Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
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Catastrophe et frontières
La peau et les choses
Vendredi 21 septembre 2001, jétais chez moi, à Toulouse, lorsqua eu lieu, à environ quatre kilomètres, lexplosion de lusine chimique, faisant finalement une trentaine de morts, plus de deux mille blessés et beaucoup de dégâts matériels. Ce genre dévénement peut nous instruire au sujet de ce quon appelle les frontières. La catastrophe est le franchissement violent des frontières et des limites qui ordonnent le monde et les choses, du psychisme humain aux murs des maisons.
Pas de catastrophe sans une grande dévastation (de nombreux morts et blessés ainsi que de grosses destructions matérielles), sur un temps assez court, avec une cause ou une série de causes unique. La catastrophe a une démesure perceptive, elle excède la saisie sensorielle, et intellectuelle, elle rompt lordre normal des choses, dune manière durablement incompréhensible.
La puissance destructrice de la catastrophe ne tient pas seulement à la violence initiale mais surtout au lieu où elle se déroule. Une usine explosant dans un désert est un accident, pas une catastrophe sauf si le nuage toxique atteint des zones peuplées, comme dans le cas de Tchernobyl. La propagation de londe de choc est destructrice selon la densité du territoire quelle parcourt. À Toulouse, les quartiers adjacents, abondamment peuplés, ont à la fois absorbé le choc et lont multiplié en dinnombrables petits désastres, offrant des victimes à lexplosion.
La catastrophe est une violation générale des frontières qui régissent les choses et les êtres, découvrant ainsi une vulnérabilité dont le souci disparaît du fait de son immersion habituelle dans tous les outils et pratiques de protection. La cuirasse fait oublier la faille.
Le corps est protégé par la peau. Toute blessure superficielle laisse passer des agents infectieux. La peau est un système de frontières, de dermes, qui laissent passer certaines substances, dans les deux sens (exsudation et inoculation). Les orifices naturels sont des sas, eux-mêmes protégés et soumis à un contrôle subjectif à peu près constant. Le corps est lui-même enveloppé par des vêtements qui définissent, tant dans lespace privé que public, une limite absolue dintimité.
Les différentes maisons (où nous vivons, travaillons et circulons) forment elles aussi des frontières protectrices et différenciantes. La maison est un abri qui convertit les hautes énergies naturelles en informations (en basses énergies) doù nous observons le monde et les choses, avec toute la sécurité et la distance définies par les limites matérielles, physiques, et symboliques, sociales et juridiques, de ces espaces, dont nous contrôlons les sas et les seuils.
Le psychisme humain peut lui-même être pensé comme une topique, avec des frontières, des sas et des dispositifs de contrôle des flux dimages, de représentations et daffects. La notion freudienne de pare-excitation, forgée pour rendre intelligible létiologie des traumatismes psychiques, a ici une pertinence particulière. En effet, lexplosion est aussi un choc affectif : la peur, langoisse, la panique, sont des afflux subits daffects, difficiles à métaboliser, à rattacher à une signification déterminée. La panique est précisément une quantité dangoisse sans noyau de signification auquel la réduire, si bien que laction irrationnelle et précipitée est le seul moyen de liquider ce trop-plein dexcitation.
La catastrophe est cette rupture du cours normal de la vie psychique : les pensées et les affects sont violemment mélangés ; danciens traumatismes et leurs souffrances reviennent à la surface. Toute une partie de sa vie passée envahit le présent et le rend indisponible. Je ne suis plus à moi-même, mais sans cesse capturé et mobilisé par la catastrophe, par sa soudaineté, par lexistence de cette usine lointaine et par le fait obsédant des quartiers détruits, les morts, les blessés. Toute cette violence qui me transit me jette au corps et à lâme les débris de mes souffrances passées, de mes peurs enfouies et jusquici rangées en lieu à peu près sûr.
Je suis traversé par lévénement. La catastrophe est là, irrécusable, indéniable, insoluble, irrémédiable en un sens. Dans cette impuissance à contenir la fureur froide et obscène de la catastrophe, je me découvre piégé, englué, immergé. Je me croyais puissance dêtre souveraine, capable de fixer les fins et de déterminer les moyens ; je me découvre pauvre chose ballottée par les convulsions de lexplosion, situé, arrimé à un territoire, à un monde, dépendant dun lieu, cloué à un moment qui refuse de passer et de se dissoudre dans le rythme fluide et glorieux de la libre existence. Laffaissement des frontières corporelles, matérielles et psychiques, soufflées et transies par la catastrophe, manifeste soudainement une angoissante nudité : je prends conscience de ma peau et de sa fragilité.
