Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
par Eric Chevance
Imprimer l'articleEn avant !
« En avant, en avant, toujours en avant, il ne faut jamais transiger, mais toujours innover, tant pis sil y a des horreurs, tant pis si tout est extraordinaire, criard, passionné jusquà lhorreur, désespéré au point de choquer, de faire peur, tout sera mieux quune médiocrité dorée. » Ces mots qui résonnent comme une furieuse exhortation révolutionnaire, qui auraient pu être prononcés par Lénine lui-même, ces mots ont été écrits par Vsevolod Meyerhold, lun des plus importants théoriciens du théâtre du XXe siècle qui, rejetant le naturalisme de son maître Stanislavski, a posé les bases de décennies de recherche et de pratique théâtrales1.
Pourquoi rappeler Meyerhold ici, cent ans après ? Le théâtre et les arts en général se portent plutôt bien en ce moment. Bien sûr, on regrette que les classes laborieuses, les milieux populaires des quartiers défavorisés, dirait-on aujourdhui, ne semblent pas très intéressés par les scènes contemporaines, mais globalement, il ny a aucune raison de se plaindre : les théâtres marchent, les financements arrivent bon an mal an, le système de lintermittence du spectacle permet aux artistes, aux techniciens et administratifs du secteur de survivre sans trop de difficultés Bref, on peut raisonnablement se féliciter dun art devenu adulte, fonctionnant « en bon père de famille », selon lexpression consacrée.
Il nest que temps de reprendre le slogan. « En avant, en avant, toujours en avant Et tant pis ». Cest une urgence vitale. Voyons ce qui est présenté aujourdhui sur la plupart des scènes : des spectacles souvent insipides, formatés pour plaire au plus grand nombre, dégoulinant de consensualité, artistiquement corrects et correctement fabriqués, bref, des produits quon peut débiter au kilomètre. Pour un Jan Fabre saignant et iconoclaste à la Cour dHonneur dAvignon, cette année, combien dEcole des femmes, que la star de service interprétant le trois millième Arnolphe, ne peut tirer de lennui ? Combien de médiocres ballets contemporains, combien de pauvres dramaturgies, dacteurs désinvestis, répétant à linfini la même partition ? Combien de jolis décors, de costumes chatoyants, combien deffets de lumière, de son, de machinerie au service daucun autre propos que celui de lesbroufe ?
Ceci nest pas inutile, sans doute, et il y a même une certaine fonctionnalité à ce type de spectacles, mais pas celle quon veut nous faire croire. Ici, le théâtre a cessé dêtre un art politique. Ici, le théâtre a cessé dêtre un art tout court, il nest plus quune PME du divertissement quil faut préserver simplement parce quil génère quelques emplois, pour sa capacité à fournir de la main duvre qualifiée à des productions qui sont réellement utiles, cest-à-dire rentables économiquement parlant, les industries culturelles du cinéma et la musique, et pour permettre de se reconnaître dans un gratifiant entre-soi. Sans oublier lindispensable « effet dimage », les fabuleuses « retombées médiatiques » et la sacro-sainte « communication », moteur de bien des projets.
Meyerhold disait encore « Le plus dangereux pour le théâtre, cest de servir les goûts bourgeois de la foule ». Quen est-il aujourdhui ? Le théâtre, les arts de la scène, lart en général na plus dautre conscience que celle du plus petit dénominateur commun, celle de laudimat et celle de la rentabilité. LEtat lui-même, qui, jusquà des temps récents, intervenait auprès de ceux qui « prenaient des risques », qui recherchaient, qui innovaient, a intégré cette logique marchande : on baisse les subventions de ceux qui ne tournent pas assez, cest-à-dire ceux qui, dans une logique de marché, ne savent pas vendre leurs spectacles. Or, quest ce qui fait vendre un spectacle ? Sa qualité artistique, politique, son engagement social ou esthétique ? Non bien sûr, mais sa supposée adéquation aux goûts du public ; sa capacité matérielle à entrer dans la boîte noire du théâtre ; son coût peu élevé (nous ne parlons pas ici des spectacles de variété). LEtat, en posant ce critère comme premier, ne fait quaccompagner les lois du marché2.
Alors oui, que faire ?
Combattre cette logique marchande, sur le terrain artistique comme sur le terrain économique ou social. Affirmer la primauté de la recherche et de lexpérimentation, réinventer des laboratoires, des espaces de création, au sens propre de ce mot, et non au sens de fabrication de produits culturels. Permettre aux artistes de travailler sans but défini, sils le souhaitent, leur laisser le temps des esquisses et des repentirs, des erreurs et des oublis. Repenser les principes de production, repenser les moyens dexploitation. Toujours sinterroger, toujours poser se poser les questions du sens de son action (« quest ce que je fais ? pourquoi, pour qui je le fais ? comment je le fais ? »). Ne plus penser à la place du public, ne plus linfantiliser, il est toujours plus fin, plus sensible, plus intelligent quon le croit. Sinterroger même sur la notion de public, casser les certitudes, y compris le dogme sacro-saint du théâtre pour tous. Prendre en compte les notions de populations, de territoires, didentité Lutter enfin, contre toute facilité, contre toute démagogie, contre toute cette « médiocrité dorée ».
Ce nest pas un programme, ni un manuel, ni une exhortation, cest simplement un chantier à ouvrir. En avant !
