Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
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Partir... franchir les frontières
Avant de traverser les frontières, avant darriver en France, en Allemagne, en Alsace, avant de devenir des immigrés, des hommes et des femmes sont partis de chez eux. Ils ont émigré. Ils ont quitté un lieu et des personnes : un village, une ville un quartier, une famille, des voisins, des amis... De leur point de vue et du point de vue de leur communauté dorigine (famille, village, quartier, etc.) nous avons dabord affaire à un départ. En effet, les immigrés sont dabord des absents. Cest pourquoi Victor Segalen dit quils « figurent pour ceux qui restent, des sortes de génies errants »1.
Les circonstances du départ sont variables. Certains le font presque à limproviste, parfois dans des conditions précaires (cest souvent le cas des personnes qui doivent partir pour des raisons politiques, mais pas seulement). « Pourquoi avez-vous quitté lAlgérie ? Cest à cause de la guerre. Comme les « Arabes » ont gagné, on était obligé de partir. Les « Arabes » sont contre les harkis. Donc, je suis obligée de venir en France car mon mari est harki. Nous sommes partis la nuit, sans avertir mes parents, dans le plus grand secret » (Femme dorigine algérienne, mariée, 14 enfants)2. Dautres, souvent jeunes et disponibles, saisissent une opportunité. « On était sur la plage et il y en a un [un agent recruteur] qui est venu, il a dit quil cherchait des ouvriers pour la France. On sest inscrit, on a fait le test et on est parti directement » (Marocain, 55 ans, marié, 3 enfants, arrivé en 1965) « Cest la France qui envoyait des contrats, il y avait un Bureau dImmigration [probablement une antenne de lONI] et, par exemple Peugeot, envoyait tant et tant de contrats et puis les gens que ça intéressait venaient. Mon père est venu comme ça, avec un contrat pour le textile » (Fille dimmigré portugais, 33 ans, mariée, 3 enfants, arrivée en Alsace un an après son père, à lâge de 8 ans, en 1971). Ces premiers témoignages rappellent le rôle actif joué jusquen 1974 par la politique des contrats, et en particulier par les agents recruteurs qui travaillaient soit pour le compte de lONI, soit directement pour le compte dentreprises françaises. Dautres encore, et en fait parfois les mêmes, après bien des hésitations et des peurs, voire des découragements, finissent par se décider. « La décision de partir est venue tout dun coup. Mais, lidée de partir je lavais souvent, mais pas en France... je voulais aller au Venezuela... » (Espagnol, Galicien, 56 ans, parti en 1964).
Les modalités du passage varient fortement. Avec à un pôle les voyages mouvementés des exilés politiques et assimilés et les voyages « parcours du combattant » qui représentent un peu la situation standard de ceux qui partaient avant les années 1980 avec parfois un contrat en poche, mais le plus souvent simplement avec ladresse dun contact. Dans ce cas de figure, le voyage se déroule, à cette époque, généralement en train. Il dure souvent plusieurs jours, voire une à deux semaines, avec des attentes, des étapes intermédiaires, des contrôles, des tests. À lautre pôle, on trouve certains bénéficiaires de contrats parfois pris en charge dans le cadre de véritables « voyages organisés » dun type un peu particulier et tous ceux qui viennent provisoirement, au départ a priori pour dautres raisons (études, visite à des amis ou des membres de la famille). Dans ce cas, le voyage seffectue plus souvent rapidement et par avion.
