Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
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« Organiser le pessimisme » !
Notre époque, loin dêtre apaisée, savère violemment tourmentée. La guerre, la famine, le déplacement massif de populations
sont autant de tragédies persistantes, qui montrent à quel point le monde tel quil est ne ressemble en rien aux images pacifiées fabriquées par les publicistes vantant le caractère radieux du village planétaire actuel. De même, les atteintes à la dignité humaine, les modalités (élargies) de lexploitation, les inégalités économiques et les injustices sociales perdurent-elles, et démentent les fadaises enthousiastes des élites branchées, garantes des intérêts du Marché global. Dautres dangers encore, liés à lécart qui se creuse vertigineusement entre les pays riches et les pays pauvres, à lécrasement des cultures périphériques, à la marchandisation des découvertes scientifiques et de leurs applications technologiques, à lindifférence des désastres écologiques provoqués par la loi du profit
, se profilent à laube de ce troisième millénaire. Tout en reconnaissant les significatives avancées, arrachées tout au long du XXe siècle, concourant à lamélioration de la situation faite aux hommes, Eric J. Hobsbawm1 a raison dêtre inquiet, dès lors que « la logique de lévolution capitaliste et ultranéolibérale » tend à détruire ce qui a été si chèrement acquis. Bref, ces réalités sopposent de manière cinglante aux élucubrations concernant la fin de lHistoire. Nen déplaise aux théoriciens de la finitude, cette dernière, au regard des contradictions qui la traversent au présent (comme ce fut le cas dans le passé), continue bel et bien !
Quitte à être associé à ceux que fustige Philippe Sollers dans un récent entretien accordé au Monde en dénonçant leur pensée rouillée, nous nadmettons toujours pas, en effet, que limpératif formulé en 1844 par Karl Marx (dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel) à savoir : « renverser toutes les conditions sociales dans lesquelles lêtre humain est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisé » est démodé. Une telle posture suppose évidemment que sexprime un refus radical vis-à-vis du caractère indépassable du monde réellement existant (soumis aux exigences du nouvel âge du capitalisme triomphant) que tente de légitimer lidéologie dominante. Elle implique en conséquence, contre les idéologues assermentés dune post-modernité relativiste et désengagée, contre les chantres de lère post-humaine (qui renvoie, selon Anne-Cécile Robert et André Billon2 à un « post-démocratisme pernicieux et rampant »), de choisir son camp.
A larrogance des puissants3 (qui ne cessent de manipuler, pour mieux les neutraliser, des concepts tels que démocratie, droits de lhomme en oubliant ceux du citoyen , qui discourent avec gourmandise de la désaffection croissante des citoyens pour un jeu électoral qui il est vrai met en scène les mêmes ), aux incantations lancinantes dune propagande qui exclut brutalement tout débat et tend à criminaliser tout désaccord4, répondent, malgré tout, de salutaires réactions de défense et de prometteuses déclinaisons évoquant ce que Ernst Bloch nommait le non-encore là. Si des manifestations de lassitude, résultant de langoisse ressentie face à leffondrement des grands récits et du sentiment dimpuissance éprouvé face à labsence de perspectives, sont observables (prenant la forme du repli identitaire, communautarisme, tribalisme ) ou favorisant à nouveau les soubresauts de la « bête immonde » (Bertolt Brecht), nous voyons avec satisfaction, sur tous les continents, dans une étonnante dialectique unissant le local et le mondial, sinsurger les laissés-pour-compte ; leur lucide vigilance, nourrie de profondes et justes aspirations, les entraîne à fomenter de solides résistances5.
En écrivant en 1940 ses thèses « Sur le concept dhistoire », Walter Benjamin brosse lhistoire « à rebrousse-poil » et se situe délibérément du côté des vaincus, de la masse de ceux du temps présent certes, mais également du long cortège de ceux dhier. Ce positionnement philosophique, à la teneur politique clairement revendiquée, échappe à lemprise de la nostalgie et évite le piège commémoratif. Il pose avec force les enjeux dune praxis du réveil, articulant en correspondance lici et le maintenant (héritier du passé) et là-venir, traçant les bases sauver ce qui est menacé et rêver dun autre monde sur lesquelles doit se fonder le programme révolutionnaire à réaliser.
