Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
par Aline Pailler
Imprimer l'articleContre qui, contre quoi lutter ?
Journaliste, ancienne députée européenne apparentée PCF, tête de la liste « 100% à gauche » à Toulouse lors des dernières municipales, Aline Pailler est une femme en lutte. Son expérience et son combat délue, sa fidélité à ses convictions, les questions quelle pose sans cesse tout en sefforçant dy répondre quotidiennement par son engagement militant son parcours politique, et, surtout, sa liberté de ton et de parole nous ont paru de précieuses qualités au moment où de nombreux citoyens, militants ou pas, se posent, comme le Passant dans ce numéro, la question centrale : Que faire ?
On ne trouvera pas ci-dessous de bréviaire révolutionnaire « clés de lavenir en main », mais de stimulantes réflexions et propositions qui aideront sans aucun doute à élaborer les alternatives politiques qui font si cruellement défaut.
Le Passant : On parle beaucoup de mondialisation, de lutte anti-mondialisation, à laquelle il conviendrait dajouter ladjectif « capitaliste », et lon constate de plus en plus que les cadres nationaux ne sont pas toujours pertinents, que la lutte doit aussi se mener au plan international. Compte tenu de votre expérience de députée européenne, comment envisagez-vous cette problématique de lutte et de réflexion mêlées, dans la mesure où les peuples sont tenus à lécart de la construction européenne, et, dune façon générale, de lensemble des institutions internationales ?
Aline Pailler : Dabord, ce qui ma choquée, cest la pratique systématique du double langage par les pro-européens les plus convaincus, à savoir les socialistes, les verts et la droite, adeptes entre eux du consensus permanent avant même que ne soient menées les réflexions et les batailles et qui se retrouvent de la sorte unis sur toutes les grandes orientations prises contre les peuples et les droits sociaux.
Ce double langage consiste, chez les socialistes, à mettre sur le dos de la Commission européenne, des fameux eurocrates de Bruxelles, tout ce qui peut nous arriver de pire en matière de régressions sociales et de reculs des droits de lhomme. Or, il faut bien savoir que la Commission initie et propose le plus souvent à la demande du Con-seil des ministres européens. Les mesures quelle préconise sont dabord le fruit dinstructions précises quelle reçoit, finalement, de lémanation directe des gouvernements nationaux qui, en dernier ressort, prennent les décisions et les mettent en application. Cette attitude systématique du double langage, qui confine au mensonge, est dangereuse pour la démocratie parce quelle empêche ou gêne le combat : comment lutter quand on ne sait plus contre qui on lutte ? Or, les premiers responsables sont les gouvernements, issus délections, partout en Europe. Ils ne font que se dédouaner sur la Commission quand ça va mal et devient ainsi le tir des critiques.
A titre dillustration, je ne donnerai quun exemple : le travail de nuit des femmes. La directive ne concernait pas le travail de nuit mais visait à supprimer la discrimination, positive ou négative, entre hommes et femmes. Elle affirmait que la loi devait être la même pour toutes et tous. Quest-ce qui nous empêchait, en France, dêtre conformes à la directive en interdisant le travail de nuit pour tous, quitte à ne le maintenir quà titre dexception en lencadrant de mesures sociales (primes, abaissement de lâge de la retraite, etc.) ? Il est donc faux de dire que lEurope a autorisé le travail de nuit des femmes ; cest bel et bien le gouvernement de gauche plurielle qui a choisi cette voie.
On voit bien que cette manipulation permanente est dangereuse car elle fabrique du fatalisme (on ne peut rien faire, cest plus fort que nous) et du nationalisme, du repli sur soi. On démobilise parce que les gens ne savent plus contre qui ou quoi se battre. Du coup, qui est anti-européen ? Ceux qui pratiquent de la sorte et font ainsi détester sans discernement le mot même dEurope ou moi, par exemple, qui milite en faveur dune Europe pour et par les peuples ?
Pour ce qui est des luttes, on voit bien ici que le cadre national reste pertinent pour les révoltes, les protestations, les propositions, mais on ne peut pas perdre de vue que de plus en plus de compétences échappent aux Etats pour devenir, au moins, européennes, mais que les Etats sen défont volontairement, méthodiquement.
Par exemple, le traité dAmsterdam prévoit quà partir de 2005 la politique dimmigration relèvera de la compétence de lEurope. Mais ce traité, comme les autres, par qui a-t-il été préparé, négocié, rédigé, sinon par nos gouvernements ? Comment pourront-ils dire ensuite « cest pas nous, cest lEurope » alors quils auront patiemment construit, par leur politique actuelle, cette Europe-là ? Contre qui lutter alors si ce nest contre ces responsables politiques que le vote des Français a portés au pouvoir ?
Il est inutile de préciser que mon but nest pas de protéger la Commission européenne. Les commissaires ne sont dailleurs pas intouchables, jen veux pour preuve laffaire Edith Cresson, qui a amené le Parlement européen à dissoudre la Commission et à renvoyer les commissaires. Cest dans ses attributions, encore faut-il quelles soient mises en uvre. Pour cela, il faut que les peuples dEurope sachent quil existe un certain nombre doutils démocratiques ô combien perfectibles qui ne sont pas utilisés, quils ne connaissent donc pas, puisquon se garde bien de les leur faire connaître, tous partis confondus.
