Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
par Gilles Mangard
Imprimer l'articleKeuf R
René regarde sa mobylette tristement. Comme fidèle coursier on fait mieux quune bleue. Même si on la repeinte en blanc pour faire « police ». Avec la flotte qui tombe, la bobine va encore être humide et cest franchement galère pour démarrer. Va falloir quil la pousse. Et les gosses de la cité vont se marrer en le voyant sépuiser, ses 92 kg bedonnés dans son uniforme un peu juste du coup, à pousser le 49,9 même pas kité dans la petite rue du commissariat de quartier.
Comme dhabitude, il a mal dormi. Le Lexomil ne fait plus rien depuis longtemps mais il continue à en prendre quand même. Il se réveille à 3 plombes du matin et cest fini pour lui, la nuit. Parce quà 48 balais, il na personne, à côté de lui, pour le bercer de son souffle, quil se retourne sur un banal matelas froissé de tous ces mouvements inutiles qui sont les siens, il va dans la cuisine, met la radio en sourdine, allume une cigarette en toussant et sassoit, posant sa tête contre la vitre glacée en attendant le jour.
Pas à plaindre, il a de quoi bouffer. La Police Nationale est fière de lavoir accueilli en son sein. Il a compris très vite, René, que ses rêves seraient de petite taille. Un T3, cité Lénine avec un magnétoscope et un vide-ordures.
Alors cest sa vie et il va la pousser, sa putain de bécane. La pluie sest arrêtée, il va en profiter pour se montrer un peu. Depuis les « événements » (tu parles, trois bagnoles brûlées et un CRS écorché par une pierre, pas de quoi en faire un fromage), les bleus du centre ville saventurent avec circonspection dans le secteur. Comme ils regardent les infos le soir au vinteure, ils savent que les jeunes sont une race dangereuse quand leurs parents sont nés de lautre côté du soleil. Mais René, cest différent. La cité, il y habite. Comme les autres. Et puis, on ne la jamais vu faire de mal à quelquun. Même quon se demande parfois pourquoi ils le gardent au commissariat.
Tiens, voilà Keuf R...
Ils sont trois posés sur une borne qui aurait dû faire « espace vert » si quelque chose de végétal avait accepté de pousser dessus. A la place des fleurs, il y a Kamel, Eddy et Jason.
Salut, Keuf R. Elle tire vraiment pas la mort, ta canebé !
Il sarrête.
Elle tire peut-être pas, mais elle va plus vite que toi, le jour que je te piste, Kamel. Et, à propos de « canebé », jai vu ton grand frère, y a deux jours, en GSX 650 jaune. Il bosse pas, ton frère. Quil fasse gaffe à ses conneries. Tes parents méritent pas ça.
Mes parents, ils te disent : va te faire voir, R.
Dabord, tas que 15 ans et tu ne parles pas comme ça et ensuite, tu sais que ce nest pas vrai. Tas pas collège aujourdhui ?
Apparemment pas, mec.
Ouais.
Il tourne la poignée de gaz et lensemble mobile sébranle avec une lenteur affectée. Ils regardent ses grosses fesses qui absorbent la selle. Puis reviennent à leur conversation...
Keuf R, cest à cause de Hamid. Il a fait des études à Talence avant de se faire envoyer à Gradignan, en taule et pension complète pour trois ans. Des études de Sciences-éco, il voulait faire de la politique. Il parlait de « Que Faire » de temps en temps le soir et on ne sait plus qui a mis René sur le tapis.
Tu nous gonfles, Hamid, avec ton « Que faire ». Nous, on a « Keuf R ».
Tout le monde sest marré et cest parti comme ça. Même le « Sound système » du bâtiment B qui a fait un rap avec le concept.
Depuis, René est Keuf R. Cest toujours mieux que Robocop.
Bon, cest lheure daller se faire offrir le café chez Pedro, le rade-péhèmu du coin. Chaque matin. Sa façon de palper la tension. René, cest un sensible de la tension. Chez Pedro, cest une des pièces du baromètre.
Un café solo comme dhabitude, René ?
