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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
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La guerre, la critique et l’enquête


Quelque chose d’inéluctable s’est produit et pourtant tout est familier. De part et d’autre bien sûr, on fourbit ses vieilles armes, à peine flanquées de quelques nouveaux gadgets, on rejoue les airs d’il y a dix ans, Tempête du désert, Mon Légionnaire, Quelle connerie la guerre. Pourtant, l’inéluctable n’est pas dans la répétition, mais dans la poursuite de la guerre. Depuis quelques décennies en effet, nos sociétés sont en guerre contre des êtres aux allures étranges, et ce qui se joue aujourd’hui n’est jamais qu’une nouvelle bataille d’une guerre inchangée. Les frappes et destructions ne doivent pas tromper. Nous n’entrons pas en guerre, nous y restons. C’est ce qui fait la critique des événements difficile. Celle-ci doit repérer et cartographier les forces en présence ; distinguer leurs discours et leurs actes ; enfin trouver un sol sur lequel prendre la parole. Où doit s’enraciner la critique aujourd’hui ?

Dès le premier jour, Georges Bush le Petit a développé deux discours. Il y a celui de la guerre (« it is a war upon America »). Mais il y a aussi celui de la justice pénale (« we will find them and we will punish them »), dont on aurait tort de ne retenir que les outrances vengeresses servies aux médias (« dead or alive »). Mène-t-on la guerre ou poursuit-on des criminels ? Tout se joue dans cet entre-deux, entre le militaire et le policier, entre la guerre et l’enquête.

Car c’est bien l’enquête qui est le répertoire de l’action de ceux qui veulent la guerre. Lisons le préambule de la déclaration du gouvernement britannique aux Communes, étrangement titré « les preuves contre Ben Laden » par Le Monde (8 octobre 2001) : « Les informations obtenues par les services de renseignement ne peuvent généralement pas être utilisées comme preuves en raison de critères stricts d’admissibilité et de la nécessité de protéger les sources. Ce document n’a [donc] pas pour but de fournir matière à des poursuites contre Oussama Ben Laden devant une cour de justice ». Une action pénale est lancée contre Ben Laden, mais elle ne pourra être menée jusqu’au bout : les preuves seront frappées de nullité. Voici un texte bien curieux ; plus curieux encore à la lumière de quelques expressions : « [Ben Laden et consorts] ont toujours la volonté de », « des cibles potentielles », « en raison de leur alliance », « l’enquête en cours », « protéger les sources », « organisation terroriste ayant des liens avec une organisation globale », « buts déclarés », « possèdent un réseau opérationnel dans le monde entier », « susceptibles d’engranger », « ont la capacité de », « ont cherché à », « ils partagent (…) la même vision », « les preuves de la menace s’intensifiant », etc.

Quels points communs entre ces différentes allégations ? Ben Laden et consorts sont poursuivis car ils ont des intentions nuisibles, ils se préparent à des forfaits, ils sont membres éminents de l’organisation Al Qaida, ils ont une vision criminogène du monde. Tout poursuite judiciaire se définit ainsi : on « constate l’infraction » et, pour confondre les « auteurs », on « rassemble les preuves » (art. 14 C. procéd. pén.). Mais voilà : dans des attentats-suicides, les auteurs se font fait victimes par le crime même qu’ils ont commis. Ils se sont soustraits par la mort à la justice pénale, pour renaître à la justice divine. Alors, on lance une enquête. Une enquête qui jamais ne vise un fait (l’attentat-suicide), mais un monde (Al Qaida) ; qui ne vise pas non plus un auteur (les pilotes), mais un coupable (Ben Laden). Le point 62-6 du Gouver-nement britannique est central : « Il existe des preuves d’une nature très spécifique concernant la culpabilité de Ben Laden et de ses associés mais elles sont trop sensibles pour être divulguées ».