Les causes profondes du départ relèvent toujours à la fois de raisons économiques, cest-à-dire en fait de la désagrégation plus ou moins importante de lancien ordre social, et de raisons plus « idéologiques » tenant notamment à limage idéalisée de la France (ou éventuellement dun autre « pays riche »), seule issue possible, véritable obsession et seule ambition des candidats au départ. Cest la situation locale particulièrement difficile à un moment donné qui peut déterminer le départ : « En 1973, il y a la grande sécheresse, puisque je ne pratiquais que lagriculture, je me trouvais dans une situation difficile pour nourrir ma famille. Il fallait alors chercher des moyens de survie, [ ] je suis parti à laventure » (Sénégalais, 48 ans). Laventure forcée de cet Africain ressemble à celle de tous les paysans qui ont quitté leur terre pour échapper à la misère, quil sagisse des paysans du nord du Portugal au début des années 1960, de ceux du sud de lItalie, dEspagne ou dailleurs à dautres moments. Mais au-delà des circonstances conjoncturelles précises, cest bien fondamentalement la quête de meilleures conditions de vie qui anime de manière plus générale la plupart des immigrés : « Je suis venu dans les années 1960. On mavait dit quen France on gagnait beaucoup dargent. Jai trouvé que ce nétait pas vrai, pas tellement vrai, cest pourquoi je suis retourné au Maroc en 1970. Et là, jai vu que cétait encore pire, alors je suis revenu en France en 1973 » (Marocain, 57 ans) ; « Il ny avait pas de travail dans mon village. Jétais marié et je narrivais pas à gagner de largent pour ma famille. Un jour, un ami ma dit quune personne cherchait de la main duvre pour aller travailler en Allemagne, [ ] jai travaillé deux mois à Baden-Baden, mais la personne ne nous a pas payés. Cest de là que je suis venu à Strasbourg parce quon mavait dit quils recherchaient de la main duvre dans le bâtiment ». (Turc, 50 ans, marié, 5 enfants, sans formation, arrivé en France en mars 1970)
Les immigrés interrogés sont fréquemment avares en détails sur le passage en tant que tel. Léloignement dans le temps explique en partie ce laconisme. Mais ce silence relatif sexplique aussi par le caractère toujours douloureux du passage et par les désillusions rencontrées au moins dans un premier temps. Leur arrivée en France met la plupart du temps les immigrés en contact avec une « triste réalité » quils finiront le plus souvent par accepter après un premier « refus dy croire ». Le contraste entre les rêves davant le départ et la réalité quotidienne alimente alors la nostalgie et le mal du pays, dans un contexte marqué parfois par la solitude et par la grisaille dune existence quotidienne décevante. A la lecture de lensemble des entretiens réalisés on est frappé par le fait que les premières impressions sont presque toujours négatives : « Cétait terrible » ; « Jétais déçue » ; « Je me sentais tellement seul » ; « Ho, cétait la fin du monde » ; « Je pleurais souvent à ce moment-là, jaurais aimé retourner en Italie »...
Limmigré vit une expérience inédite par rapport au sédentaire : lexpérience du déplacement. Le passage de la société de départ vers la société darrivée, fut-il provisoire, se traduit toujours par un déplacement, par un franchissement de frontières, en somme, par un exil au sens étymologique du terme. Les immigrés quittent un lieu où la vie est devenue difficile pour diverses raisons afin de pouvoir exister ailleurs. Exister pleinement et pas seulement subsister ou survivre. La question qui se pose pour les personnes qui émigrent nest en effet pas seulement, ni même principalement une question économique, même si la dimension économique semble simposer avec la force de lévidence dans le cas de ce quon a coutume dappeler « limmigration économique »3. Car ce déplacement nimplique pas seulement le passage dun espace économique à un autre, mais aussi et même principalement, pour les intéressés en tout cas, le passage dun espace de vie à un autre, cest-à-dire lentrée dans un nouvel univers culturel.
Limmigration est même une expérience aiguë du déplacement. Le caractère aigu de ce déplacement se manifeste précisément par le franchissement dune frontière, par le passage dun monde dans un autre. Cette frontière est à la fois physique et symbolique. Elle est géographique, étatique, économique, linguistique, culturelle. Ce passage est loin dêtre anodin, car les frontières sont historiquement des lieux très chargés, car ce sont des lieux marqués par la violence, par la haine et par la mort. Le déplacement géographique de leur corps, le franchissement dune (ou de plusieurs) frontière physique, peut alors se traduire pour les intéressés par de profonds changements intérieurs, par des modifications du fonctionnement psychique. Le déplacement dans lespace physique se traduit parallèlement par un véritable déplacement intérieur. Lincertitude liée au passage, lincertitude du futur, joue aussi un rôle. Le déplacement physique des hommes et des femmes est alors accompagné par un déplacement, certes plus ou moins aigu selon les personnes, au niveau du psychisme des individus. Le franchissement de frontières géographiques passer dun espace géographique à lautre se traduit donc aussi par le passage dun espace psychique à un autre. Quitter un pays équivaut en quelque sorte à une nouvelle naissance4.
