Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
par Cédric Jaburek
Imprimer l'articleLettre de Gênes
La manifestation de Gênes venait de sachever. D., ainsi que dautres camarades de lautre côté de lancien Mur ont reçu un message exalté dun ami de longue date qui sest installé en Occident. Scandalisé, D. avait répondu à son ami : Réveille-toi ! Souviens-toi ! A peine réveillé, son ami lui répond.
Cher D.,
Ta lettre ne me surprend pas. Je mattendais à ce que tu sois choqué parce que jai chanté lInternationale et que la mélodie me plaisait. Pourtant, je noublie pas le gros barbu inquiétant placardé à côté du président débile, à gauche du tableau. Pourtant, javais fait partie dans le temps de cette foule qui sétait dispersée avant la fin de la cérémonie obligée, au moment où lorateur chauve entamait cette même mélodie avec son orchestre galonné pour lachever devant une place vide. Je ne suis pas frappé damnésie. Peut-être, léloignement me permet de transgresser plus facilement certains tabous. Les tabous de la mémoire qui se veulent comme un monument auquel on ne peut toucher. En quoi les monuments aux morts de la première guerre, dont ce pays est plein, ont-ils empêché la deuxième ?
Tu me reproches dêtre idéaliste pour mêtre laissé emporter par lenthousiasme collectif. Mais je navais pas envie de rester sur le trottoir. Jassume pleinement mon crime : je me suis laissé envoûter par la foule avec laquelle jai crié : Révolution ! Révolution ! Jaurais dû marrêter net et demander à tout ce monde : Attendez ! Discutons ! Quest-ce quon veut, exactement ?
Jaurais aimé, et tu ten offusqueras, ami, jaurais aimé avoir une cagoule, un masque à gaz et des cocktails Molotov. Jaurais adoré briser la vitrine dune banque et taper sur un flic, avoir le goût du sang dans la bouche, ne serait-ce que pour prendre ma revanche sur les cauchemars qui me réveillent, me terrifient, où lon sen prend aux miens, et finis par men prendre à eux. Aurais-je pu jeter mon cache-nez et souffler aux autres : Attendez !..
Mais peut-être que je rêvais à tout autre chose : être un petit flic mutin qui tourne le dos aux manifestants et qui arrache la matraque de son collègue.
Que valent 200 000 personnes face à lopinion publique qui répond, grâce à un échantillon représentatif, à « êtes-vous daccord ou pas ? ». Je refuse de me retrouver dans les sondages, massocier à la bourse aux pourcentages. Comment intégrer aux statistiques ce brave citadin qui abreuvait les manifestants assoiffés avant daller indiquer aux policiers, indigné, ceux quil a vus lancer des pierres ?
Si on a tant parlé de la violence cest quelle était immédiate et visible. Pourtant, qui sinsurge contre la violence de ces usines gigantesques, dans les faubourgs génois, construites à même les plages et laissant le quartier dans la pénombre, obstruant la vue et laccès à la mer bleutée ? Tu me dis : on peut protester dautres manières quen brûlant les voitures, ce à quoi je te réponds que mille manières ont été inventées, mais tu ny vois que du feu. Cest pareil de lautre côté, la violence des puissants ne se résume pas aux cordons policiers, aux matraques, aux murs érigés en une nuit. Il aurait fallu dire au déferlement médiatique : Attendez !..
Je ne suis pas daccord quand tu dis que les utopies ont fait naître des abominations. Lhorreur est une invention des hommes et même la plus pure des idées peut servir de prétexte. Faudrait-il se priver didées ? Faudrait-il se priver despoir ?
Après tant de déceptions au courant du siècle passé, on sinterdit despérer. On a perdu lespoir en lhomme. Je reproche à la contestation daujourdhui davoir abandonné lespoir au profit de règles, de lois et de taxes. Comme si on voulait ériger un système idéal indépendant des hommes pour contrôler les hommes, si peu rationnels, si dangereux à eux-mêmes.
Il ny a pas eu suffisamment dutopies à Gênes, à mon sens. Sinon, les Huit auraient quitté leur navire en abdiquant. Quest-ce qui est plus utopique : croire que face à une multitude pacifique la ville aurait été ouverte et les Huit prêts à partager ce quil leur reste du pouvoir ou croire quil est possible à un tel nombre de forcer les barrages et de proclamer, dans une ville libre, un monde nouveau, ouvert aux alternatives diverses ?
Pendant que tous les regards étaient braqués sur les rues enflammées de Gênes, des voitures brûlaient ailleurs, à Oldham ou en Seine-Saint-Denis. Un jeune gars sétait fait exploser dans les rues de Jérusalem. Un autre jeune gars sétait pendu quelque part en France, rattrapé par son enfance malheureuse. Une femme sétait réfugiée avec ses enfants chez ses parents après avoir été battue par son mari. Un voisin a porté plainte contre mes enfants qui lempêchent de dormir. Un autre voisin, dont je lis les lettres, ma embrassé sur les deux joues.
Ceux qui tiennent encore les rênes du pouvoir et ceux qui ont peur de perdre leur place ensoleillée ont tout intérêt à réduire le monde à une bataille rangée entre deux camps. Tant que ça permet de fermer les gueules. Il ny a pas plus grand danger pour lunion des puissants quon entende les questions quon se pose à voix haute. Le statu quo daujourdhui est mis à mal précisément parce quil ny a pas en face didéologie aux préceptes bien définis. On trouve toujours des arguments contre une doctrine. Mais là où ça se corse, cest quon commence à poser des questions auxquelles ils nont pas de réponse. Personne na de réponse, dailleurs. Mais notre force est celle de bien vouloir se les poser, de bien vouloir chercher des réponses. Tant que ça ne servira pas à me clouer le bec, je chanterai : Debout, debout !
