour palestinien et lencouragement à laliya juives sont à tempérer par un éloge commun de la dispersion, de lexil, du séjour chez létranger, de tout ce qui forge pour le bien commun de lhumanité lesprit sans frontières des humains...