La catastrophe est la dispersion dune souillure qui éclabousse tous les es-paces compartimentés et cloisonnés selon des principes sociaux et personnels. Sang, débris, angoisses, toutes ces matières souillent les choses comme les êtres. À Toulouse, lusine chimique fabriquait des engrais : une sorte de merde chimique, en explosant, a recouvert les alentours dune couche assez épaisse, brune tirant sur le marron foncé. Elle est la métaphore de cette infamie dispersée par la catastrophe.
Cest là un élément typique et fondamental des catastrophes : léjection, léclatement, la projection dune souil-lure qui ne respecte aucune frontière, ni matérielle ni morale. En brisant ces limites, la catastrophe pousse au relâchement et ouvre une sorte de droit à labjection : la souillure externe est répétée par une souillure interne, celle des pensées abjectes associées à limaginaire du carnage, à la jouissance du désastre. Dans ce cadre, les actes ponctuels de pillages ne sont que le pendant réel de tout un trafic fantasmatique associé à luniverselle dénudation provoquée par la catastrophe au point que dénoncer les quelques vols sert aussi à taire toutes les bassesses invisibles parce quintimes.
Les images de dévastation conspirent inévitablement au rappel et à la levée de fantasmes fascinants de destruction : elles répondent aux désirs de violence inavoués, généralement refoulés, en leur donnant une matière réelle. Les données concrètes de la dévastation reçoivent un enrobement psychique, social et idéologique, où sont recyclés de petits calculs minables, des jugements pénétrés de suffisance, des
frétillements immondes, des espoirs égoïstes. Lobscénité de ces comportements nest que la répétition subjective et personnelle de léparpillement de lordure objective et collective de la catastrophe.
Lécho médiatique est lui aussi un dispositif de diffusion de la souillure, qui contribue à la désarticulation de lexistence quotidienne par le couple du banal et de lextraordinaire. Lexistence singulière est engluée dans une exception factice, embrigadée dans un simulacre dévénement. Il sagit là de la bouillie écurante du factice qui inonde une existence plus digne quand elle se déploie selon son ordre propre, en deçà ou au-delà de ces violentes catégories que sont le banal et lextraordinaire. Si lexplosion catastrophique donne une sorte de licence affective, un droit de bassesse psychique, dexhibition légitime et de plaisir à la souillure, elle opère surtout un déplacement massif de lêtre-au-monde sous cette lunette grossissante et obscène où lon se tortille pathétiquement.
Certes, chacun a toujours une chance non nulle dêtre un peu seul, replacé par la vie elle-même dans le régime singulier de lexistence digne, celle qui nest pas dénudée, étalée, exhibée odieusement. Mais ce transissement de lexistence par la catégorie de lexceptionnel fait tomber tout le reste dans celle du banal. Cette chute rend sa propre existence étrangère à soi-même et lexpose par le même mouvement à lexhibition médiatique. La dévastation catastrophique est toujours en même temps une exhibition forcée, une dénudation infligée, où les esprits sont violés en quelque sorte et forcés déprouver des sentiments qui lui sont originairement étrangers. La violence de la catastrophe nest pas seulement physique : peut-être est-elle prioritairement psychique, en ce que le coup existentiel est masqué par les dégâts corporels et matériels.
La vie quotidienne nest ni banale ni extraordinaire. Elle est ordinaire : elle a son ordre propre, elle se déploie selon son régime, avec ses horizons propres, ses attentes, ses espoirs et ses désirs, son équilibre, faits de savants déséquilibres, ceux du désir, que le travail dexister maintient vivace. Cette existence-là nest ni grandiose ni minable. Elle rit du banal comme elle se moque de lextraordinaire.
Lhôpital nettoie et soigne les corps, autant que possible. Les artisans réparent ou reconstruisent les frontières entre les choses. Les psychologues nettoient de leur côté la souillure psychique, les scories traumatiques. La police judiciaire tente de restaurer lordre du monde (la justice) en cherchant à dire les causes. Qui va donc rétablir lexistence souveraine, celle qui ignore le banal comme lexceptionnel ? Qui va remettre le monde da-plomb, rétablir les choses dans leurs limites, et faire que ma peau va retrouver le chemin de lheureux oubli de soi ? La catastrophe est toujours ar-chaïque : elle fait revenir de force au point de départ, elle contraint de recommencer lédification de soi-même, travail heureusement jamais achevé mais jamais assuré non plus.