Justice sans procès, preuves invisibles, condamnation préalable à l’enquête, mais enquête tout de même… Tout ressemble aux législations des gouvernements américains et européens sur les témoignages d’indics dans les affaires de stups et de terrorisme, sur les livraisons de drogue contrôlées par les policiers, sur les achats dits « sous couverture », sur les déclarations et la protection des dits « repentis ». Rien qui n’ait, au passage, endigué le trafic de stupéfiant, le blanchiment d’argent sale, ou la criminalité organisée. Mais rien qui n’ait non plus mis un terme, ou un bémol, aux guerres que nous livrons depuis deux ou trois décennies en Amérique et en Europe. Dans les années quatre-vingts, Ronald Reagan avait déclaré une gigantesque « war on drugs » et nommé pour la mener un « drug czar ». Dans les années quatre-vingt dix, un nouveau champ de bataille s’était mis en place : les multinationales du crime organisé. Comme dans les années quatre-vingt dix, des équipements législatifs, partis des Etats-Unis et transportés en Europe par la CIA, sont venus nous protéger des organisations criminelles transnationales. Cartels, crime organisé et Al Qaida n’ont pas pour seule ressemblance la fureur qu’on leur promet. Ils se ressemblent par leurs allures et leurs actes ; ils se ressemblent aussi par la nature des moyens que l’on met en œuvre.

Sur leurs allures : ce sont des réseaux. Ils ont, nous dit-on, deux singularités. D’abord, ils sont souterrains : ils n’ont pas de territoire et, s’ils se situent à un moment quelque part, on sait qu’en réalité, ils sont partout (ce qui pose de redoutables difficultés – et pas seulement de justification – à ceux qui sont en ce moment chargés des opérations de guerre en Afghanistan). En plus de tout cela, ils ne sont pas des êtres finis. Amputé de l’un de ses membres, l’être se reforme, plus puissant, plus étendu. Le réseau a le visage d’une hydre, aussi bien chez elle dans les banlieues londoniennes que dans les défilés afghans. Etres sans lieu, à leur aise à tous les étages du social. Chaque membre de l’hydre, en effet, mogul barbu sur des sommets arides ou étudiant méritant des filières universitaires techniques de Hambourg, se sait à sa juste place. Chacun est animé à part égale de l’Esprit de l’hydre : partager la vision du monde de l’hydre (le gain sans remords ou la foi sans cœur) suffit à en être. Et en être, c’est être coupable.

La lutte contre les hydres a donné naissance depuis trois décennies à des dispositifs pénaux eux aussi bien étranges, des choses hybrides où le dehors et le dedans, le licite et l’illicite se confondent. Ces arsenaux législatifs nient la distinction entre sécurité intérieure et sécurité extérieure. Ils remettent en cause, également, la notion de crime : être membre d’une hydre est déjà matière à infraction. Dans les arsenaux classiques, c’est au contraire l’acte qui définit le crime. Mais l’acte s’est dissout ; alors on ne réprime plus. On enquête. Ce qui singularise la lutte contre le trafic international de stupéfiants et la lutte contre le crime organisé est un renversement de la posture classique du travail de police judiciaire. Plutôt que punir l’infraction commise, on recherche l’entrelacs d’activités, par exemple financières, susceptibles d’éclore un jour en actes criminels. Et puisqu’on ne peut partir du délit commis pour en retrouver l’auteur, on infiltre tous les milieux où sont susceptibles de se terrer tous les auteurs possibles. La connaissance ne se fonde plus sur des « preuves », mises à l’épreuve au cours du procès (par le recoupement – un témoignage contre une empreinte génétique ou la mesure – des indices en nombre suffisant). La preuve, comme l’a bien dit T. Blair, a cédé le pas aux « renseignements » rassemblés par infiltration, immersion, indications. Comme la structure criminelle peut exister des mois, des années entières, sans commettre de délit, l’enquête qui l’enserre n’a pas, elle non plus, de fin. Sans frontière temporelle, elle n’a pas non plus de limites géographiques, puisque les hydres n’ont pas de territoire. Voilà le visage de ces arsenaux éprouvés : des enquêtes qui renaissent toujours et ne s’épuisent jamais ; des moyens infinis, sans attache au temps, ni au lieu ; des enquêtes éternelles et épuisantes.