Pour finir sur ce sujet, on se gausse en France du manque de démocratie des institutions européennes, mais quen est-il ici ? Quelle démocratie est en place ? Quels sont les pouvoirs du Parlement ? Sur les questions budgétaires, par exemple, ses attributions sont plus faibles que celles du Parlement de Strasbourg. Il y a bien une crise de la démocratie dans toutes les institutions politiques, et jai peur que la lutte anti-mondialisation, telle quelle se pratique en ce moment, ne con-tribue à effacer encore plus les responsabilités nationales ou européennes. Il faut mener cette lutte contre la mondialisation capitaliste mais ne jamais oublier la lutte concrète, ciblée, dans le cadre de chaque pays et de lEu-rope. Sans quoi, on se noierait dans un combat inefficace parce quil négligerait de sappuyer sur les leviers nationaux et européens.
La lutte anti-mondialisation deviendrait à vos yeux trop symbolique ?
À certains égards, oui. Dailleurs, les tenants de la mondialisation, parmi lesquels nos gouvernements, qui ont mis, ou laissé se mettre en place le pouvoir mondial capitaliste ne sy trompent pas puisquils nhésitent pas à se rendre aux contre-sommets ! Voir un Chevènement à Porto Alegre cest scandaleux, cest une véritable provocation ! On devrait le virer, ce nationaliste qui, lorsquil était ministre, a promulgué la loi RESEDA sur limmigration, qui a réprimé avec violence les mouvements des sans-emploi, des sans-papiers, de tous les sans...
Donc, attention à une lutte trop généraliste, trop symbolique qui ne fixe comme objectif que la régulation du marché capitaliste, facilement récupérable par ses adversaires, qui ne se fonderait pas assez sur les luttes quotidiennes des gens dans chaque pays.
On a parfois limpression que ces grandes manifestations contre les sommets du G8 ou lOMC, pour utiles et massives quelles soient, ont tendance à se substituer à des mouvements sociaux qui ont du mal à démarrer, ou à se coordonner, dans nombre de pays.
Oui, car où voit-on ces foules quand il sagit de manifester en faveur des sans-papiers, sur lemploi, ou contre le PARE, qui est passé quasiment comme une lettre à la poste alors quil aurait dû entraîner une levée de boucliers ? Des acquis sociaux essentiels sont pulvérisés et on na pas eu le début dune mobilisation dampleur. Noublions pas que les réunions du G8, par exemple, ne sont que des vitrines des mesures prises par chaque gouvernement ; on compare, on se concerte, on se réjouit daller tous dans le même sens, mais les décisions le plus souvent sont déjà prises ou en cours délaboration.
Comment expliquez-vous que ce lien entre les luttes nationales et internationales ne se fasse pas, ou peu ? Tiédeur ? Incompréhension des appareils politiques et syndicaux ?
Au moins de la tiédeur, pour ne pas parler de complicité objective, comme on dit, du PCF, par exemple, qui na pas dautre perspective, aujourdhui, que sa participation au gouvernement de Lionel Jospin et sa soumission à lhégémonie social-démocrate. Cest tragique de le voir privé ainsi de perspective, parce quil ne réfléchit plus depuis des années à une alternative crédible, et par là à son autonomie. Dans les manifestations auxquelles il participe massivement celles quil a organisées, en fait , il sen prend exclusivement au patronat sans oser attaquer le gouvernement, incapable den infléchir la politique, contrairement à ce quil affirme, ou alors tellement sur les marges que ça ne vaut pas la peine dy perdre son âme et son organisation.
Au plan syndical, Bernard Thibault soppose au PARE pendant les discussions avec le MEDEF puis en signe la convention de gestion, ce qui, en vertu de larticle 4, vaut acceptation du plan. Pendant ce temps-là, quelques syndicats CGT (chômeurs, spectacle) dénoncent le PARE devant les tribunaux, et protestent contre la signature du secrétaire confédéral. Mais on est complètement isolé : jai écrit une lettre ouverte à B. Thibault, mais elle na été publiée nulle part. On est bien face à un affaiblissement des capacités de révolte et de mobilisation.
Comment, dès lors, entraîner des gens à se syndiquer, avec tous les risques que cela comporte (on est dans une phase aiguë de criminalisation de laction syndicale) si cest pour des discours ou des batailles aussi tièdes ? On parle et cest réel de crise du syndicalisme. Mais cette crise, doù vient-elle ? Elle ne nous est pas tombée dessus sans coup férir, elle nest pas une évolution « naturelle », spontanée, du rapport de forces ! Certes, elle se produit dans un contexte difficile, peu favorable à la lutte, mais il faut aussi examiner les responsabilités de ce reflux dans les appareils syndicaux et politiques. Ce nest pas toujours la faute des autres ou à pas de chance.
Vous posez-là la question des contenus politiques. Votre parcours personnel vous conduit dun compagnonnage actif auprès du PCF, dont votre mandat de députée européenne a été laboutissement, à un rapprochement avec la LCR, puisque vous avez conduit à Toulouse la liste « 100% à gauche » lors des dernières municipales. Entre lun et lautre, de lun à lautre, comment vous situez-vous ? Leurs militants partagent bien des combats communs, des valeurs communes. Or, aux présidentielles, on va se retrouver avec plusieurs candidats « de la gauche de gauche », pour parler vite, et on va tout droit vers un éparpillement des énergies et des voix. Comment faire vivre aujourdhui la radicalité politique ?