Pas de catastrophe sans une grande dévastation (de nombreux morts et blessés ainsi que de grosses destructions matérielles), sur un temps assez court, avec une cause ou une série de causes unique. La catastrophe a une démesure perceptive, elle excède la saisie sensorielle, et intellectuelle, elle rompt lordre normal des choses, dune manière durablement incompréhensible.
La puissance destructrice de la catastrophe ne tient pas seulement à la violence initiale mais surtout au lieu où elle se déroule. Une usine explosant dans un désert est un accident, pas une catastrophe sauf si le nuage toxique atteint des zones peuplées, comme dans le cas de Tchernobyl. La propagation de londe de choc est destructrice selon la densité du territoire quelle parcourt. À Toulouse, les quartiers adjacents, abondamment peuplés, ont à la fois absorbé le choc et lont multiplié en dinnombrables petits désastres, offrant des victimes à lexplosion.
La catastrophe est une violation générale des frontières qui régissent les choses et les êtres, découvrant ainsi une vulnérabilité dont le souci disparaît du fait de son immersion habituelle dans tous les outils et pratiques de protection. La cuirasse fait oublier la faille.
Le corps est protégé par la peau. Toute blessure superficielle laisse passer des agents infectieux. La peau est un système de frontières, de dermes, qui laissent passer certaines substances, dans les deux sens (exsudation et inoculation). Les orifices naturels sont des sas, eux-mêmes protégés et soumis à un contrôle subjectif à peu près constant. Le corps est lui-même enveloppé par des vêtements qui définissent, tant dans lespace privé que public, une limite absolue dintimité.
Les différentes maisons (où nous vivons, travaillons et circulons) forment elles aussi des frontières protectrices et différenciantes. La maison est un abri qui convertit les hautes énergies naturelles en informations (en basses énergies) doù nous observons le monde et les choses, avec toute la sécurité et la distance définies par les limites matérielles, physiques, et symboliques, sociales et juridiques, de ces espaces, dont nous contrôlons les sas et les seuils.
Le psychisme humain peut lui-même être pensé comme une topique, avec des frontières, des sas et des dispositifs de contrôle des flux dimages, de représentations et daffects. La notion freudienne de pare-excitation, forgée pour rendre intelligible létiologie des traumatismes psychiques, a ici une pertinence particulière. En effet, lexplosion est aussi un choc affectif : la peur, langoisse, la panique, sont des afflux subits daffects, difficiles à métaboliser, à rattacher à une signification déterminée. La panique est précisément une quantité dangoisse sans noyau de signification auquel la réduire, si bien que laction irrationnelle et précipitée est le seul moyen de liquider ce trop-plein dexcitation.
La catastrophe est cette rupture du cours normal de la vie psychique : les pensées et les affects sont violemment mélangés ; danciens traumatismes et leurs souffrances reviennent à la surface. Toute une partie de sa vie passée envahit le présent et le rend indisponible. Je ne suis plus à moi-même, mais sans cesse capturé et mobilisé par la catastrophe, par sa soudaineté, par lexistence de cette usine lointaine et par le fait obsédant des quartiers détruits, les morts, les blessés. Toute cette violence qui me transit me jette au corps et à lâme les débris de mes souffrances passées, de mes peurs enfouies et jusquici rangées en lieu à peu près sûr.
Je suis traversé par lévénement. La catastrophe est là, irrécusable, indéniable, insoluble, irrémédiable en un sens. Dans cette impuissance à contenir la fureur froide et obscène de la catastrophe, je me découvre piégé, englué, immergé. Je me croyais puissance dêtre souveraine, capable de fixer les fins et de déterminer les moyens ; je me découvre pauvre chose ballottée par les convulsions de lexplosion, situé, arrimé à un territoire, à un monde, dépendant dun lieu, cloué à un moment qui refuse de passer et de se dissoudre dans le rythme fluide et glorieux de la libre existence. Laffaissement des frontières corporelles, matérielles et psychiques, soufflées et transies par la catastrophe, manifeste soudainement une angoissante nudité : je prends conscience de ma peau et de sa fragilité.