Abdelmalek Sayad met laccent sur une des causes des troubles. Quitter les siens et ses biens, quitter son univers affectif, sentimental et idéologique, quitter sa langue, tout cela nest pas chose facile. Le processus démigration/immigration est souvent un processus honteux. Les conditions du départ (parfois improvisé, souvent sans papiers en règle et de nuit) accentuent éventuellement ce sentiment de honte découlant de labandon des siens5. Lauto-culpabilisation et lauto-agression qui rongent certains immigrés et qui parfois les conduit à être hospitalisés en psychiatrie découle en partie de cette faute originelle, de cette faute de labsence. Le passage équivaut aussi, daprès les psychiatres qui ont en charge ce type de difficultés, à une régression, à un retour à létat infantile. Dautant plus que le passage lui-même sest effectué le plus souvent seul (plus des trois quarts des cas).
La nostalgie sera alors cultivée dans le cadre de la « communauté » de compatriotes qui est au départ une micro-société dentraide et de survie. Cependant elle jouera aussi progressivement un rôle de médiation adaptatrice entre les deux pays, les deux cultures. Mais dans un premier temps, lillusion du « provisoire » fédère les immigrés qui se réunissent pour se réconforter et ne pas perdre leur identité. La solidarité importante entre les personnes de même origine leur permet notamment déchapper à la solitude des premiers temps.
Mais, lors du retour (temporaire ou définitif) au pays, les intéressés masquent cette réalité et continuent à entretenir le mythe dune France lumineuse. Ce caractère sélectif de la mémoire, de la reconstruction du passé a bien été montré par Abdelmalek Sayad à propos de limmigration algérienne en France6. Ce phénomène de tri effectué par la mémoire a largement permis la reproduction de lémigration. Les conditions de vie et de travail difficiles sont « oubliées », les souvenirs sont sélectionnés en privilégiant les aspects les moins désagréables. Ainsi les immigrés masquent la réalité ou du moins une partie dentre elle et contribuent à entretenir le mythe. « La méconnaissance collective de la vérité objective de lémigration que tout le groupe travaille à entretenir (les émigrés qui sélectionnent les informations quils rapportent quand ils séjournent au pays ; les anciens émigrés qui « enchantent » les souvenirs quils ont gardés de la France ; les candidats à lémigration qui projettent sur la France leurs aspirations les plus irréalistes, etc.) est la médiation nécessaire à travers laquelle peut sexercer la nécessité économique »7. La mémoire, contrairement à lhistoire, ne craint pas les contradictions et les déformations. « Elle ne se soumet à aucun critère scientifique, elle est sélective »8. « La mémoire, nous dit encore Enzo Traverso, peut ressembler à un « supermarché ». Cest pourquoi le tri effectué par la mémoire permet dans certains cas de « préserver le souvenir et de garder les traces dun passé inaccessible à lhistoriographie par ses outils traditionnels ou occultés par les institutions officielles ». Alors que dans dautres cas, comme celui qui nous occupe ici, elle peut au contraire « perpétuer loubli contre un passé déjà largement arpenté par les historiens ».
Lenjeu pour les immigrés concernés par le passage est darriver à renaître dans une nouvelle société. Doù lintérêt des rites de passage pour faciliter le déplacement dun état ancien vers un état nouveau, quel quil soit. Doù aussi les conflits de linstallation, fut-elle (forcément au départ) provisoire, conflits dordre matériel certes, mais aussi dordre psychologique. Et doù toute une série de problèmes résultant de linteraction avec la culture dans laquelle les immigrés sont immergés. Car ils ont entrepris de passer, au moins pour un temps, dans un autre monde. En ce sens, franchir la frontière, débarquer, cest déjà un acte dintégration.