Il ne répond pas, attrape le Sud Ouest au passage et se bloque sur le tabouret, dans le coin. Et puis là, il se vide. Il aime cette sensation. Une enveloppe de flic avec rien à lintérieur. Enfin, presque rien, juste un capteur. Il survole les grands titres du journal mais il est en mode « on ». Il imprime.
Aux regards que lui décochent à larraché les deux loulous du bâtiment S qui sirotent le noir en le broyant, il devine, par exemple que les bleus ny seraient pas les bienvenus dans les jours qui viennent. Ça peut aller du simple petit trafic merdeux dhéro, à la tournante organisée pour le lendemain soir ou la dernière bagnole piquée à la bourgeoisie locale à maquiller. Enfin la vie qui va quand la vie va.
Il trempe, lui aussi ses lèvres dans le jus. Ce qui réveille immédiatement ses récepteurs gastriques, déclenchant une vague acide qui lui arrache une grimace.
Putain ! Doù quil vient ton kawa, pedro ?
Jai pas changé de fournisseur, René.
Ben lui, par contre, je sais pas où il va le chercher son grain. Mais je le féliciterais pas pour la torréfaction, le mec.
Zohra vient de rentrer et, avec elle, toute la beauté du monde. Bâtiment G porte 58 appartement 23. Y en a pas mal qui connaissent ladresse et qui aimeraient bien franchir les portes. Celle de lentrée dabord et puis celle de la chambre à coucher. Mais, apparemment, Zohra na pas damant. Zohra est libre et belle comme un jour bleu sans bleus. Elle commande les gitanes de son père et se tourne discrètement vers R. Elle pose le coude sur le comptoir et il peut sentir son parfum. Lhuile dont elle se sert pour lisser sa crinière brune, et les deux petites gouttes quelle pose derrière ses oreilles. Et puis, sans doute son vrai parfum de femme. Il en oublie son café et le temps pourri quil fait dehors et sa vie de rien. On ne devrait voir que la beauté du monde pense-t-il tristement.
Elle est partie mais elle est encore là. Cest ce genre de femme. Elle a laissé une petite boulette de papier près de la tasse. R sen saisit et la déplie doucement.
Un mot pour lui. La maman. Yasmina, la petite sur a disparu depuis hier. Elle ne peut pas aller au commissariat parce que son mari ne veut pas quon prévienne la police. Son mari naime pas les keufs depuis le 17 octobre 61. Parce que son père est mort tué par les flics de Papon, ce jour-là. Mais elle, elle aime bien R et elle voudrait quil fasse quelque chose parce Yasmina, 14 ans na jamais fugué. Elle est très inquiète. Elle ne veut pas que R passe à la maison. Il pourra laisser des messages à Zohra au café.
Bordel de bordel ! Que faire pense Keuf R. Je ne suis pas le commissaire Moulin. Juste un gardien de la paix (mais où tu la vois, la paix à garder, camarade flic ?).
Il sort du rade, pédale trois coups et, miracle la mob sallume. Quelques minutes après, il sarrête devant le collège Charles Martel. Yasmina y est en 4e et il demande, dans la famille Jéduk, la prof principale. Confirmation, elle nest pas venue hier en cours, ni aujourdhui. La mère a téléphoné pour dire quelle était malade. Pas de problèmes particuliers les jours précédents. RAS. A part le fait quelle nest pas en retard sur son âge avec les garçons, ce qui nest pas un crime, (mais vous savez, monsieur le policier, quon les marie très tôt dans leur pays), cest plutôt une bonne élève.
Bâtiment G, les mêmes ados que dans le monde entier. Inscrits dans le même désuvrement. En route vers le même nulle part. A la vue de Keuf R, certains se tirent rapidos. Les plus jeunes. Les autres se la jouent cool.
Yasmina ? Elle est pas comme sa grande sur. Elle, elle sait comment on pose le préservatif à un mec. Elle en a toujours dans son sac, ha ha ha. Mais bon, cest pas une pute, hein ! Elle fait pas pour le fric. Et puis, elle a toujours quun copain à la fois, même si ça ne dure pas très longtemps. Mais on ne la pas vu depuis hier, non. Et on ne sait pas comment sappelle son dernier petit copain. Le dernier quon connaît, cest Kamel, celui du bâtiment B. Son frère a une grosse moto. Mais cest fini depuis quelques semaines. Kamel, il lavait vraiment dans la peau, il a failli la tuer quand elle na plus sorti de capote pour lui. Cest son frère qui la empêché. Son frère, cest quelquun de bien...