Dabord, je voudrais distinguer les militants de leurs partis même sils sont aussi responsables de la ligne de leur organisation. Ils sont souvent déçus ou désemparés devant la politique menée par la gauche plurielle, comme en témoigne la présence sur la liste « 100% à gauche » de communistes en rupture ou encore membres du PCF, mais aussi de socialistes.
Ensuite, sur le mot radicalité : je trouve le mot « radical » très beau parce quil renvoie à la racine, et je pense quon ne peut pas mobiliser les gens si ce nest pas sur des questions importantes, graves, qui prennent les choses à la racine. On ne peut plus se contenter de discours de façade, creux. Les gens veulent quon donne du souffle, des perspectives, et ne se satisfont plus dun aménagement du quotidien. Quand on sétonne de la baisse du « moral des ménages », cest moi qui métonne. Car enfin les gens ne sont pas stupides : ils voient bien que les perspectives quon leur propose ne sont pas celles dun progrès pour le plus grand nombre mais aboutissent à lamélioration du sort dune minorité. On a fait mine de se réjouir du « retour de lemploi ». Mais de quels emplois sagit-il ? CES, CDD, emplois-jeunes, intérim, bref, toutes les formes de précarité quon connaît, mais aggravées, avec des salaires misérables et sans garanties statutaires. Ce constat, la population le fait chaque jour.
Pour moi, un parti qui ne remet pas en cause radicalement, à la racine donc, ce choix de société, nest plus en mesure de faire sortir les gens de lindividualisme dans lequel ils se réfugient. Il faut un élan.
Pour ma part, je nai pas changé. Quand je suis partie avec le PCF, je croyais encore quil voulait et pouvait faire entendre une autre voix (je crois quil en a encore la capacité, mais quil ne le veut plus), ouvrir des perspectives, édifier, par sa stratégie douverture, un grand parti vraiment à gauche. Je me suis trompée. Et je ne me suis pas radicalisée, je pense toujours les mêmes choses, et je me lie avec des gens qui me semblent être sur ces bases-là.
De plus, cette liste toulousaine « 100% à gauche » sest faite dans un esprit douverture, avec des gens venant du mouvement social, ATTAC, MRAP, etc. Je me suis sentie à laise dans cette démarche. On ne ma pas demandé dadhérer ce qui marque un changement.
Là où je me pose des questions, cest sur les présidentielles ; il me semble quon aurait pu mais sans doute est-il trop tôt continuer ce qui avait été initié lors des municipales : montrer quon pouvait penser lémergence dun grand parti de gauche et agir pour ça. Hélas, ce nest pas la voie qua choisie la LCR, qui sest dabord accrochée à lunion avec Lutte Ouvrière et qui, devant le refus, a choisi de présenter son propre candidat. Certes, il est jeune, il appartient à la nouvelle génération, mais cela nous ramène à un politique de parti qui ne cherche pas à fédérer au-delà.
Et puis, nos institutions républicaines semblent un peu au bout du rouleau, mais les Français ne sen aperçoivent pas encore. Je trouve quon a mieux à faire quà sépuiser dans une campagne présidentielle qui, au mieux, servira de tribune à quelques idées intéressantes, à condition quelles parviennent à franchir le mur de médias complètement noyautés, aseptisés, où dominent très largement les centristes, voire les journalistes de droite ou dextrême droite, pratiquement, comme Bilalian, sur France 2, qui va remplacer Claude Sérillon, jugé trop incontrôlable, malgré ses sympathies socialistes. Cest dire où on en est ! Certes, on laisse encore ouvertes quelques rares fenêtres, par exemple à Radio-France, mais ce sont plutôt de confortables alibis.
Dailleurs, cette campagne semble déjà balisée, bétonnée : on ne parle que de trois candidats, Chirac, Jospin et Laguiller. Les autres auront quelques miettes, quelques minutes. Du coup, on aura beaucoup de mal à faire passer nos idées, ce sera épuisant et ruineux.
A vous écouter, on a limpression dun certain pessimisme : des alternatives qui peinent à commencer de se construire, un PCF qui manque à tous ses devoirs, une LCR qui pratique une radicalité un peu fermée, des médias quadrillés. Que faire ? On parlait tout à lheure de fatalisme : comment, alors, sempêcher de baisser les bras ?
Mon constat est plus réaliste, lucide, que pessimiste. Il est le produit dune analyse, et non de je ne sais quel découragement, même sil est négatif. Je constate simplement que, dans le combat opposant le capitalisme et ses tenants aux idées de progrès et de justice, pour aller vite, ce sont les premiers qui mènent aux points, assez largement. À telle enseigne que les socialistes se sont laissés gangrener par les valeurs et lidéologie des intérêts financiers pour devenir de parfaits sociaux-démocrates sans états dâmes. Ces renoncements ne se sont pas faits, là non plus, par quelque glissement naturel ou fatal : ils sont le résultat de cursus universitaires, de clubs de réflexion, les think tanks analysés par Keith Dixon1. Rien que de très conscient et volontaire là-dedans.