En relisant et en commentant ces thèses aujourdhui, Michael Löwy6, qui considère que pour « la pensée révolutionnaire cest peut-être le document le plus significatif depuis les Thèses sur Feuerbach de Marx », sattache à démontrer, au-delà de leur inscription contextuelle (il était « minuit dans le siècle », note-t-il en rappelant la puissante expression de Victor Serge) leur « portée universelle ». Avec pertinence, il remarque que ce « nest pas seulement lavenir et le présent qui restent ouverts dans linterprétation benjaminienne du matérialisme historique, mais aussi le passé » et poursuit, soulignant les conséquences dune telle affirmation : « Ce qui veut dire tout dabord ceci : la variante historique qui a triomphé nétait pas la seule possible. Contre lhistoire des vainqueurs, la célébration du fait accompli, les routes historiques à sens unique, linévitabilité de la victoire de ceux qui ont triomphé, il faut revenir à ce constat essentiel : chaque présent ouvre sur une multiplicité davenirs possibles. »
Sappuyant sur des expériences historiques concrètes, puisant à diverses sources (messianique, romantique, libertaire), W. Benjamin construit, selon M. Löwy, un « marxisme de limprévisibilité ». Réfutant toute approche positiviste et évolutionniste, récusant lidée que le devenir de lHumanité est déterminé par dintangibles lois de lHistoire, le texte benjaminien développe, sans jamais se laisser aller aux délices de lirrationalisme, une virulente critique de lidée de Progrès (donc de linéluctabilité historique). Aussi, ces propositions nous invitent-elles à penser une histoire à conquérir et à agir dans un tel cadre (prendre en charge, dans lindétermination, ce qui pourrait advenir).
Il sagit ainsi de décrypter et danalyser les catastrophes qui sannoncent (tout en cessant de les croire inévitables), et, simultanément, dévaluer et dactiver la possible émergence de mouvements démancipation (tout en acceptant lidée de leur échec). Autrement dit, sans négliger le questionnement relatif aux conditions objectives du dépassement de linstauré, sans oublier lindispensable mesure des failles qui rythment le mouvement du réel établi, W. Benjamin pense laction révolutionnaire en terme de pari7. En ce sens, à lopposé du fatalisme menant au renoncement et de loptimisme béat (dans lattente du grand soir), il nous incite, faisant allusion à la fascinante formule proposée par Pierre Naville en 1928 (dans La Révolution et les intellectuels), à « organiser le pessimisme ». Cest-à-dire tenter dinterrompre la course folle vers le pire et maintenir en éveil notre capacité à imaginer des rivages jusqualors inconnus8. En un mot, pour éventuellement créer dauthentiques passages vers un monde meilleur, il est toujours urgent, comme le chante le groupe Zebda, de « rester motivé » !
Quitte à être associé à ceux que fustige Philippe Sollers dans un récent entretien accordé au Monde en dénonçant leur pensée rouillée, nous nadmettons toujours pas, en effet, que limpératif formulé en 1844 par Karl Marx (dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel) à savoir : « renverser toutes les conditions sociales dans lesquelles lêtre humain est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisé » est démodé. Une telle posture suppose évidemment que sexprime un refus radical vis-à-vis du caractère indépassable du monde réellement existant (soumis aux exigences du nouvel âge du capitalisme triomphant) que tente de légitimer lidéologie dominante. Elle implique en conséquence, contre les idéologues assermentés dune post-modernité relativiste et désengagée, contre les chantres de lère post-humaine (qui renvoie, selon Anne-Cécile Robert et André Billon2 à un « post-démocratisme pernicieux et rampant »), de choisir son camp.