La catastrophe est la dispersion dune souillure qui éclabousse tous les es-paces compartimentés et cloisonnés selon des principes sociaux et personnels. Sang, débris, angoisses, toutes ces matières souillent les choses comme les êtres. À Toulouse, lusine chimique fabriquait des engrais : une sorte de merde chimique, en explosant, a recouvert les alentours dune couche assez épaisse, brune tirant sur le marron foncé. Elle est la métaphore de cette infamie dispersée par la catastrophe.
Cest là un élément typique et fondamental des catastrophes : léjection, léclatement, la projection dune souil-lure qui ne respecte aucune frontière, ni matérielle ni morale. En brisant ces limites, la catastrophe pousse au relâchement et ouvre une sorte de droit à labjection : la souillure externe est répétée par une souillure interne, celle des pensées abjectes associées à limaginaire du carnage, à la jouissance du désastre. Dans ce cadre, les actes ponctuels de pillages ne sont que le pendant réel de tout un trafic fantasmatique associé à luniverselle dénudation provoquée par la catastrophe au point que dénoncer les quelques vols sert aussi à taire toutes les bassesses invisibles parce quintimes.
Les images de dévastation conspirent inévitablement au rappel et à la levée de fantasmes fascinants de destruction : elles répondent aux désirs de violence inavoués, généralement refoulés, en leur donnant une matière réelle. Les données concrètes de la dévastation reçoivent un enrobement psychique, social et idéologique, où sont recyclés de petits calculs minables, des jugements pénétrés de suffisance, des
frétillements immondes, des espoirs égoïstes. Lobscénité de ces comportements nest que la répétition subjective et personnelle de léparpillement de lordure objective et collective de la catastrophe.
Lécho médiatique est lui aussi un dispositif de diffusion de la souillure, qui contribue à la désarticulation de lexistence quotidienne par le couple du banal et de lextraordinaire. Lexistence singulière est engluée dans une exception factice, embrigadée dans un simulacre dévénement. Il sagit là de la bouillie écurante du factice qui inonde une existence plus digne quand elle se déploie selon son ordre propre, en deçà ou au-delà de ces violentes catégories que sont le banal et lextraordinaire. Si lexplosion catastrophique donne une sorte de licence affective, un droit de bassesse psychique, dexhibition légitime et de plaisir à la souillure, elle opère surtout un déplacement massif de lêtre-au-monde sous cette lunette grossissante et obscène où lon se tortille pathétiquement.
Certes, chacun a toujours une chance non nulle dêtre un peu seul, replacé par la vie elle-même dans le régime singulier de lexistence digne, celle qui nest pas dénudée, étalée, exhibée odieusement. Mais ce transissement de lexistence par la catégorie de lexceptionnel fait tomber tout le reste dans celle du banal. Cette chute rend sa propre existence étrangère à soi-même et lexpose par le même mouvement à lexhibition médiatique. La dévastation catastrophique est toujours en même temps une exhibition forcée, une dénudation infligée, où les esprits sont violés en quelque sorte et forcés déprouver des sentiments qui lui sont originairement étrangers. La violence de la catastrophe nest pas seulement physique : peut-être est-elle prioritairement psychique, en ce que le coup existentiel est masqué par les dégâts corporels et matériels.
La vie quotidienne nest ni banale ni extraordinaire. Elle est ordinaire : elle a son ordre propre, elle se déploie selon son régime, avec ses horizons propres, ses attentes, ses espoirs et ses désirs, son équilibre, faits de savants déséquilibres, ceux du désir, que le travail dexister maintient vivace. Cette existence-là nest ni grandiose ni minable. Elle rit du banal comme elle se moque de lextraordinaire.
Lhôpital nettoie et soigne les corps, autant que possible. Les artisans réparent ou reconstruisent les frontières entre les choses. Les psychologues nettoient de leur côté la souillure psychique, les scories traumatiques. La police judiciaire tente de restaurer lordre du monde (la justice) en cherchant à dire les causes. Qui va donc rétablir lexistence souveraine, celle qui ignore le banal comme lexceptionnel ? Qui va remettre le monde da-plomb, rétablir les choses dans leurs limites, et faire que ma peau va retrouver le chemin de lheureux oubli de soi ? La catastrophe est toujours ar-chaïque : elle fait revenir de force au point de départ, elle contraint de recommencer lédification de soi-même, travail heureusement jamais achevé mais jamais assuré non plus.
Philosophe.