Jajouterai quà la limite, plus je fais une analyse réaliste/négative, plus je me donne lénergie pour trouver les idées, les institutions, les lieux pour me battre. Ce peut être Copernic, ou des revues, comme vous, le Passant, ou Vacarmes, ce sont des gens proches de la LCR, ou ATTAC, ou dautres. Il faut voir ce qui, dans cet ensemble disparate, éclaté, fait sens, et essayer délaborer des perspectives.
Le problème, cest léparpillement de ces réseaux, qui saccordent assez facilement sur les constats, mais se divisent sur les propositions alternatives.
Ils se divisent parce quon na pas encore atteint un niveau de mobilisation assez élevé. Il ny a pas, en quelque sorte, de « masse critique » capable de faire taire les logiques dappareils. On nest pas assez nombreux, on sépuise souvent à travailler dans plusieurs associations. Mais bon, pour linstant, je préfère mépuiser à ça que dans une campagne présidentielle.
Je crois quil faut repartir à la base, auprès des gens, dans les cages descaliers, les cours dimmeubles, les entreprises, etc. Je lai expérimenté dans les campagnes électorales européenne et municipale, cest possible et efficace. Ce travail de terrain ninterdit pas, évidemment, de forger des idées, de trouver de nouvelles voies ; cest même de cela quelle pourront sans doute émerger.
Vous avez tout à lheure fait allusion à une question qui vous tient à cur, et dont lEurope va semparer dans les années qui viennent, cest limmigration. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Dabord, il y a une notion, présente depuis 92 avec une déclaration du Conseil, qui est la « préférence communautaire en matière demploi », mise en vigueur par des gouvernements socialistes pour la plupart, établissant un lien direct entre chômage et immigration. On est là sur le terrain idéologique de lextrême-droite. Or, même lOCDE, qui nest pas précisément révolutionnaire, a toujours dit quil nexistait pas de corrélation directe entre le taux de chômage et limportance de limmigration. On aurait pu sattendre de la part de gouvernements « de gauche » à une approche disons plus humaniste de cette question. Il nen est rien, au contraire, on reprend les mensonges et les présupposés racistes et xénophobes du Front National. Rappelons-nous les charters quEdith Cresson se proposait daffréter : cela résume, par la caricature, la façon dont les dirigeants européens envisagent le sujet.
De plus, se préparent en ce moment des mesures pour laccueil des immigrés selon des quotas. Quotas nationaux, mais surtout quotas établis en fonction des critères professionnels, en fonction de la demande des différents secteurs dactivité. On fera venir des informaticiens dAsie, par exemple, pour combler dans cette branche les déficits en main-duvre qualifiée. Ce qui se passe en ce moment pour les infirmières se produira massivement dans dautres secteurs professionnels. Et peu importe quon pille ainsi les pays de départ de leur « matière grise ». On prétend que des mesures dassistance et de coopération spécifiques seront appliquées, mais on sait bien que ce genre dengagements à légard des pays du Sud ne sont jamais tenus.
De sorte quune nouvelle forme de racisme apparaîtra, déjà induite par ces décisions de nos gouvernements : il y aura le « bon » immigré, déclaré utile à léconomie, quon intégrera éventuellement, et le « mauvais », fuyant comme toujours la misère et les persécutions, condamné à lopprobre et à la clandestinité, expulsable à tout moment.
On en revient aux plus terribles traditions de lesclavagisme, du temps où lon allait chercher des Africains pour la prospérité des puissances coloniales. Cest une régression aux stades les plus brutaux et primitifs du capitalisme.
Dailleurs, à titre dillustration, nous préparons au Conseil économique et social un rapport sur ce problème, et nous auditionnons des conseillers et des chefs de cabinets de ministres, dont ceux dElisabeth Guigou. Ils sont tout à fait sereins là-dessus : où est le problème ? Tout cela est normal, et sain ! Et si on leur oppose quelques arguments, ils ne savent plus quoi répondre...
Si ces questions me tiennent à cur, cest parce que les chômeurs, les sans-papiers, les sans-logis, de même que les détenus, bref, tous ceux qui sont exclus du champ social, interrogent le plus profondément, le plus crûment, les choix capitalistes qui sont faits. Raison pour laquelle on tente de criminaliser de plus en plus laction en leur faveur, encore plus violemment que laction syndicale, ce qui nest pas peu dire.
Tout est fait pour que ces questions sans détours, cette souffrance brute, portées par ces gens, ne puissent sexprimer, parce quon craint quelle provoque des mobilisations trop fortes et trop radicales. Comme à Marseille, où le mouvement des chômeurs, avec Charles Hoareau, a fait la jonction avec tous les autres mouvements de « sans ». Ils manifestent ensemble, se battent sur les mêmes objectifs. Evidemment, cest très dangereux, y compris pour les petites stratégies des partis de gauche et des syndicats.
Vraiment, pour conclure sur une note combative, donc optimiste, je crois vraiment que cest dans ce type de luttes que se trouve le nerf du mouvement social afin que surgissent certaines réponses alternatives. Elles ont toutes les raisons de converger, entre elles, et avec dautres secteurs. Contrairement à ce quon laisse croire, leurs intérêts sont communs, et leurs combats portent le fer au cur de la citadelle capitaliste.