Direction le centre commercial. De centre, il na que le nom. La plupart des magasins de la galerie marchande ont plié bagages, leurs gérants baissant les rideaux grillagés après avoir baissé les bras. Ne reste quun vendeur de meubles bon marché, un colleur de semelles refaiseurs de clés, un marchand de journaux et une fleuriste miraculeusement épargnée par le monde qui bouge. Le reste, cest le machin de la bouffe industrielle appartenant à une famille qui compte parmi les plus riches de France et qui ne mange jamais ce quelle vend.
R sait quil y trouvera sans doute Kamel et sa petite bande dont il na entrevu quune partie ce matin. Parce quà part cet endroit et le radapedro, il ny a rien dautre. Quon ne sétonne pas après de la violence de linutile. Pour construire, il faut des briques. Et en nombre suffisant. Quand il ny en a pas assez, on les balance sur les flics et les autobus du maire.
Bref, de fait, Kamels gang se la roule douce de lautre côté des caisses, sous lil du vigile-maison de service. Le chien dAuchan pense R et lallitération le fait sourire.
Deux fois dans la même journée, tu vas nous couper lappétit, R.
Toujours pas au collège aujourdhui ?
Toujours pas.
Tes pas majeur, Kamel.
Tu veux my emmener de force ? Tu vois ça ? Genre le keuf pourri qui remet le rebeu sur le chemin de lécole. Ça va jaser un max dans la cité.
Tu dégages un peu de ta troupe dartistes et on parle deux secondes.
De quoi on parle ? Jai rien à te dire, R.
Dun truc quil vaut mieux que les autres nentendent pas, OK.
Bon, daccord. Il se tourne vers les cinq Kamels boys. Jen ai pour 5 minutes.
Il séloignent dans lallée centrale.
Cest quoi ton truc, R ?
Yasmina
Kamel sest raidi.
La salope.
Elle na que 14 ans.
Ouais, ben la salope quand même.
Salope pourquoi ? Parce quelle baise bien ou parce quelle ta laissé tomber ?
Les deux . Cest sûr que cest une sacrée. Mais bon, on était bien ensemble.
Et tu sais pas où elle est partie.
Chez elle sans doute.
Elle ny est plus depuis hier. Alors, tas pas une petite idée ? Tu lui aurais pas fait quelque chose ?
Et ho, R, ça va pas ? Je laurais bien tué, il y a quelques semaines. Mais, bon, ça y est, cest passé. Je vais pas casser ma vie pour une petite beurette parce quelle a un joli cul. A mon avis, elle est en train de sucer quelquun dautre et puis cest tout.
Et tu nas pas idée de qui pourrait être ce quelquun dautre ?
Si je le rencontre, je le tue.
Tu recommences.
Ouais, cest façon de parler. Tu sais toi, R. Hein ? Tu sais, toi.
Et elle a pas des copines, Yasmina ?
Elle me gonflait tout le temps avec Sylvie, une petite blonde du G. Elle habite juste à létage du dessous. Je crois quelles sont assez amies pour se raconter des saloperies sur notre compte...
Il a fait une apparition au commissariat. Juste pour dire et signer quelques papiers. Il nest pas de bureau aujourdhui. On lui laisse le terrain. On sen fout pourvu quil ne casse pas les couilles avec sa tristesse pathologique. Puis il est rentré chez lui, le temps dun casse-croûte. Micro-onde, mon ami, dun mouvement brownien, réchauffe vite mes surgelés. Que je mette dans ma goule la saveur insipide du moderne consommé. Et que je ne pense jamais au goût de la purée de ma grand-mère et du petit pinard du papy...
Il a traîné laprès-midi au G. A attendu ensuite Sylvie à la sortie du collège.
