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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
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Le Sud se réveille


Né en 1961 à Bobo-Dioulasso, Pierre Nakoulima est Président du Conseil Scientifique d’Attac Burkina Faso. Docteur en philosophie, il est l’auteur d’une thèse sur « Le paradigme galiléen et sa mise en question dans le nouvel espace épistémologique » et enseigne cette discipline, depuis 1990, à l’Université de Ouagadougou.



Le Passant : quelle est ton analyse de la mondialisation capitaliste ?

Pierre Nakoulima : la mondialisation financière capitaliste n’a résolu aucun problème chez nous. Au contraire, elle n’a fait que nous enfoncer davantage. Les injonctions de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, associées à une politique extérieure française en Afrique, nous conduisent à la catastrophe et au bradage du patrimoine national. Nous avons des sociétés qui marchent bien mais que l’on privatise en les vendant au-dessous de leur prix et parfois à crédit. Les rachats se font par relations, par l’intermédiaire des réseaux d’affaires. Ce sont les hommes influents de ces réseaux qui récupèrent ses sociétés. Au Burkina Faso, par exemple, la RAN (Régie des chemins de fer Abidjan-Niger) gérait les transports par rail de la Côte d’Ivoire au Burkina Faso. Chez nous, on voyageait beaucoup par train. Ainsi, au départ de Ouagadougou, il y avait quatre trains de voyageurs par jour, deux en direction de Bobo-Dioulasso et deux en direction d’Abidjan. Cette société a été rachetée par le groupe Bolloré et est devenue, après la privatisation, la SITARAIL. Bolloré, on le connaît, n’est pas un philanthrope. Sa seule préoccupation, c’est la rentabilité, gagner de l’argent. À ses yeux, la ligne Ouagadougou-Abidjan ne devait pas être suffisamment rentable. Beaucoup de trains ont donc été supprimés. Les trains de voyageurs sont rares : il n’y a plus aujourd’hui que deux transports par semaine. Les gens ne peuvent plus se déplacer en train, ils sont obligés de circuler en autocar. Les villages meurent parce que les gares sont fermées. Mais tout ça n’est pas son problème ! La privatisation, cela revient même à vendre des sociétés à crédit. Prenons un autre exemple, celui de la CIMAT. Cette société, qui vient de fermer, a été privatisée en 1993, sur injonction de la Banque mondiale et du FMI. Elle a été rachetée à crédit. L’Etat lui a accordé des avantages incroyables, notamment le monopole sur les ciments. Dans le même temps, pour contrer les importations de ciment de nombreux petits revendeurs locaux, les taxes douanières sur ce produit sont passées de 11% à 56%. Par la suite, a été créée l’Union Economique et Monétaire de l’Ouest Africain (U.E.M.O.A.) qui a imposé des accords de libre-échange. La conséquence a été la fermeture de la CIMAT, qui n’était plus suffisamment « rentable ». En juillet 2001, l’Assemblée Nationale a décidé de la privatisation d’une quinzaine de sociétés parmi les plus rentables, notamment l’eau, l’électricité, le téléphone, les hydrocarbures. Heureusement, les travailleurs de ces sociétés se sont mobilisés contre ces privatisations et on attend la suite.



Quels ont été les effets de la dévaluation du Franc CFA en janvier 1994 ?

On nous a dit que la dévaluation devait servir à favoriser nos exportations et améliorer notre compétitivité ! Ce que je sais, c’est que dans la vie de tous les jours, la dévaluation est une vraie catastrophe. Tous les produits ont vu leur prix multiplier par deux, au moins. Le sac de riz que j’achetais à 6 500 francs CFA, il est aujourd’hui à 13 500 francs CFA. Les produits pharmaceutiques, n’en parlons pas ! S’acheter des médicaments est devenu un vrai problème au Burkina Faso aujourd’hui, à tel point qu’on assiste à un retour de la pharmacopée populaire. Il y a des gens qui ne vont plus à l’hôpital parce qu’ils ne peuvent plus se payer les médicaments. On pourrait multiplier les exemples. Moi-même, qui suis enseignant à l’université, j’ai annulé tous mes abonnements aux revues françaises. Quand je payais 200 francs français, il faut aujourd’hui débourser 400 francs. Même avec mon salaire d’universitaire, je ne peux pas. 40 000 francs CFA, ça n’est pas rien ! De la même façon, je ne peux plus m’acheter de livres ; ils sont devenus trop chers ! Heureusement, que j’ai des amis en France qui m’envoient régulièrement des photocopies ! Moi-même, durant mon séjour en France, j’ai passé presque quinze jours à faire des photocopies ! Tout ça pour dire que la vie au Burkina Faso n’est pas facile. Quand le prix du carburant augmente, il y a aussi des répercussions. Tout augmente. Il faudrait aussi parler de ce que l’on a appelé les mesures d’accompagnement. Pendant que les prix doublaient, il y a eu des augmentations de salaires entre… 1% et 5% ! Les instituteurs, par exemple, ont eu une augmentation de 20 francs français ! Moi même, je n’ai eu qu’une augmentation que de 6 00 francs CFA, soit 60 francs français ! La dévaluation a donc eu pour effet d’aggraver la paupérisation et la misère. Toutefois, la dévaluation a eu ceci d’avantageux qu’elle a incité à une prise de conscience des Africains. La vie est devenue tellement difficile que l’on ne fait plus de folies comme par le passé. On redimensionne nos besoins. Les gens ont compris qu’il fallait se battre. Se battre contre un pouvoir qui despotise, affairise, dilapide les fonds. Les hommes politiques du Burkina Faso nous en mettent plein la vue, ils ont un train de vie incroyable. Voyez aujourd’hui les 4x4 au Burkina Faso ! Je ne sais pas comment on a l’argent pour les acheter aujourd’hui. Dans un de ces articles, Norbert Zongo avait écrit que si l’on faisait le ratio entre le nombre de 4x4 et les moyens du pays ou le niveau de vie de la population, le Burkina Faso serait en tête de tous les pays. C’est le paradoxe. Comment un pays pauvre se retrouve avec autant de véhicules dernier cri ?