Faute dalternative moins pompeuse.
Je tembrasse,
Ton C.
Cher D.,
Ta lettre ne me surprend pas. Je mattendais à ce que tu sois choqué parce que jai chanté lInternationale et que la mélodie me plaisait. Pourtant, je noublie pas le gros barbu inquiétant placardé à côté du président débile, à gauche du tableau. Pourtant, javais fait partie dans le temps de cette foule qui sétait dispersée avant la fin de la cérémonie obligée, au moment où lorateur chauve entamait cette même mélodie avec son orchestre galonné pour lachever devant une place vide. Je ne suis pas frappé damnésie. Peut-être, léloignement me permet de transgresser plus facilement certains tabous. Les tabous de la mémoire qui se veulent comme un monument auquel on ne peut toucher. En quoi les monuments aux morts de la première guerre, dont ce pays est plein, ont-ils empêché la deuxième ?
Tu me reproches dêtre idéaliste pour mêtre laissé emporter par lenthousiasme collectif. Mais je navais pas envie de rester sur le trottoir. Jassume pleinement mon crime : je me suis laissé envoûter par la foule avec laquelle jai crié : Révolution ! Révolution ! Jaurais dû marrêter net et demander à tout ce monde : Attendez ! Discutons ! Quest-ce quon veut, exactement ?
Jaurais aimé, et tu ten offusqueras, ami, jaurais aimé avoir une cagoule, un masque à gaz et des cocktails Molotov. Jaurais adoré briser la vitrine dune banque et taper sur un flic, avoir le goût du sang dans la bouche, ne serait-ce que pour prendre ma revanche sur les cauchemars qui me réveillent, me terrifient, où lon sen prend aux miens, et finis par men prendre à eux. Aurais-je pu jeter mon cache-nez et souffler aux autres : Attendez !..
Mais peut-être que je rêvais à tout autre chose : être un petit flic mutin qui tourne le dos aux manifestants et qui arrache la matraque de son collègue.
Que valent 200 000 personnes face à lopinion publique qui répond, grâce à un échantillon représentatif, à « êtes-vous daccord ou pas ? ». Je refuse de me retrouver dans les sondages, massocier à la bourse aux pourcentages. Comment intégrer aux statistiques ce brave citadin qui abreuvait les manifestants assoiffés avant daller indiquer aux policiers, indigné, ceux quil a vus lancer des pierres ?
Si on a tant parlé de la violence cest quelle était immédiate et visible. Pourtant, qui sinsurge contre la violence de ces usines gigantesques, dans les faubourgs génois, construites à même les plages et laissant le quartier dans la pénombre, obstruant la vue et laccès à la mer bleutée ? Tu me dis : on peut protester dautres manières quen brûlant les voitures, ce à quoi je te réponds que mille manières ont été inventées, mais tu ny vois que du feu. Cest pareil de lautre côté, la violence des puissants ne se résume pas aux cordons policiers, aux matraques, aux murs érigés en une nuit. Il aurait fallu dire au déferlement médiatique : Attendez !..
Je ne suis pas daccord quand tu dis que les utopies ont fait naître des abominations. Lhorreur est une invention des hommes et même la plus pure des idées peut servir de prétexte. Faudrait-il se priver didées ? Faudrait-il se priver despoir ?
Après tant de déceptions au courant du siècle passé, on sinterdit despérer. On a perdu lespoir en lhomme. Je reproche à la contestation daujourdhui davoir abandonné lespoir au profit de règles, de lois et de taxes. Comme si on voulait ériger un système idéal indépendant des hommes pour contrôler les hommes, si peu rationnels, si dangereux à eux-mêmes.
Il ny a pas eu suffisamment dutopies à Gênes, à mon sens. Sinon, les Huit auraient quitté leur navire en abdiquant. Quest-ce qui est plus utopique : croire que face à une multitude pacifique la ville aurait été ouverte et les Huit prêts à partager ce quil leur reste du pouvoir ou croire quil est possible à un tel nombre de forcer les barrages et de proclamer, dans une ville libre, un monde nouveau, ouvert aux alternatives diverses ?
Pendant que tous les regards étaient braqués sur les rues enflammées de Gênes, des voitures brûlaient ailleurs, à Oldham ou en Seine-Saint-Denis. Un jeune gars sétait fait exploser dans les rues de Jérusalem. Un autre jeune gars sétait pendu quelque part en France, rattrapé par son enfance malheureuse. Une femme sétait réfugiée avec ses enfants chez ses parents après avoir été battue par son mari. Un voisin a porté plainte contre mes enfants qui lempêchent de dormir. Un autre voisin, dont je lis les lettres, ma embrassé sur les deux joues.
Ceux qui tiennent encore les rênes du pouvoir et ceux qui ont peur de perdre leur place ensoleillée ont tout intérêt à réduire le monde à une bataille rangée entre deux camps. Tant que ça permet de fermer les gueules. Il ny a pas plus grand danger pour lunion des puissants quon entende les questions quon se pose à voix haute. Le statu quo daujourdhui est mis à mal précisément parce quil ny a pas en face didéologie aux préceptes bien définis. On trouve toujours des arguments contre une doctrine. Mais là où ça se corse, cest quon commence à poser des questions auxquelles ils nont pas de réponse. Personne na de réponse, dailleurs. Mais notre force est celle de bien vouloir se les poser, de bien vouloir chercher des réponses. Tant que ça ne servira pas à me clouer le bec, je chanterai : Debout, debout !
Faute dalternative moins pompeuse.
Je tembrasse,
Ton C.