Les circonstances du départ sont variables. Certains le font presque à limproviste, parfois dans des conditions précaires (cest souvent le cas des personnes qui doivent partir pour des raisons politiques, mais pas seulement). « Pourquoi avez-vous quitté lAlgérie ? Cest à cause de la guerre. Comme les « Arabes » ont gagné, on était obligé de partir. Les « Arabes » sont contre les harkis. Donc, je suis obligée de venir en France car mon mari est harki. Nous sommes partis la nuit, sans avertir mes parents, dans le plus grand secret » (Femme dorigine algérienne, mariée, 14 enfants)2. Dautres, souvent jeunes et disponibles, saisissent une opportunité. « On était sur la plage et il y en a un [un agent recruteur] qui est venu, il a dit quil cherchait des ouvriers pour la France. On sest inscrit, on a fait le test et on est parti directement » (Marocain, 55 ans, marié, 3 enfants, arrivé en 1965) « Cest la France qui envoyait des contrats, il y avait un Bureau dImmigration [probablement une antenne de lONI] et, par exemple Peugeot, envoyait tant et tant de contrats et puis les gens que ça intéressait venaient. Mon père est venu comme ça, avec un contrat pour le textile » (Fille dimmigré portugais, 33 ans, mariée, 3 enfants, arrivée en Alsace un an après son père, à lâge de 8 ans, en 1971). Ces premiers témoignages rappellent le rôle actif joué jusquen 1974 par la politique des contrats, et en particulier par les agents recruteurs qui travaillaient soit pour le compte de lONI, soit directement pour le compte dentreprises françaises. Dautres encore, et en fait parfois les mêmes, après bien des hésitations et des peurs, voire des découragements, finissent par se décider. « La décision de partir est venue tout dun coup. Mais, lidée de partir je lavais souvent, mais pas en France... je voulais aller au Venezuela... » (Espagnol, Galicien, 56 ans, parti en 1964).
Les modalités du passage varient fortement. Avec à un pôle les voyages mouvementés des exilés politiques et assimilés et les voyages « parcours du combattant » qui représentent un peu la situation standard de ceux qui partaient avant les années 1980 avec parfois un contrat en poche, mais le plus souvent simplement avec ladresse dun contact. Dans ce cas de figure, le voyage se déroule, à cette époque, généralement en train. Il dure souvent plusieurs jours, voire une à deux semaines, avec des attentes, des étapes intermédiaires, des contrôles, des tests. À lautre pôle, on trouve certains bénéficiaires de contrats parfois pris en charge dans le cadre de véritables « voyages organisés » dun type un peu particulier et tous ceux qui viennent provisoirement, au départ a priori pour dautres raisons (études, visite à des amis ou des membres de la famille). Dans ce cas, le voyage seffectue plus souvent rapidement et par avion.
Les causes profondes du départ relèvent toujours à la fois de raisons économiques, cest-à-dire en fait de la désagrégation plus ou moins importante de lancien ordre social, et de raisons plus « idéologiques » tenant notamment à limage idéalisée de la France (ou éventuellement dun autre « pays riche »), seule issue possible, véritable obsession et seule ambition des candidats au départ. Cest la situation locale particulièrement difficile à un moment donné qui peut déterminer le départ : « En 1973, il y a la grande sécheresse, puisque je ne pratiquais que lagriculture, je me trouvais dans une situation difficile pour nourrir ma famille. Il fallait alors chercher des moyens de survie, [ ] je suis parti à laventure » (Sénégalais, 48 ans). Laventure forcée de cet Africain ressemble à celle de tous les paysans qui ont quitté leur terre pour échapper à la misère, quil sagisse des paysans du nord du Portugal au début des années 1960, de ceux du sud de lItalie, dEspagne ou dailleurs à dautres moments. Mais au-delà des circonstances conjoncturelles précises, cest bien fondamentalement la quête de meilleures conditions de vie qui anime de manière plus générale la plupart des immigrés : « Je suis venu dans les années 1960. On mavait dit quen France on gagnait beaucoup dargent. Jai trouvé que ce nétait pas vrai, pas tellement vrai, cest pourquoi je suis retourné au Maroc en 1970. Et là, jai vu que cétait encore pire, alors je suis revenu en France en 1973 » (Marocain, 57 ans) ; « Il ny avait pas de travail dans mon village. Jétais marié et je narrivais pas à gagner de largent pour ma famille. Un jour, un ami ma dit quune personne cherchait de la main duvre pour aller travailler en Allemagne, [ ] jai travaillé deux mois à Baden-Baden, mais la personne ne nous a pas payés. Cest de là que je suis venu à Strasbourg parce quon mavait dit quils recherchaient de la main duvre dans le bâtiment ». (Turc, 50 ans, marié, 5 enfants, sans formation, arrivé en France en mars 1970)
Les immigrés interrogés sont fréquemment avares en détails sur le passage en tant que tel. Léloignement dans le temps explique en partie ce laconisme. Mais ce silence relatif sexplique aussi par le caractère toujours douloureux du passage et par les désillusions rencontrées au moins dans un premier temps. Leur arrivée en France met la plupart du temps les immigrés en contact avec une « triste réalité » quils finiront le plus souvent par accepter après un premier « refus dy croire ». Le contraste entre les rêves davant le départ et la réalité quotidienne alimente alors la nostalgie et le mal du pays, dans un contexte marqué parfois par la solitude et par la grisaille dune existence quotidienne décevante. A la lecture de lensemble des entretiens réalisés on est frappé par le fait que les premières impressions sont presque toujours négatives : « Cétait terrible » ; « Jétais déçue » ; « Je me sentais tellement seul » ; « Ho, cétait la fin du monde » ; « Je pleurais souvent à ce moment-là, jaurais aimé retourner en Italie »...