C’est bien pourquoi, d’ailleurs, la Cour suprême américaine avait déclaré la loi américaine sur la criminalité anticonstitutionnelle, car imprécise (1989) ; suivie dans ce mouvement par la Cour de cassation italienne (1994). Or c’est à cet emplacement que la critique a jusque lors pris position. Elle s’est appuyée sur le flou des définitions propres aux législations pénales pour en dénoncer le caractère « construit », donc artificiel et fictif. Elle disait : « Regardez les policiers : ils créent des lois dangereuses de lutte contre des êtres qu’ils ne construisent que pour gagner plus de pouvoir, des rétributions de toutes sortes, des avantages infinis ». Mais cette critique trompait, car elle ne pouvait lier deux ordres de réalité. Oui, l’enquête infinie est un danger pour les libertés publiques. Oui, les policiers ont construit les mots (déposés dans les lois) qui définissent un adversaire. Mais cette réalité de l’activité créatrice des polices et des législateurs n’exclut pas une seconde réalité : il y a de la drogue et elle tue ; il y a du crime international et il tue ; il y a des fanatiques et ils tuent.

C’est avec ce rappel à la réalité duale que la critique doit trouver sa place. Pour formuler une critique appropriée, il faut saisir en quoi les régimes d’enquête ont modifié nos existences au cours des trois dernières décennies. On sait ce qu’il est devenu de la drogue : pour ceux qui la répriment et ceux qui la produisent, un commerce qui leur assure existence et retraite. Pour ceux qui la consomment, des modes de vie. Styles de vie risqués mais, avec l’administration des produits de substitution par l’Etat, administrés et contrôlés. On sait moins ce que deviennent les organisations criminelles transnationales. Mais il ne fait pas de doute que des gens en vivent, et que d’autres vivent avec. Parmi ces derniers, on compte les Etats, qui protègent, en en concédant quelque partie, leur monopole de la violence physique. Dans les deux cas, l’Etat pénètre, par la surveillance, le contrôle et la régulation, des individus et des organisations. L’illicite et le licite, en se confondant, offrent à l’Etat un espace disponible pour exercer sa sollicitude armée. Voilà l’espace de la critique.

Il y a guerre ; crime ; enquête. Puisque le crime, le 11 septembre, a été si spectaculaire, la critique en vertu du déni sera très coûteuse ; passons-la par pertes et profits. L’action commise dépasse l’imagination, et qu’elle se répète relève non pas de l’infini des possibles, mais d’un probable bien concret. La disproportion entre les coûts de la mise en œuvre (un cutter, des avions, un contrôle aérien négligeable, une volonté d’acier) et l’immensité de ses effets manifeste tout ce en quoi les conditions de vie modernes ont changé. Nous vivons sous la menace du pire. Pour le dire autrement, en des termes bien sûr très proches du discours de Tony Blair lui-même : la menace est une réalité constitutive de notre vie moderne. Voilà ce que doit reconnaître la critique : que l’on a tout à craindre de ce qui n’est pas encore advenu, de ce qui roupille sous les « réseaux dormants ». La critique de l’effacement contemporain des catégories de la loi et du hors la loi, la critique des états vaporeux du licite et de l’illicite, ne doit se fonder ni sur le déni, ni sur la dénonciation, ni encore sur le trop facile couplet sur ces libertés qu’on assassine. La critique doit d’abord prêter l’oreille, et écouter les justifications des Bush et Blair actuels : elle doit entendre ce qui dans leurs arsenaux laisse sourdre nos peurs du risque. Ces peurs sont légitimes. La terre de la critique est donc celle de la dystrophie où nous sommes aujourd’hui amenés à vivre : cette terre où l’enquête devient le prix de la vie commune. Les rapports entre l’Etat et les individus qui se sont tissés autour de la drogue ou du crime organisé, rapports faits de sollicitude et de surveillance, sont de ceux qui dessinent la terre nouvelle de nos existences, et de son éventuelle critique.

Politologue

Les étapes du parcours :
Revue Vacarme, Dossier « Drogues : mais qu’allons-nous faire de tout ce savoir ? », n°13, automne 2000.
Yves Cartuyvels (et al.), Politique, police et justice au bord du futur. L’Harmattan, 1998.
Fabien Jobard, « Une police pure ? », Cultures et conflits (Paris), 41, 2000.
Dominique Linhardt, « Demokratische Maschinen », Kriminologisches Journal, 32, 2000 et « L’économie du soupçon », Genèses, 44, sept. 2001.

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