Vous pouvez maccorder quelques minutes ? Cest à propos de Yasmina.
Je sais, elle est malade.
Sylvie est une petit boule blonde aux cheveux courts. Le jean moulé sur des jambes de sauterelles et le body ravageur tendu sur le corps. Lart du vêtement qui déshabille. Le paradoxe du corps qui se démontre.
Elle nest pas malade. Elle a disparu.
La jeune fille a pâli.
Ça ne va pas ?
On peut sasseoir quelque part ?
Il y a un banc là-bas...
Il pousse la mobylette de lautre côté de la rue, cale la béquille et sassoit, imité par Sylvie qui se réfugie tout au bord. Une fesse sur le bois, une fesse dans le vide.
Cest son père. Elle avait peur de son père.
Des raisons ? Essayez de ne pas trop me mentir. Cest sa mère qui ma demandé de laider. Sans que ça se sache trop. Vous comprenez ?
Oui. Ça veut dire que cest pas trop officiel.
Pas encore trop.
Et rien à signer au commissariat ?
Pour linstant.
Bon... Yasmina, elle a un nouveau copain.
Déjà ?
En fait, elle le connaît depuis assez longtemps mais il est pas de la cité. Il est du centre. Quartier Centujean.
Les classes.
Oui. Elle men a parlé. Elle la rencontré il y a deux mois dans un café. Il est bien plus vieux. 18, je crois. Il la dragué. Et cest pas un beur. Vrai famille de bourges avec les deux voitures et le jardin en ville. Je lui ai dit que cétait vachement con de sa part, à Yasmina, à cause de son père...
Pourtant, il ne dit rien jusquà présent.
Parce que les autres sont Arabes. Y a deux jours, elle ma avoué quelle croyait quon la suivait. En fait, elle en était presque sure. Elle avait vachement peur maintenant de retrouver son copain.
Tu connais son nom ?
Juste son prénom. Florian. Et la maison, cest celle qui fait le coin avec le boulevard Lacoste.
Ouais, je vois où cest. On dirait quelle a tiré le gros lot.
Elle a 14 ans.
Les rêves nont pas dâge.
Ça veut dire ?
On ne pose pas de question comme ça à ta place. Mais merci quand même.
Vous lui direz pas ?
Non.
Et puis cest le soir et il faudrait quil débauche. Il faudrait quil retrouve son appartement douillet et le film roboratif et la solitude et les draps sales. Il a décidé que non. Pour le moment, il est dans la salle à manger de lappartement 23 du bâtiment G. Il a posé son flingue sur la table et il discute avec le père. Celui qui naime pas les flics. R, il est pas trop con pour un keuf et puis il a compris. Mais il voudrait que ça vienne comme ça. Comme la vie qui va quand elle va. Alors il attend et il a posé le 38. Sur la table. On parle.
Bon, Hamid, jai téléphoné à Florian Descasses. Il a vu votre fille hier après-midi. Au café 813. Quitté vers 15 heures. Elle avait un cours à 16. Elle nest jamais arrivée au collège. Et puis jai vérifié à la SOCARMA. Comme ça pour voir. Par curiosité. Vous avez pris laprès-midi. Cest rare. Vous êtes, comme on dit, un bon ouvrier... Alors maintenant vous me dites où elle est...
Pour le coup, ils sont tous là. Même le commandant et le substitut. Les bleus font le cordon autour du terrain. Extérieur nuit. Quelques flashes crépitent dans lenceinte. Les spécialistes de lidentité. Hamid garde la tête baissée. Il pleure et puis il serre les mâchoires. Il ne dira plus rien, maintenant. Il ny a plus rien à dire, à faire.
R sappoche.
Tu laimais trop, ta fille, Hamid. Tu le sais. Un père na pas le droit dêtre jaloux. Un père, il a juste le droit den prendre plein la gueule parce que ça va jamais comme il faut et puis quil y a la peur du monde quon a pas pu changer pour les enfants. Un monde avec des keufs et des patrons. Des keufs comme moi et des patrons comme le tien. Et cest toi qui va en taule. Mais tu las pas aimé comme un père. Tu comprends ?
Hamid ne dit rien.