Limmigré vit une expérience inédite par rapport au sédentaire : lexpérience du déplacement. Le passage de la société de départ vers la société darrivée, fut-il provisoire, se traduit toujours par un déplacement, par un franchissement de frontières, en somme, par un exil au sens étymologique du terme. Les immigrés quittent un lieu où la vie est devenue difficile pour diverses raisons afin de pouvoir exister ailleurs. Exister pleinement et pas seulement subsister ou survivre. La question qui se pose pour les personnes qui émigrent nest en effet pas seulement, ni même principalement une question économique, même si la dimension économique semble simposer avec la force de lévidence dans le cas de ce quon a coutume dappeler « limmigration économique »3. Car ce déplacement nimplique pas seulement le passage dun espace économique à un autre, mais aussi et même principalement, pour les intéressés en tout cas, le passage dun espace de vie à un autre, cest-à-dire lentrée dans un nouvel univers culturel.
Limmigration est même une expérience aiguë du déplacement. Le caractère aigu de ce déplacement se manifeste précisément par le franchissement dune frontière, par le passage dun monde dans un autre. Cette frontière est à la fois physique et symbolique. Elle est géographique, étatique, économique, linguistique, culturelle. Ce passage est loin dêtre anodin, car les frontières sont historiquement des lieux très chargés, car ce sont des lieux marqués par la violence, par la haine et par la mort. Le déplacement géographique de leur corps, le franchissement dune (ou de plusieurs) frontière physique, peut alors se traduire pour les intéressés par de profonds changements intérieurs, par des modifications du fonctionnement psychique. Le déplacement dans lespace physique se traduit parallèlement par un véritable déplacement intérieur. Lincertitude liée au passage, lincertitude du futur, joue aussi un rôle. Le déplacement physique des hommes et des femmes est alors accompagné par un déplacement, certes plus ou moins aigu selon les personnes, au niveau du psychisme des individus. Le franchissement de frontières géographiques passer dun espace géographique à lautre se traduit donc aussi par le passage dun espace psychique à un autre. Quitter un pays équivaut en quelque sorte à une nouvelle naissance4.
Abdelmalek Sayad met laccent sur une des causes des troubles. Quitter les siens et ses biens, quitter son univers affectif, sentimental et idéologique, quitter sa langue, tout cela nest pas chose facile. Le processus démigration/immigration est souvent un processus honteux. Les conditions du départ (parfois improvisé, souvent sans papiers en règle et de nuit) accentuent éventuellement ce sentiment de honte découlant de labandon des siens5. Lauto-culpabilisation et lauto-agression qui rongent certains immigrés et qui parfois les conduit à être hospitalisés en psychiatrie découle en partie de cette faute originelle, de cette faute de labsence. Le passage équivaut aussi, daprès les psychiatres qui ont en charge ce type de difficultés, à une régression, à un retour à létat infantile. Dautant plus que le passage lui-même sest effectué le plus souvent seul (plus des trois quarts des cas).
La nostalgie sera alors cultivée dans le cadre de la « communauté » de compatriotes qui est au départ une micro-société dentraide et de survie. Cependant elle jouera aussi progressivement un rôle de médiation adaptatrice entre les deux pays, les deux cultures. Mais dans un premier temps, lillusion du « provisoire » fédère les immigrés qui se réunissent pour se réconforter et ne pas perdre leur identité. La solidarité importante entre les personnes de même origine leur permet notamment déchapper à la solitude des premiers temps.