Propos recueillis par Hervé Le Corre
* Journaliste. A publié : La marmite, éditions Jean-Claude Lattès, et, tout récemment, Femmes en marche, éditions Le temps des cerises.
(1) Keith Dixon : Les évangélistes du marché, Ed. Raisons dagir. (ndlr).
On ne trouvera pas ci-dessous de bréviaire révolutionnaire « clés de lavenir en main », mais de stimulantes réflexions et propositions qui aideront sans aucun doute à élaborer les alternatives politiques qui font si cruellement défaut.
Le Passant : On parle beaucoup de mondialisation, de lutte anti-mondialisation, à laquelle il conviendrait dajouter ladjectif « capitaliste », et lon constate de plus en plus que les cadres nationaux ne sont pas toujours pertinents, que la lutte doit aussi se mener au plan international. Compte tenu de votre expérience de députée européenne, comment envisagez-vous cette problématique de lutte et de réflexion mêlées, dans la mesure où les peuples sont tenus à lécart de la construction européenne, et, dune façon générale, de lensemble des institutions internationales ?
Aline Pailler : Dabord, ce qui ma choquée, cest la pratique systématique du double langage par les pro-européens les plus convaincus, à savoir les socialistes, les verts et la droite, adeptes entre eux du consensus permanent avant même que ne soient menées les réflexions et les batailles et qui se retrouvent de la sorte unis sur toutes les grandes orientations prises contre les peuples et les droits sociaux.
Ce double langage consiste, chez les socialistes, à mettre sur le dos de la Commission européenne, des fameux eurocrates de Bruxelles, tout ce qui peut nous arriver de pire en matière de régressions sociales et de reculs des droits de lhomme. Or, il faut bien savoir que la Commission initie et propose le plus souvent à la demande du Con-seil des ministres européens. Les mesures quelle préconise sont dabord le fruit dinstructions précises quelle reçoit, finalement, de lémanation directe des gouvernements nationaux qui, en dernier ressort, prennent les décisions et les mettent en application. Cette attitude systématique du double langage, qui confine au mensonge, est dangereuse pour la démocratie parce quelle empêche ou gêne le combat : comment lutter quand on ne sait plus contre qui on lutte ? Or, les premiers responsables sont les gouvernements, issus délections, partout en Europe. Ils ne font que se dédouaner sur la Commission quand ça va mal et devient ainsi le tir des critiques.
A titre dillustration, je ne donnerai quun exemple : le travail de nuit des femmes. La directive ne concernait pas le travail de nuit mais visait à supprimer la discrimination, positive ou négative, entre hommes et femmes. Elle affirmait que la loi devait être la même pour toutes et tous. Quest-ce qui nous empêchait, en France, dêtre conformes à la directive en interdisant le travail de nuit pour tous, quitte à ne le maintenir quà titre dexception en lencadrant de mesures sociales (primes, abaissement de lâge de la retraite, etc.) ? Il est donc faux de dire que lEurope a autorisé le travail de nuit des femmes ; cest bel et bien le gouvernement de gauche plurielle qui a choisi cette voie.
On voit bien que cette manipulation permanente est dangereuse car elle fabrique du fatalisme (on ne peut rien faire, cest plus fort que nous) et du nationalisme, du repli sur soi. On démobilise parce que les gens ne savent plus contre qui ou quoi se battre. Du coup, qui est anti-européen ? Ceux qui pratiquent de la sorte et font ainsi détester sans discernement le mot même dEurope ou moi, par exemple, qui milite en faveur dune Europe pour et par les peuples ?
Pour ce qui est des luttes, on voit bien ici que le cadre national reste pertinent pour les révoltes, les protestations, les propositions, mais on ne peut pas perdre de vue que de plus en plus de compétences échappent aux Etats pour devenir, au moins, européennes, mais que les Etats sen défont volontairement, méthodiquement.
Par exemple, le traité dAmsterdam prévoit quà partir de 2005 la politique dimmigration relèvera de la compétence de lEurope. Mais ce traité, comme les autres, par qui a-t-il été préparé, négocié, rédigé, sinon par nos gouvernements ? Comment pourront-ils dire ensuite « cest pas nous, cest lEurope » alors quils auront patiemment construit, par leur politique actuelle, cette Europe-là ? Contre qui lutter alors si ce nest contre ces responsables politiques que le vote des Français a portés au pouvoir ?
Il est inutile de préciser que mon but nest pas de protéger la Commission européenne. Les commissaires ne sont dailleurs pas intouchables, jen veux pour preuve laffaire Edith Cresson, qui a amené le Parlement européen à dissoudre la Commission et à renvoyer les commissaires. Cest dans ses attributions, encore faut-il quelles soient mises en uvre. Pour cela, il faut que les peuples dEurope sachent quil existe un certain nombre doutils démocratiques ô combien perfectibles qui ne sont pas utilisés, quils ne connaissent donc pas, puisquon se garde bien de les leur faire connaître, tous partis confondus.