Pourquoi rappeler Meyerhold ici, cent ans après ? Le théâtre et les arts en général se portent plutôt bien en ce moment. Bien sûr, on regrette que les classes laborieuses, les milieux populaires des quartiers défavorisés, dirait-on aujourdhui, ne semblent pas très intéressés par les scènes contemporaines, mais globalement, il ny a aucune raison de se plaindre : les théâtres marchent, les financements arrivent bon an mal an, le système de lintermittence du spectacle permet aux artistes, aux techniciens et administratifs du secteur de survivre sans trop de difficultés Bref, on peut raisonnablement se féliciter dun art devenu adulte, fonctionnant « en bon père de famille », selon lexpression consacrée.
Il nest que temps de reprendre le slogan. « En avant, en avant, toujours en avant Et tant pis ». Cest une urgence vitale. Voyons ce qui est présenté aujourdhui sur la plupart des scènes : des spectacles souvent insipides, formatés pour plaire au plus grand nombre, dégoulinant de consensualité, artistiquement corrects et correctement fabriqués, bref, des produits quon peut débiter au kilomètre. Pour un Jan Fabre saignant et iconoclaste à la Cour dHonneur dAvignon, cette année, combien dEcole des femmes, que la star de service interprétant le trois millième Arnolphe, ne peut tirer de lennui ? Combien de médiocres ballets contemporains, combien de pauvres dramaturgies, dacteurs désinvestis, répétant à linfini la même partition ? Combien de jolis décors, de costumes chatoyants, combien deffets de lumière, de son, de machinerie au service daucun autre propos que celui de lesbroufe ?
Ceci nest pas inutile, sans doute, et il y a même une certaine fonctionnalité à ce type de spectacles, mais pas celle quon veut nous faire croire. Ici, le théâtre a cessé dêtre un art politique. Ici, le théâtre a cessé dêtre un art tout court, il nest plus quune PME du divertissement quil faut préserver simplement parce quil génère quelques emplois, pour sa capacité à fournir de la main duvre qualifiée à des productions qui sont réellement utiles, cest-à-dire rentables économiquement parlant, les industries culturelles du cinéma et la musique, et pour permettre de se reconnaître dans un gratifiant entre-soi. Sans oublier lindispensable « effet dimage », les fabuleuses « retombées médiatiques » et la sacro-sainte « communication », moteur de bien des projets.
Meyerhold disait encore « Le plus dangereux pour le théâtre, cest de servir les goûts bourgeois de la foule ». Quen est-il aujourdhui ? Le théâtre, les arts de la scène, lart en général na plus dautre conscience que celle du plus petit dénominateur commun, celle de laudimat et celle de la rentabilité. LEtat lui-même, qui, jusquà des temps récents, intervenait auprès de ceux qui « prenaient des risques », qui recherchaient, qui innovaient, a intégré cette logique marchande : on baisse les subventions de ceux qui ne tournent pas assez, cest-à-dire ceux qui, dans une logique de marché, ne savent pas vendre leurs spectacles. Or, quest ce qui fait vendre un spectacle ? Sa qualité artistique, politique, son engagement social ou esthétique ? Non bien sûr, mais sa supposée adéquation aux goûts du public ; sa capacité matérielle à entrer dans la boîte noire du théâtre ; son coût peu élevé (nous ne parlons pas ici des spectacles de variété). LEtat, en posant ce critère comme premier, ne fait quaccompagner les lois du marché2.
Alors oui, que faire ?
Combattre cette logique marchande, sur le terrain artistique comme sur le terrain économique ou social. Affirmer la primauté de la recherche et de lexpérimentation, réinventer des laboratoires, des espaces de création, au sens propre de ce mot, et non au sens de fabrication de produits culturels. Permettre aux artistes de travailler sans but défini, sils le souhaitent, leur laisser le temps des esquisses et des repentirs, des erreurs et des oublis. Repenser les principes de production, repenser les moyens dexploitation. Toujours sinterroger, toujours poser se poser les questions du sens de son action (« quest ce que je fais ? pourquoi, pour qui je le fais ? comment je le fais ? »). Ne plus penser à la place du public, ne plus linfantiliser, il est toujours plus fin, plus sensible, plus intelligent quon le croit. Sinterroger même sur la notion de public, casser les certitudes, y compris le dogme sacro-saint du théâtre pour tous. Prendre en compte les notions de populations, de territoires, didentité Lutter enfin, contre toute facilité, contre toute démagogie, contre toute cette « médiocrité dorée ».
Ce nest pas un programme, ni un manuel, ni une exhortation, cest simplement un chantier à ouvrir. En avant !
* Directeur de lintranquille et salutaire TNT à Bordeaux. (ndlr)
(1) Artiste majeur de la scène soviétique tant qua prévalu le précepte de Trotski selon lequel « lart nest pas un domaine où le parti est appelé à commander », Meyerhold na pas résisté aux années trente et aux nouvelles règles du réalisme socialiste et disparut lors de lune des purges staliniennes.
(2) Nous ne disons pas naturellement que les spectacles ne doivent pas tourner. Bien au contraire, nombre dentre eux ont une durée de vie bien trop courte. Nous pensons simplement que la capacité à tourner ne doit pas devenir le principal, et sans doute à terme le seul, élément dévaluation pour lattribution dargent public à des artistes.
(1) Artiste majeur de la scène soviétique tant qua prévalu le précepte de Trotski selon lequel « lart nest pas un domaine où le parti est appelé à commander », Meyerhold na pas résisté aux années trente et aux nouvelles règles du réalisme socialiste et disparut lors de lune des purges staliniennes.
(2) Nous ne disons pas naturellement que les spectacles ne doivent pas tourner. Bien au contraire, nombre dentre eux ont une durée de vie bien trop courte. Nous pensons simplement que la capacité à tourner ne doit pas devenir le principal, et sans doute à terme le seul, élément dévaluation pour lattribution dargent public à des artistes.