Mais, lors du retour (temporaire ou définitif) au pays, les intéressés masquent cette réalité et continuent à entretenir le mythe dune France lumineuse. Ce caractère sélectif de la mémoire, de la reconstruction du passé a bien été montré par Abdelmalek Sayad à propos de limmigration algérienne en France6. Ce phénomène de tri effectué par la mémoire a largement permis la reproduction de lémigration. Les conditions de vie et de travail difficiles sont « oubliées », les souvenirs sont sélectionnés en privilégiant les aspects les moins désagréables. Ainsi les immigrés masquent la réalité ou du moins une partie dentre elle et contribuent à entretenir le mythe. « La méconnaissance collective de la vérité objective de lémigration que tout le groupe travaille à entretenir (les émigrés qui sélectionnent les informations quils rapportent quand ils séjournent au pays ; les anciens émigrés qui « enchantent » les souvenirs quils ont gardés de la France ; les candidats à lémigration qui projettent sur la France leurs aspirations les plus irréalistes, etc.) est la médiation nécessaire à travers laquelle peut sexercer la nécessité économique »7. La mémoire, contrairement à lhistoire, ne craint pas les contradictions et les déformations. « Elle ne se soumet à aucun critère scientifique, elle est sélective »8. « La mémoire, nous dit encore Enzo Traverso, peut ressembler à un « supermarché ». Cest pourquoi le tri effectué par la mémoire permet dans certains cas de « préserver le souvenir et de garder les traces dun passé inaccessible à lhistoriographie par ses outils traditionnels ou occultés par les institutions officielles ». Alors que dans dautres cas, comme celui qui nous occupe ici, elle peut au contraire « perpétuer loubli contre un passé déjà largement arpenté par les historiens ».
Lenjeu pour les immigrés concernés par le passage est darriver à renaître dans une nouvelle société. Doù lintérêt des rites de passage pour faciliter le déplacement dun état ancien vers un état nouveau, quel quil soit. Doù aussi les conflits de linstallation, fut-elle (forcément au départ) provisoire, conflits dordre matériel certes, mais aussi dordre psychologique. Et doù toute une série de problèmes résultant de linteraction avec la culture dans laquelle les immigrés sont immergés. Car ils ont entrepris de passer, au moins pour un temps, dans un autre monde. En ce sens, franchir la frontière, débarquer, cest déjà un acte dintégration.
Professeur agrégé de sciences sociales, Université Marc Bloch, Strasbourg.
1) Cité par Jacques Hassoun, Le passage des étrangers, Austral, Paris, 1995, p. 233.
(2) Les citations qui suivent sont extraites dentretiens, réalisés pour lessentiel en 1994/95 et 1995/96. Au total près dune centaine dentretiens ont été recueillis dans le cadre dun groupe denquête pédagogique de la Faculté des sciences sociales. Ce travail a débouché sur une contribution (Juan Matas et Roland Pfefferkorn, « Mémoires de migrants, le temps de la transition ») au n°24, 1997, de la Revue des Sciences Sociales de la France de lEst (Université Marc-Bloch 22, Descartes 67000 Strasbourg) consacré au thème : « Exils, migrations, voyages ».
(3) Pendant longtemps, grosso modo de 1945 à 1980, la problématique imposée de limmigration était cette problématique de limmigration économique. Cette dernière nétait envisagée quen tant que réponse à un besoin de main duvre de léconomie française. Une littérature considérable produite essentiellement par des économistes mais aussi par des sociologues en témoigne. Le point de vue qui était privilégié était celui des entreprises ayant des besoins de main duvre ; ou éventuellement celui de léconomie française considérée dans son ensemble ; ou encore celui de lEtat français en tant quorganisateur de la venue des travailleurs coloniaux, puis des travailleurs immigrés (par le biais de lONI). Les contrats de travail étaient signés avant le départ ou, en fait le plus souvent, après larrivée cétait la norme jusquen 1974 , la régularisation se faisait systématiquement a posteriori. De ce fait, les « sans papiers » napparaissaient pas. Ajoutons à ces remarques que, pendant très longtemps, dune part, limmigration alternante de main duvre prédominait, et que, dautre part, la question de limmigration familiale était largement occultée.