Pour finir sur ce sujet, on se gausse en France du manque de démocratie des institutions européennes, mais quen est-il ici ? Quelle démocratie est en place ? Quels sont les pouvoirs du Parlement ? Sur les questions budgétaires, par exemple, ses attributions sont plus faibles que celles du Parlement de Strasbourg. Il y a bien une crise de la démocratie dans toutes les institutions politiques, et jai peur que la lutte anti-mondialisation, telle quelle se pratique en ce moment, ne con-tribue à effacer encore plus les responsabilités nationales ou européennes. Il faut mener cette lutte contre la mondialisation capitaliste mais ne jamais oublier la lutte concrète, ciblée, dans le cadre de chaque pays et de lEu-rope. Sans quoi, on se noierait dans un combat inefficace parce quil négligerait de sappuyer sur les leviers nationaux et européens.
La lutte anti-mondialisation deviendrait à vos yeux trop symbolique ?
À certains égards, oui. Dailleurs, les tenants de la mondialisation, parmi lesquels nos gouvernements, qui ont mis, ou laissé se mettre en place le pouvoir mondial capitaliste ne sy trompent pas puisquils nhésitent pas à se rendre aux contre-sommets ! Voir un Chevènement à Porto Alegre cest scandaleux, cest une véritable provocation ! On devrait le virer, ce nationaliste qui, lorsquil était ministre, a promulgué la loi RESEDA sur limmigration, qui a réprimé avec violence les mouvements des sans-emploi, des sans-papiers, de tous les sans...
Donc, attention à une lutte trop généraliste, trop symbolique qui ne fixe comme objectif que la régulation du marché capitaliste, facilement récupérable par ses adversaires, qui ne se fonderait pas assez sur les luttes quotidiennes des gens dans chaque pays.
On a parfois limpression que ces grandes manifestations contre les sommets du G8 ou lOMC, pour utiles et massives quelles soient, ont tendance à se substituer à des mouvements sociaux qui ont du mal à démarrer, ou à se coordonner, dans nombre de pays.
Oui, car où voit-on ces foules quand il sagit de manifester en faveur des sans-papiers, sur lemploi, ou contre le PARE, qui est passé quasiment comme une lettre à la poste alors quil aurait dû entraîner une levée de boucliers ? Des acquis sociaux essentiels sont pulvérisés et on na pas eu le début dune mobilisation dampleur. Noublions pas que les réunions du G8, par exemple, ne sont que des vitrines des mesures prises par chaque gouvernement ; on compare, on se concerte, on se réjouit daller tous dans le même sens, mais les décisions le plus souvent sont déjà prises ou en cours délaboration.
Comment expliquez-vous que ce lien entre les luttes nationales et internationales ne se fasse pas, ou peu ? Tiédeur ? Incompréhension des appareils politiques et syndicaux ?
Au moins de la tiédeur, pour ne pas parler de complicité objective, comme on dit, du PCF, par exemple, qui na pas dautre perspective, aujourdhui, que sa participation au gouvernement de Lionel Jospin et sa soumission à lhégémonie social-démocrate. Cest tragique de le voir privé ainsi de perspective, parce quil ne réfléchit plus depuis des années à une alternative crédible, et par là à son autonomie. Dans les manifestations auxquelles il participe massivement celles quil a organisées, en fait , il sen prend exclusivement au patronat sans oser attaquer le gouvernement, incapable den infléchir la politique, contrairement à ce quil affirme, ou alors tellement sur les marges que ça ne vaut pas la peine dy perdre son âme et son organisation.
Au plan syndical, Bernard Thibault soppose au PARE pendant les discussions avec le MEDEF puis en signe la convention de gestion, ce qui, en vertu de larticle 4, vaut acceptation du plan. Pendant ce temps-là, quelques syndicats CGT (chômeurs, spectacle) dénoncent le PARE devant les tribunaux, et protestent contre la signature du secrétaire confédéral. Mais on est complètement isolé : jai écrit une lettre ouverte à B. Thibault, mais elle na été publiée nulle part. On est bien face à un affaiblissement des capacités de révolte et de mobilisation.
Comment, dès lors, entraîner des gens à se syndiquer, avec tous les risques que cela comporte (on est dans une phase aiguë de criminalisation de laction syndicale) si cest pour des discours ou des batailles aussi tièdes ? On parle et cest réel de crise du syndicalisme. Mais cette crise, doù vient-elle ? Elle ne nous est pas tombée dessus sans coup férir, elle nest pas une évolution « naturelle », spontanée, du rapport de forces ! Certes, elle se produit dans un contexte difficile, peu favorable à la lutte, mais il faut aussi examiner les responsabilités de ce reflux dans les appareils syndicaux et politiques. Ce nest pas toujours la faute des autres ou à pas de chance.
Vous posez-là la question des contenus politiques. Votre parcours personnel vous conduit dun compagnonnage actif auprès du PCF, dont votre mandat de députée européenne a été laboutissement, à un rapprochement avec la LCR, puisque vous avez conduit à Toulouse la liste « 100% à gauche » lors des dernières municipales. Entre lun et lautre, de lun à lautre, comment vous situez-vous ? Leurs militants partagent bien des combats communs, des valeurs communes. Or, aux présidentielles, on va se retrouver avec plusieurs candidats « de la gauche de gauche », pour parler vite, et on va tout droit vers un éparpillement des énergies et des voix. Comment faire vivre aujourdhui la radicalité politique ?