R est parti. Il croise quelques regards, senfonce dans la nuit. Quand il reprend sa mobylette, cest pour se rendre compte que les deux pneus sont à plat. Il hausse les épaules et commence à pousser lengin dans la rue des Martyrs pendant que la pluie recommence à tomber.
Comme dhabitude, il a mal dormi. Le Lexomil ne fait plus rien depuis longtemps mais il continue à en prendre quand même. Il se réveille à 3 plombes du matin et cest fini pour lui, la nuit. Parce quà 48 balais, il na personne, à côté de lui, pour le bercer de son souffle, quil se retourne sur un banal matelas froissé de tous ces mouvements inutiles qui sont les siens, il va dans la cuisine, met la radio en sourdine, allume une cigarette en toussant et sassoit, posant sa tête contre la vitre glacée en attendant le jour.
Pas à plaindre, il a de quoi bouffer. La Police Nationale est fière de lavoir accueilli en son sein. Il a compris très vite, René, que ses rêves seraient de petite taille. Un T3, cité Lénine avec un magnétoscope et un vide-ordures.
Alors cest sa vie et il va la pousser, sa putain de bécane. La pluie sest arrêtée, il va en profiter pour se montrer un peu. Depuis les « événements » (tu parles, trois bagnoles brûlées et un CRS écorché par une pierre, pas de quoi en faire un fromage), les bleus du centre ville saventurent avec circonspection dans le secteur. Comme ils regardent les infos le soir au vinteure, ils savent que les jeunes sont une race dangereuse quand leurs parents sont nés de lautre côté du soleil. Mais René, cest différent. La cité, il y habite. Comme les autres. Et puis, on ne la jamais vu faire de mal à quelquun. Même quon se demande parfois pourquoi ils le gardent au commissariat.
Tiens, voilà Keuf R...
Ils sont trois posés sur une borne qui aurait dû faire « espace vert » si quelque chose de végétal avait accepté de pousser dessus. A la place des fleurs, il y a Kamel, Eddy et Jason.
Salut, Keuf R. Elle tire vraiment pas la mort, ta canebé !
Il sarrête.
Elle tire peut-être pas, mais elle va plus vite que toi, le jour que je te piste, Kamel. Et, à propos de « canebé », jai vu ton grand frère, y a deux jours, en GSX 650 jaune. Il bosse pas, ton frère. Quil fasse gaffe à ses conneries. Tes parents méritent pas ça.
Mes parents, ils te disent : va te faire voir, R.
Dabord, tas que 15 ans et tu ne parles pas comme ça et ensuite, tu sais que ce nest pas vrai. Tas pas collège aujourdhui ?
Apparemment pas, mec.
Ouais.
Il tourne la poignée de gaz et lensemble mobile sébranle avec une lenteur affectée. Ils regardent ses grosses fesses qui absorbent la selle. Puis reviennent à leur conversation...
Keuf R, cest à cause de Hamid. Il a fait des études à Talence avant de se faire envoyer à Gradignan, en taule et pension complète pour trois ans. Des études de Sciences-éco, il voulait faire de la politique. Il parlait de « Que Faire » de temps en temps le soir et on ne sait plus qui a mis René sur le tapis.
Tu nous gonfles, Hamid, avec ton « Que faire ». Nous, on a « Keuf R ».
Tout le monde sest marré et cest parti comme ça. Même le « Sound système » du bâtiment B qui a fait un rap avec le concept.
Depuis, René est Keuf R. Cest toujours mieux que Robocop.
Bon, cest lheure daller se faire offrir le café chez Pedro, le rade-péhèmu du coin. Chaque matin. Sa façon de palper la tension. René, cest un sensible de la tension. Chez Pedro, cest une des pièces du baromètre.
Un café solo comme dhabitude, René ?
Il ne répond pas, attrape le Sud Ouest au passage et se bloque sur le tabouret, dans le coin. Et puis là, il se vide. Il aime cette sensation. Une enveloppe de flic avec rien à lintérieur. Enfin, presque rien, juste un capteur. Il survole les grands titres du journal mais il est en mode « on ». Il imprime.