A larrogance des puissants3 (qui ne cessent de manipuler, pour mieux les neutraliser, des concepts tels que démocratie, droits de lhomme en oubliant ceux du citoyen , qui discourent avec gourmandise de la désaffection croissante des citoyens pour un jeu électoral qui il est vrai met en scène les mêmes ), aux incantations lancinantes dune propagande qui exclut brutalement tout débat et tend à criminaliser tout désaccord4, répondent, malgré tout, de salutaires réactions de défense et de prometteuses déclinaisons évoquant ce que Ernst Bloch nommait le non-encore là. Si des manifestations de lassitude, résultant de langoisse ressentie face à leffondrement des grands récits et du sentiment dimpuissance éprouvé face à labsence de perspectives, sont observables (prenant la forme du repli identitaire, communautarisme, tribalisme ) ou favorisant à nouveau les soubresauts de la « bête immonde » (Bertolt Brecht), nous voyons avec satisfaction, sur tous les continents, dans une étonnante dialectique unissant le local et le mondial, sinsurger les laissés-pour-compte ; leur lucide vigilance, nourrie de profondes et justes aspirations, les entraîne à fomenter de solides résistances5.
En écrivant en 1940 ses thèses « Sur le concept dhistoire », Walter Benjamin brosse lhistoire « à rebrousse-poil » et se situe délibérément du côté des vaincus, de la masse de ceux du temps présent certes, mais également du long cortège de ceux dhier. Ce positionnement philosophique, à la teneur politique clairement revendiquée, échappe à lemprise de la nostalgie et évite le piège commémoratif. Il pose avec force les enjeux dune praxis du réveil, articulant en correspondance lici et le maintenant (héritier du passé) et là-venir, traçant les bases sauver ce qui est menacé et rêver dun autre monde sur lesquelles doit se fonder le programme révolutionnaire à réaliser.
En relisant et en commentant ces thèses aujourdhui, Michael Löwy6, qui considère que pour « la pensée révolutionnaire cest peut-être le document le plus significatif depuis les Thèses sur Feuerbach de Marx », sattache à démontrer, au-delà de leur inscription contextuelle (il était « minuit dans le siècle », note-t-il en rappelant la puissante expression de Victor Serge) leur « portée universelle ». Avec pertinence, il remarque que ce « nest pas seulement lavenir et le présent qui restent ouverts dans linterprétation benjaminienne du matérialisme historique, mais aussi le passé » et poursuit, soulignant les conséquences dune telle affirmation : « Ce qui veut dire tout dabord ceci : la variante historique qui a triomphé nétait pas la seule possible. Contre lhistoire des vainqueurs, la célébration du fait accompli, les routes historiques à sens unique, linévitabilité de la victoire de ceux qui ont triomphé, il faut revenir à ce constat essentiel : chaque présent ouvre sur une multiplicité davenirs possibles. »
Sappuyant sur des expériences historiques concrètes, puisant à diverses sources (messianique, romantique, libertaire), W. Benjamin construit, selon M. Löwy, un « marxisme de limprévisibilité ». Réfutant toute approche positiviste et évolutionniste, récusant lidée que le devenir de lHumanité est déterminé par dintangibles lois de lHistoire, le texte benjaminien développe, sans jamais se laisser aller aux délices de lirrationalisme, une virulente critique de lidée de Progrès (donc de linéluctabilité historique). Aussi, ces propositions nous invitent-elles à penser une histoire à conquérir et à agir dans un tel cadre (prendre en charge, dans lindétermination, ce qui pourrait advenir).
Il sagit ainsi de décrypter et danalyser les catastrophes qui sannoncent (tout en cessant de les croire inévitables), et, simultanément, dévaluer et dactiver la possible émergence de mouvements démancipation (tout en acceptant lidée de leur échec). Autrement dit, sans négliger le questionnement relatif aux conditions objectives du dépassement de linstauré, sans oublier lindispensable mesure des failles qui rythment le mouvement du réel établi, W. Benjamin pense laction révolutionnaire en terme de pari7. En ce sens, à lopposé du fatalisme menant au renoncement et de loptimisme béat (dans lattente du grand soir), il nous incite, faisant allusion à la fascinante formule proposée par Pierre Naville en 1928 (dans La Révolution et les intellectuels), à « organiser le pessimisme ». Cest-à-dire tenter dinterrompre la course folle vers le pire et maintenir en éveil notre capacité à imaginer des rivages jusqualors inconnus8. En un mot, pour éventuellement créer dauthentiques passages vers un monde meilleur, il est toujours urgent, comme le chante le groupe Zebda, de « rester motivé » !