Les gens ont compris que même ce que l’on pouvait considérer comme des acquis sociaux, il fallait se battre aujourd’hui pour les préserver. Chaque jour, le pouvoir les remet en question. Il y a eu ce que l’on a appelé la modernisation et la loi générale pourtant réforme de l’administration où il était question de contractualiser tous les fonctionnaires. Avec le système politique que l’on a, l’Etat aurait pu virer qui il voulait. L’Assemblée Nationale a voté la loi mais, grâce à la mobilisation de la C.G.T.-B (Confédération Générale du Travail – Burkina Faso) et à la pression des travailleurs, cette loi n’est aujourd’hui pas appliquée. Bien entendu, cette loi a été votée sur les injonctions de la Banque mondiale et du FMI. Elle n’a pas encore été appliquée, mais elle existe toujours. On n’est pas encore revenu sur la loi. On ne peut donc même pas parler d’acquis sociaux dans ce contexte.



En parlant clair, n’est-ce pas la corruption politique qui est au centre de tous les problèmes ?

Oui, bien entendu, c’est la corruption politique. Le régime de Blaise Compaoré est en train de dilapider ce qui faisait véritablement la force du Burkina Faso : l’intégrité des hommes et leur ardeur au travail. Ce pays était pauvre, mais les gens savaient travailler et se contenter de peu. On constituait véritablement une référence en Afrique Occidentale. Ce n’est pas pour rien que Sankara a baptisé le Burkina Faso « le pays des hommes intègres ». Mais aujourd’hui, ce capital-là est en train d’être dilapidé car tout le monde devient affairiste.



Comment caractériser le régime de Blaise Compaoré, l’actuel président de la République du Burkina Faso ?

Le Burkina Faso est une démocratie militaire constitutionnalisée, c’est-à-dire que le pouvoir est toujours militaire. Blaise Compaoré, l’actuel Président, est un militaire qui s’est taillé une constitution à sa mesure.



Comment réagit la société civile face à la corruption, la paupérisation et les privatisations ?

La société civile est bien organisée avec le M.B.D.H.P. (Mouvement Burkinabé des Droits de l’Homme et des Peuples) et bien d’autres associations, de femmes, de jeunes, etc. Beaucoup d’organisations se sont regroupées au sein du Collectif des organisations démocratiques de masse et de partis politiques qui est devenu une vraie force, capable de mobiliser la population et de mener un combat durable pour la démocratie et les Droits de l’homme au Burkina Faso. Du côté syndical, la C.G.T.-B. et d’autres syndicats autonomes sont sur des positions de défense véritable des intérêts des travailleurs. Avant même les événements du 13 dé-cembre 1998 (la mort de Norbert Zongo), la C.G.T.-B. organisait souvent des marches pour protester contre les politiques économiques menées par le pouvoir, contre la gestion même du pays, contre les privatisations que l’on assimilait et que l’on appelait, à l’époque, le bradage du patrimoine national. Ces syndicats menaient un combat dur contre les dérives du pouvoir, les crimes économiques et les crimes de sang du pouvoir.



Quelle est la situation des Droits de l’homme ?

Les Droits de l’homme sont relativement respectés au Burkina Faso et Le M.B.D.H.P. y est pour beaucoup. C’est un mouvement très structuré, implanté dans toutes les provinces du pays. À Ouagadougou et dans les grandes villes, il y a même des boutiques de droit dans lesquels il y a des spécialistes qui peuvent vous aider dans vos démarches juridiques. C’est très important dans un pays comme le Burkina Faso où la connaissance des textes n’est pas vraiment la chose la plus partagée.



Quelle est ton analyse du modèle de développement occidental ?