Aux regards que lui décochent à larraché les deux loulous du bâtiment S qui sirotent le noir en le broyant, il devine, par exemple que les bleus ny seraient pas les bienvenus dans les jours qui viennent. Ça peut aller du simple petit trafic merdeux dhéro, à la tournante organisée pour le lendemain soir ou la dernière bagnole piquée à la bourgeoisie locale à maquiller. Enfin la vie qui va quand la vie va.
Il trempe, lui aussi ses lèvres dans le jus. Ce qui réveille immédiatement ses récepteurs gastriques, déclenchant une vague acide qui lui arrache une grimace.
Putain ! Doù quil vient ton kawa, pedro ?
Jai pas changé de fournisseur, René.
Ben lui, par contre, je sais pas où il va le chercher son grain. Mais je le féliciterais pas pour la torréfaction, le mec.
Zohra vient de rentrer et, avec elle, toute la beauté du monde. Bâtiment G porte 58 appartement 23. Y en a pas mal qui connaissent ladresse et qui aimeraient bien franchir les portes. Celle de lentrée dabord et puis celle de la chambre à coucher. Mais, apparemment, Zohra na pas damant. Zohra est libre et belle comme un jour bleu sans bleus. Elle commande les gitanes de son père et se tourne discrètement vers R. Elle pose le coude sur le comptoir et il peut sentir son parfum. Lhuile dont elle se sert pour lisser sa crinière brune, et les deux petites gouttes quelle pose derrière ses oreilles. Et puis, sans doute son vrai parfum de femme. Il en oublie son café et le temps pourri quil fait dehors et sa vie de rien. On ne devrait voir que la beauté du monde pense-t-il tristement.
Elle est partie mais elle est encore là. Cest ce genre de femme. Elle a laissé une petite boulette de papier près de la tasse. R sen saisit et la déplie doucement.
Un mot pour lui. La maman. Yasmina, la petite sur a disparu depuis hier. Elle ne peut pas aller au commissariat parce que son mari ne veut pas quon prévienne la police. Son mari naime pas les keufs depuis le 17 octobre 61. Parce que son père est mort tué par les flics de Papon, ce jour-là. Mais elle, elle aime bien R et elle voudrait quil fasse quelque chose parce Yasmina, 14 ans na jamais fugué. Elle est très inquiète. Elle ne veut pas que R passe à la maison. Il pourra laisser des messages à Zohra au café.
Bordel de bordel ! Que faire pense Keuf R. Je ne suis pas le commissaire Moulin. Juste un gardien de la paix (mais où tu la vois, la paix à garder, camarade flic ?).
Il sort du rade, pédale trois coups et, miracle la mob sallume. Quelques minutes après, il sarrête devant le collège Charles Martel. Yasmina y est en 4e et il demande, dans la famille Jéduk, la prof principale. Confirmation, elle nest pas venue hier en cours, ni aujourdhui. La mère a téléphoné pour dire quelle était malade. Pas de problèmes particuliers les jours précédents. RAS. A part le fait quelle nest pas en retard sur son âge avec les garçons, ce qui nest pas un crime, (mais vous savez, monsieur le policier, quon les marie très tôt dans leur pays), cest plutôt une bonne élève.
Bâtiment G, les mêmes ados que dans le monde entier. Inscrits dans le même désuvrement. En route vers le même nulle part. A la vue de Keuf R, certains se tirent rapidos. Les plus jeunes. Les autres se la jouent cool.
Yasmina ? Elle est pas comme sa grande sur. Elle, elle sait comment on pose le préservatif à un mec. Elle en a toujours dans son sac, ha ha ha. Mais bon, cest pas une pute, hein ! Elle fait pas pour le fric. Et puis, elle a toujours quun copain à la fois, même si ça ne dure pas très longtemps. Mais on ne la pas vu depuis hier, non. Et on ne sait pas comment sappelle son dernier petit copain. Le dernier quon connaît, cest Kamel, celui du bâtiment B. Son frère a une grosse moto. Mais cest fini depuis quelques semaines. Kamel, il lavait vraiment dans la peau, il a failli la tuer quand elle na plus sorti de capote pour lui. Cest son frère qui la empêché. Son frère, cest quelquun de bien...