Philosophe, Professeur à lUniversité de Metz
(1) Eric J. Hobsbawm, « Le siècle finit mal pour une très grande partie du monde », entretien réalisé par Antoine Spire, Le Monde de léducation, n° 294 (numéro spécial : 21 penseurs pour comprendre le XXIe siècle, juillet-août 2001, pp. 117-120.
(2) Anne-Cécile Robert et André Billon, Un totalitarisme tranquille. La démocratie confisquée, Paris, Editions Syllepses, 2001.
(3) Il leur serait si agréable de dissoudre ces peuples ingrats ! A défaut, ils se réunissent dans des sanctuaires inapprochables et nhésitent pas, lorsquil le faut, comme à Gênes par exemple, à réprimer par la force ces inconscients et ces barbares (un dirigeant politique allemand a en quelque sorte vendu la mèche en demandant la constitution dune force anti-émeutes européenne et la création dun fichier des mal-pensants).
(4) Au sein de notre société, la communication doit lemporter sur la dispute, afin de mieux masquer les causes des conflits.
(5) En France, par exemple, ces dernières années, à différents niveaux et dans des directions plurielles, sont empruntés des chemins de traverse (la refondation républicaine incarnée par Jean-Pierre Chevènement, les réflexions et luttes menées par ATTAC, le renouveau du militantisme de terrain symbolisé par José Bové ) recomposant dynamiquement et en avant les sphères politique et sociale.
(6) Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement dincendie, Paris, Presses Universitaires de France, 2001.
(7) Cf. louvrage de Daniel Bensaïd, Le pari mélancolique (Paris, Editions Fayard, 1997).
(8) Il serait ici intéressant de confronter la pensée benjaminienne aux hypothèses développées par son ami Ernst Bloch dans son Principe Espérance. À ce propos, indiquons que Arno Münster vient de publier un ouvrage majeur, Lutopie concrète dErnst Bloch, Paris, Editions Kimé, 2001, étudiant les positions philosophiques et politiques du penseur de lutopie concrète, très utile précisément pour saisir ce qui unit et ce qui différencie ces deux partis pris.
(1) Eric J. Hobsbawm, « Le siècle finit mal pour une très grande partie du monde », entretien réalisé par Antoine Spire, Le Monde de léducation, n° 294 (numéro spécial : 21 penseurs pour comprendre le XXIe siècle, juillet-août 2001, pp. 117-120.
(2) Anne-Cécile Robert et André Billon, Un totalitarisme tranquille. La démocratie confisquée, Paris, Editions Syllepses, 2001.
(3) Il leur serait si agréable de dissoudre ces peuples ingrats ! A défaut, ils se réunissent dans des sanctuaires inapprochables et nhésitent pas, lorsquil le faut, comme à Gênes par exemple, à réprimer par la force ces inconscients et ces barbares (un dirigeant politique allemand a en quelque sorte vendu la mèche en demandant la constitution dune force anti-émeutes européenne et la création dun fichier des mal-pensants).
(4) Au sein de notre société, la communication doit lemporter sur la dispute, afin de mieux masquer les causes des conflits.
(5) En France, par exemple, ces dernières années, à différents niveaux et dans des directions plurielles, sont empruntés des chemins de traverse (la refondation républicaine incarnée par Jean-Pierre Chevènement, les réflexions et luttes menées par ATTAC, le renouveau du militantisme de terrain symbolisé par José Bové ) recomposant dynamiquement et en avant les sphères politique et sociale.
(6) Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement dincendie, Paris, Presses Universitaires de France, 2001.
(7) Cf. louvrage de Daniel Bensaïd, Le pari mélancolique (Paris, Editions Fayard, 1997).
(8) Il serait ici intéressant de confronter la pensée benjaminienne aux hypothèses développées par son ami Ernst Bloch dans son Principe Espérance. À ce propos, indiquons que Arno Münster vient de publier un ouvrage majeur, Lutopie concrète dErnst Bloch, Paris, Editions Kimé, 2001, étudiant les positions philosophiques et politiques du penseur de lutopie concrète, très utile précisément pour saisir ce qui unit et ce qui différencie ces deux partis pris.