Dabord, je voudrais distinguer les militants de leurs partis même sils sont aussi responsables de la ligne de leur organisation. Ils sont souvent déçus ou désemparés devant la politique menée par la gauche plurielle, comme en témoigne la présence sur la liste « 100% à gauche » de communistes en rupture ou encore membres du PCF, mais aussi de socialistes.
Ensuite, sur le mot radicalité : je trouve le mot « radical » très beau parce quil renvoie à la racine, et je pense quon ne peut pas mobiliser les gens si ce nest pas sur des questions importantes, graves, qui prennent les choses à la racine. On ne peut plus se contenter de discours de façade, creux. Les gens veulent quon donne du souffle, des perspectives, et ne se satisfont plus dun aménagement du quotidien. Quand on sétonne de la baisse du « moral des ménages », cest moi qui métonne. Car enfin les gens ne sont pas stupides : ils voient bien que les perspectives quon leur propose ne sont pas celles dun progrès pour le plus grand nombre mais aboutissent à lamélioration du sort dune minorité. On a fait mine de se réjouir du « retour de lemploi ». Mais de quels emplois sagit-il ? CES, CDD, emplois-jeunes, intérim, bref, toutes les formes de précarité quon connaît, mais aggravées, avec des salaires misérables et sans garanties statutaires. Ce constat, la population le fait chaque jour.
Pour moi, un parti qui ne remet pas en cause radicalement, à la racine donc, ce choix de société, nest plus en mesure de faire sortir les gens de lindividualisme dans lequel ils se réfugient. Il faut un élan.
Pour ma part, je nai pas changé. Quand je suis partie avec le PCF, je croyais encore quil voulait et pouvait faire entendre une autre voix (je crois quil en a encore la capacité, mais quil ne le veut plus), ouvrir des perspectives, édifier, par sa stratégie douverture, un grand parti vraiment à gauche. Je me suis trompée. Et je ne me suis pas radicalisée, je pense toujours les mêmes choses, et je me lie avec des gens qui me semblent être sur ces bases-là.
De plus, cette liste toulousaine « 100% à gauche » sest faite dans un esprit douverture, avec des gens venant du mouvement social, ATTAC, MRAP, etc. Je me suis sentie à laise dans cette démarche. On ne ma pas demandé dadhérer ce qui marque un changement.
Là où je me pose des questions, cest sur les présidentielles ; il me semble quon aurait pu mais sans doute est-il trop tôt continuer ce qui avait été initié lors des municipales : montrer quon pouvait penser lémergence dun grand parti de gauche et agir pour ça. Hélas, ce nest pas la voie qua choisie la LCR, qui sest dabord accrochée à lunion avec Lutte Ouvrière et qui, devant le refus, a choisi de présenter son propre candidat. Certes, il est jeune, il appartient à la nouvelle génération, mais cela nous ramène à un politique de parti qui ne cherche pas à fédérer au-delà.
Et puis, nos institutions républicaines semblent un peu au bout du rouleau, mais les Français ne sen aperçoivent pas encore. Je trouve quon a mieux à faire quà sépuiser dans une campagne présidentielle qui, au mieux, servira de tribune à quelques idées intéressantes, à condition quelles parviennent à franchir le mur de médias complètement noyautés, aseptisés, où dominent très largement les centristes, voire les journalistes de droite ou dextrême droite, pratiquement, comme Bilalian, sur France 2, qui va remplacer Claude Sérillon, jugé trop incontrôlable, malgré ses sympathies socialistes. Cest dire où on en est ! Certes, on laisse encore ouvertes quelques rares fenêtres, par exemple à Radio-France, mais ce sont plutôt de confortables alibis.
Dailleurs, cette campagne semble déjà balisée, bétonnée : on ne parle que de trois candidats, Chirac, Jospin et Laguiller. Les autres auront quelques miettes, quelques minutes. Du coup, on aura beaucoup de mal à faire passer nos idées, ce sera épuisant et ruineux.
A vous écouter, on a limpression dun certain pessimisme : des alternatives qui peinent à commencer de se construire, un PCF qui manque à tous ses devoirs, une LCR qui pratique une radicalité un peu fermée, des médias quadrillés. Que faire ? On parlait tout à lheure de fatalisme : comment, alors, sempêcher de baisser les bras ?
Mon constat est plus réaliste, lucide, que pessimiste. Il est le produit dune analyse, et non de je ne sais quel découragement, même sil est négatif. Je constate simplement que, dans le combat opposant le capitalisme et ses tenants aux idées de progrès et de justice, pour aller vite, ce sont les premiers qui mènent aux points, assez largement. À telle enseigne que les socialistes se sont laissés gangrener par les valeurs et lidéologie des intérêts financiers pour devenir de parfaits sociaux-démocrates sans états dâmes. Ces renoncements ne se sont pas faits, là non plus, par quelque glissement naturel ou fatal : ils sont le résultat de cursus universitaires, de clubs de réflexion, les think tanks analysés par Keith Dixon1. Rien que de très conscient et volontaire là-dedans.
Jajouterai quà la limite, plus je fais une analyse réaliste/négative, plus je me donne lénergie pour trouver les idées, les institutions, les lieux pour me battre. Ce peut être Copernic, ou des revues, comme vous, le Passant, ou Vacarmes, ce sont des gens proches de la LCR, ou ATTAC, ou dautres. Il faut voir ce qui, dans cet ensemble disparate, éclaté, fait sens, et essayer délaborer des perspectives.