(4) Pour approfondir ces questions, le lecteur peut se reporter utilement aux trois volumes, publiés avec le soutien du Conseil de lEurope, des séminaires « Psychiatrie, psychothérapie et culture(s) » organisés en 1992-93, 1993-94, 1994-95 par lassociation Parole Sans Frontières (15, rue de Verdun, 67000 Strasbourg), animée par Pierre-Stanislas Lagarde, Bertrand Piret et Karim Khelil : 1 : Les passagers du Maghreb entre la clinique et la migration, 226 pages ; 2 : Le traumatisme et leffroi. Aspects psychopathologiques du traumatisme, 228 pages ; 3 : Quest-ce que létranger ?, Strasbourg, 206 pages.
(5) Cf. Abdelmalek Sayad, Limmigration ou les paradoxes de laltérité, De Boeck, Bruxelles, 1991, p. 109-144. Voir aussi du même auteur, disparu prématurément en 1998, La double absence. Des illusions de lémigré aux souffrances de limmigré, Seuil, 1999.
(6) Cf. Abdelmalek Sayad, « Les trois âges de lémigration algérienne en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, n°15, p. 59-82. et du même auteur, Limmigration ou les paradoxes de laltérité, op. cit.
(7) op. cit., p. 48.
(8) Enzo Traverso, Les juifs et lAllemagne, La Découverte, Paris, 1992, p. 196-197.
1) Cité par Jacques Hassoun, Le passage des étrangers, Austral, Paris, 1995, p. 233.
(2) Les citations qui suivent sont extraites dentretiens, réalisés pour lessentiel en 1994/95 et 1995/96. Au total près dune centaine dentretiens ont été recueillis dans le cadre dun groupe denquête pédagogique de la Faculté des sciences sociales. Ce travail a débouché sur une contribution (Juan Matas et Roland Pfefferkorn, « Mémoires de migrants, le temps de la transition ») au n°24, 1997, de la Revue des Sciences Sociales de la France de lEst (Université Marc-Bloch 22, Descartes 67000 Strasbourg) consacré au thème : « Exils, migrations, voyages ».
(3) Pendant longtemps, grosso modo de 1945 à 1980, la problématique imposée de limmigration était cette problématique de limmigration économique. Cette dernière nétait envisagée quen tant que réponse à un besoin de main duvre de léconomie française. Une littérature considérable produite essentiellement par des économistes mais aussi par des sociologues en témoigne. Le point de vue qui était privilégié était celui des entreprises ayant des besoins de main duvre ; ou éventuellement celui de léconomie française considérée dans son ensemble ; ou encore celui de lEtat français en tant quorganisateur de la venue des travailleurs coloniaux, puis des travailleurs immigrés (par le biais de lONI). Les contrats de travail étaient signés avant le départ ou, en fait le plus souvent, après larrivée cétait la norme jusquen 1974 , la régularisation se faisait systématiquement a posteriori. De ce fait, les « sans papiers » napparaissaient pas. Ajoutons à ces remarques que, pendant très longtemps, dune part, limmigration alternante de main duvre prédominait, et que, dautre part, la question de limmigration familiale était largement occultée.
(4) Pour approfondir ces questions, le lecteur peut se reporter utilement aux trois volumes, publiés avec le soutien du Conseil de lEurope, des séminaires « Psychiatrie, psychothérapie et culture(s) » organisés en 1992-93, 1993-94, 1994-95 par lassociation Parole Sans Frontières (15, rue de Verdun, 67000 Strasbourg), animée par Pierre-Stanislas Lagarde, Bertrand Piret et Karim Khelil : 1 : Les passagers du Maghreb entre la clinique et la migration, 226 pages ; 2 : Le traumatisme et leffroi. Aspects psychopathologiques du traumatisme, 228 pages ; 3 : Quest-ce que létranger ?, Strasbourg, 206 pages.
(5) Cf. Abdelmalek Sayad, Limmigration ou les paradoxes de laltérité, De Boeck, Bruxelles, 1991, p. 109-144. Voir aussi du même auteur, disparu prématurément en 1998, La double absence. Des illusions de lémigré aux souffrances de limmigré, Seuil, 1999.
(6) Cf. Abdelmalek Sayad, « Les trois âges de lémigration algérienne en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, n°15, p. 59-82. et du même auteur, Limmigration ou les paradoxes de laltérité, op. cit.
(7) op. cit., p. 48.
(8) Enzo Traverso, Les juifs et lAllemagne, La Découverte, Paris, 1992, p. 196-197.