Direction le centre commercial. De centre, il na que le nom. La plupart des magasins de la galerie marchande ont plié bagages, leurs gérants baissant les rideaux grillagés après avoir baissé les bras. Ne reste quun vendeur de meubles bon marché, un colleur de semelles refaiseurs de clés, un marchand de journaux et une fleuriste miraculeusement épargnée par le monde qui bouge. Le reste, cest le machin de la bouffe industrielle appartenant à une famille qui compte parmi les plus riches de France et qui ne mange jamais ce quelle vend.
R sait quil y trouvera sans doute Kamel et sa petite bande dont il na entrevu quune partie ce matin. Parce quà part cet endroit et le radapedro, il ny a rien dautre. Quon ne sétonne pas après de la violence de linutile. Pour construire, il faut des briques. Et en nombre suffisant. Quand il ny en a pas assez, on les balance sur les flics et les autobus du maire.
Bref, de fait, Kamels gang se la roule douce de lautre côté des caisses, sous lil du vigile-maison de service. Le chien dAuchan pense R et lallitération le fait sourire.
Deux fois dans la même journée, tu vas nous couper lappétit, R.
Toujours pas au collège aujourdhui ?
Toujours pas.
Tes pas majeur, Kamel.
Tu veux my emmener de force ? Tu vois ça ? Genre le keuf pourri qui remet le rebeu sur le chemin de lécole. Ça va jaser un max dans la cité.
Tu dégages un peu de ta troupe dartistes et on parle deux secondes.
De quoi on parle ? Jai rien à te dire, R.
Dun truc quil vaut mieux que les autres nentendent pas, OK.
Bon, daccord. Il se tourne vers les cinq Kamels boys. Jen ai pour 5 minutes.
Il séloignent dans lallée centrale.
Cest quoi ton truc, R ?
Yasmina
Kamel sest raidi.
La salope.
Elle na que 14 ans.
Ouais, ben la salope quand même.
Salope pourquoi ? Parce quelle baise bien ou parce quelle ta laissé tomber ?
Les deux . Cest sûr que cest une sacrée. Mais bon, on était bien ensemble.
Et tu sais pas où elle est partie.
Chez elle sans doute.
Elle ny est plus depuis hier. Alors, tas pas une petite idée ? Tu lui aurais pas fait quelque chose ?
Et ho, R, ça va pas ? Je laurais bien tué, il y a quelques semaines. Mais, bon, ça y est, cest passé. Je vais pas casser ma vie pour une petite beurette parce quelle a un joli cul. A mon avis, elle est en train de sucer quelquun dautre et puis cest tout.
Et tu nas pas idée de qui pourrait être ce quelquun dautre ?
Si je le rencontre, je le tue.
Tu recommences.
Ouais, cest façon de parler. Tu sais toi, R. Hein ? Tu sais, toi.
Et elle a pas des copines, Yasmina ?
Elle me gonflait tout le temps avec Sylvie, une petite blonde du G. Elle habite juste à létage du dessous. Je crois quelles sont assez amies pour se raconter des saloperies sur notre compte...
Il a fait une apparition au commissariat. Juste pour dire et signer quelques papiers. Il nest pas de bureau aujourdhui. On lui laisse le terrain. On sen fout pourvu quil ne casse pas les couilles avec sa tristesse pathologique. Puis il est rentré chez lui, le temps dun casse-croûte. Micro-onde, mon ami, dun mouvement brownien, réchauffe vite mes surgelés. Que je mette dans ma goule la saveur insipide du moderne consommé. Et que je ne pense jamais au goût de la purée de ma grand-mère et du petit pinard du papy...
Il a traîné laprès-midi au G. A attendu ensuite Sylvie à la sortie du collège.
Vous pouvez maccorder quelques minutes ? Cest à propos de Yasmina.
Je sais, elle est malade.
Sylvie est une petit boule blonde aux cheveux courts. Le jean moulé sur des jambes de sauterelles et le body ravageur tendu sur le corps. Lart du vêtement qui déshabille. Le paradoxe du corps qui se démontre.