En 1962, René Dumont écrivait L’Afrique noire est mal partie. C’était déjà le constat d’un mauvais « aiguillage », que l’Afrique était mal orientée. Je crois que l’on peut revenir sur ce constat à la lumière de ce que l’on observe aujourd’hui et de ce que l’on entend par développement, dans sa version occidentale, c’est-à-dire l’accumulation matérielle, avec les impasses que nous voyons se profiler à l’horizon. Je crois qu’il y a lieu de redéfinir ce concept de développement car je dirais qu’il est incapable de faire le bonheur des individus. Il faut le redéfinir et réorienter le monde vers d’autres voies car le constat est là aujourd’hui que l’essence même de l’Occident c’est de sécréter de l’exclusion. La paupérisation de la périphérie, c’est la condition même du fonctionnement du centre. Samir Amin a parlé d’économie extravertie : le Nord exploite les richesses du Sud, les transforme au Nord et renvoie au Sud les produits finis. Mitterrand en avait parlé dans La lettre aux Français en 1988, au moment des élections présidentielles. Dans cette lettre, il disait que cette situation était inacceptable et que les flux de capitaux des pays pauvres vers les pays riches étaient supérieurs à ceux que le Nord envoyait vers le Sud. C’était une situation inadmissible. Le constat est là, beaucoup d’économistes l’ont fait, mais les choses ne changent pas. Il va falloir justement que la société civile, ATTAC notamment, assume ses responsabilités et impulse des dynamiques de changement. Aujourd’hui j’ai la conviction que l’on ne peut plus compter sur les hommes politiques pour amorcer un quelconque changement. Pour en revenir à la question du développement, il faut partir des enseignements de l’écologie scientifique. Les Occidentaux, soit 20% de la population mondiale, consomment 80% des richesses et les autres, nous les exclus, les plus nombreux sur la terre, il ne nous reste plus que 20% des ressources. Et ça veut dire qu’il est impossible d’augmenter notre niveau de vie, ne serait-ce que jusqu’à la moitié de celui des pays riches, sans remettre en question les conditions mêmes de la vie sur terre. La vie humaine elle-même ne serait plus possible sur la terre. Car cela voudrait dire multiplier les pollutions, les destructions de forêts, etc. Et là on ne pourrait plus vivre. Cela veut donc dire, en d’autres termes, que la voie qui est choisie n’est pas la bonne. Par ailleurs, les économistes nous parlent toujours de croissance. La croissance n’est rien d’autre que produire davantage afin que les gens consomment davantage. Or, on ne peut pas avoir une croissance illimitée dans un monde où les ressources sont limitées. C’est vraiment l’aberration de l’économie aujourd’hui : produire toujours plus pour consommer toujours plus. Mais ce n’est pas possible ! Une autre aberration consiste à nous dire qu’il faut internaliser les externalités. Cela veut dire faire payer les pollueurs. Réintroduire le coût des dé-pollutions dans le prix des produits et faire payer les pollueurs. Mais ce que l’on oublie de dire, c’est qu’en faisant payer les pollueurs, on ne résout pas le problème de la pollution. Quand ils auront fini de polluer et de payer, on ne pourra pas, pour autant, restituer une nature d’avant la pollution. Ce n’est pas possible car les dégâts sont irréversibles. Le constat est là, les analyses sont connues, mais personne ne veut aller vers des changements radicaux.

Quelles réflexions t’inspirent les récentes mobilisations de ceux qui s’opposent à la mondialisation capitaliste ?

Quand je vois ce qui s’est passé à Seattle, à Gênes, ou ailleurs, je dis que cela devrait être aux Africains d’impulser ce genre de choses. Il faudrait que l’on arrive en Afrique à s’organiser et exercer de telles pressions. Il n’est pas normal que ce soit la société civile du Nord qui se batte à notre place. Évidemment, on peut expliquer pourquoi il n’y a pas une mobilisation forte au Sud. Nous n’avons pas toujours cette liberté de manifestation. Rapidement on tire sur nous, on nous gaze. Il faudrait quand même qu’il y ait un regain de dynamisme dans la société civile africaine. Je pense que c’est inévitable parce que la jeunesse africaine, confrontée aux problèmes qui sont les nôtres, va bouger. Elle a déjà bougé par le passé, on l’a vu, contre des dictatures, comme au Mali, où des élèves se sont fait tuer et où les femmes, devant ses actes abominables, se sont dressées aussi. Il faudrait dès à présent que les gens prennent conscience. Chez nous, c’est sous la pression des difficultés, quand on est acculé, qu’il y a une prise de conscience et une réaction. Il faut arrêter d’avoir peur de nos dirigeants. Il faut résister, il faut se battre même au risque de se faire matraquer. La situation devient intenable. Même en France ! Pendant mon séjour à Strasbourg, j’ai beaucoup discuté avec des amis africains et j’ai été surpris. Ils en ont gros sur le cœur ; ils sont vraiment révoltés. Ils m’ont dit : « Il ne fallait pas attendre que ce soit des Arabes qui envoient ces avions sur les Etats-Unis. C’était aux Noirs de le faire en regard de ce que nous subissons ». En arriver là, ça veut dire des choses. Il ne faut pas acculer les gens à de telles situations et à des tels propos. Tout ça pour dire que le Sud se réveille et devient plus combatif.



Pierre Nakoulima*

Entretien réalisé par Patrick Lavaud

Philosophe, président du Conseil Scientifique d’ATTAC Burkina Faso.

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