Le problème, cest léparpillement de ces réseaux, qui saccordent assez facilement sur les constats, mais se divisent sur les propositions alternatives.
Ils se divisent parce quon na pas encore atteint un niveau de mobilisation assez élevé. Il ny a pas, en quelque sorte, de « masse critique » capable de faire taire les logiques dappareils. On nest pas assez nombreux, on sépuise souvent à travailler dans plusieurs associations. Mais bon, pour linstant, je préfère mépuiser à ça que dans une campagne présidentielle.
Je crois quil faut repartir à la base, auprès des gens, dans les cages descaliers, les cours dimmeubles, les entreprises, etc. Je lai expérimenté dans les campagnes électorales européenne et municipale, cest possible et efficace. Ce travail de terrain ninterdit pas, évidemment, de forger des idées, de trouver de nouvelles voies ; cest même de cela quelle pourront sans doute émerger.
Vous avez tout à lheure fait allusion à une question qui vous tient à cur, et dont lEurope va semparer dans les années qui viennent, cest limmigration. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Dabord, il y a une notion, présente depuis 92 avec une déclaration du Conseil, qui est la « préférence communautaire en matière demploi », mise en vigueur par des gouvernements socialistes pour la plupart, établissant un lien direct entre chômage et immigration. On est là sur le terrain idéologique de lextrême-droite. Or, même lOCDE, qui nest pas précisément révolutionnaire, a toujours dit quil nexistait pas de corrélation directe entre le taux de chômage et limportance de limmigration. On aurait pu sattendre de la part de gouvernements « de gauche » à une approche disons plus humaniste de cette question. Il nen est rien, au contraire, on reprend les mensonges et les présupposés racistes et xénophobes du Front National. Rappelons-nous les charters quEdith Cresson se proposait daffréter : cela résume, par la caricature, la façon dont les dirigeants européens envisagent le sujet.
De plus, se préparent en ce moment des mesures pour laccueil des immigrés selon des quotas. Quotas nationaux, mais surtout quotas établis en fonction des critères professionnels, en fonction de la demande des différents secteurs dactivité. On fera venir des informaticiens dAsie, par exemple, pour combler dans cette branche les déficits en main-duvre qualifiée. Ce qui se passe en ce moment pour les infirmières se produira massivement dans dautres secteurs professionnels. Et peu importe quon pille ainsi les pays de départ de leur « matière grise ». On prétend que des mesures dassistance et de coopération spécifiques seront appliquées, mais on sait bien que ce genre dengagements à légard des pays du Sud ne sont jamais tenus.
De sorte quune nouvelle forme de racisme apparaîtra, déjà induite par ces décisions de nos gouvernements : il y aura le « bon » immigré, déclaré utile à léconomie, quon intégrera éventuellement, et le « mauvais », fuyant comme toujours la misère et les persécutions, condamné à lopprobre et à la clandestinité, expulsable à tout moment.
On en revient aux plus terribles traditions de lesclavagisme, du temps où lon allait chercher des Africains pour la prospérité des puissances coloniales. Cest une régression aux stades les plus brutaux et primitifs du capitalisme.
Dailleurs, à titre dillustration, nous préparons au Conseil économique et social un rapport sur ce problème, et nous auditionnons des conseillers et des chefs de cabinets de ministres, dont ceux dElisabeth Guigou. Ils sont tout à fait sereins là-dessus : où est le problème ? Tout cela est normal, et sain ! Et si on leur oppose quelques arguments, ils ne savent plus quoi répondre...
Si ces questions me tiennent à cur, cest parce que les chômeurs, les sans-papiers, les sans-logis, de même que les détenus, bref, tous ceux qui sont exclus du champ social, interrogent le plus profondément, le plus crûment, les choix capitalistes qui sont faits. Raison pour laquelle on tente de criminaliser de plus en plus laction en leur faveur, encore plus violemment que laction syndicale, ce qui nest pas peu dire.
Tout est fait pour que ces questions sans détours, cette souffrance brute, portées par ces gens, ne puissent sexprimer, parce quon craint quelle provoque des mobilisations trop fortes et trop radicales. Comme à Marseille, où le mouvement des chômeurs, avec Charles Hoareau, a fait la jonction avec tous les autres mouvements de « sans ». Ils manifestent ensemble, se battent sur les mêmes objectifs. Evidemment, cest très dangereux, y compris pour les petites stratégies des partis de gauche et des syndicats.
Vraiment, pour conclure sur une note combative, donc optimiste, je crois vraiment que cest dans ce type de luttes que se trouve le nerf du mouvement social afin que surgissent certaines réponses alternatives. Elles ont toutes les raisons de converger, entre elles, et avec dautres secteurs. Contrairement à ce quon laisse croire, leurs intérêts sont communs, et leurs combats portent le fer au cur de la citadelle capitaliste.
Propos recueillis par Hervé Le Corre
* Journaliste. A publié : La marmite, éditions Jean-Claude Lattès, et, tout récemment, Femmes en marche, éditions Le temps des cerises.
(1) Keith Dixon : Les évangélistes du marché, Ed. Raisons dagir. (ndlr).