Elle nest pas malade. Elle a disparu.
La jeune fille a pâli.
Ça ne va pas ?
On peut sasseoir quelque part ?
Il y a un banc là-bas...
Il pousse la mobylette de lautre côté de la rue, cale la béquille et sassoit, imité par Sylvie qui se réfugie tout au bord. Une fesse sur le bois, une fesse dans le vide.
Cest son père. Elle avait peur de son père.
Des raisons ? Essayez de ne pas trop me mentir. Cest sa mère qui ma demandé de laider. Sans que ça se sache trop. Vous comprenez ?
Oui. Ça veut dire que cest pas trop officiel.
Pas encore trop.
Et rien à signer au commissariat ?
Pour linstant.
Bon... Yasmina, elle a un nouveau copain.
Déjà ?
En fait, elle le connaît depuis assez longtemps mais il est pas de la cité. Il est du centre. Quartier Centujean.
Les classes.
Oui. Elle men a parlé. Elle la rencontré il y a deux mois dans un café. Il est bien plus vieux. 18, je crois. Il la dragué. Et cest pas un beur. Vrai famille de bourges avec les deux voitures et le jardin en ville. Je lui ai dit que cétait vachement con de sa part, à Yasmina, à cause de son père...
Pourtant, il ne dit rien jusquà présent.
Parce que les autres sont Arabes. Y a deux jours, elle ma avoué quelle croyait quon la suivait. En fait, elle en était presque sure. Elle avait vachement peur maintenant de retrouver son copain.
Tu connais son nom ?
Juste son prénom. Florian. Et la maison, cest celle qui fait le coin avec le boulevard Lacoste.
Ouais, je vois où cest. On dirait quelle a tiré le gros lot.
Elle a 14 ans.
Les rêves nont pas dâge.
Ça veut dire ?
On ne pose pas de question comme ça à ta place. Mais merci quand même.
Vous lui direz pas ?
Non.
Et puis cest le soir et il faudrait quil débauche. Il faudrait quil retrouve son appartement douillet et le film roboratif et la solitude et les draps sales. Il a décidé que non. Pour le moment, il est dans la salle à manger de lappartement 23 du bâtiment G. Il a posé son flingue sur la table et il discute avec le père. Celui qui naime pas les flics. R, il est pas trop con pour un keuf et puis il a compris. Mais il voudrait que ça vienne comme ça. Comme la vie qui va quand elle va. Alors il attend et il a posé le 38. Sur la table. On parle.
Bon, Hamid, jai téléphoné à Florian Descasses. Il a vu votre fille hier après-midi. Au café 813. Quitté vers 15 heures. Elle avait un cours à 16. Elle nest jamais arrivée au collège. Et puis jai vérifié à la SOCARMA. Comme ça pour voir. Par curiosité. Vous avez pris laprès-midi. Cest rare. Vous êtes, comme on dit, un bon ouvrier... Alors maintenant vous me dites où elle est...
Pour le coup, ils sont tous là. Même le commandant et le substitut. Les bleus font le cordon autour du terrain. Extérieur nuit. Quelques flashes crépitent dans lenceinte. Les spécialistes de lidentité. Hamid garde la tête baissée. Il pleure et puis il serre les mâchoires. Il ne dira plus rien, maintenant. Il ny a plus rien à dire, à faire.
R sappoche.
Tu laimais trop, ta fille, Hamid. Tu le sais. Un père na pas le droit dêtre jaloux. Un père, il a juste le droit den prendre plein la gueule parce que ça va jamais comme il faut et puis quil y a la peur du monde quon a pas pu changer pour les enfants. Un monde avec des keufs et des patrons. Des keufs comme moi et des patrons comme le tien. Et cest toi qui va en taule. Mais tu las pas aimé comme un père. Tu comprends ?
Hamid ne dit rien.
R est parti. Il croise quelques regards, senfonce dans la nuit. Quand il reprend sa mobylette, cest pour se rendre compte que les deux pneus sont à plat. Il hausse les épaules et commence à pousser lengin dans la rue des Martyrs pendant que la pluie recommence à tomber.