Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
Imprimer l'article© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
Lettre de Don Quichotte à Don Juan
Je te réponds enfin, Juanito, après toute cette éternité. Le vieux Cronos avale la poussière des siècles sur nos habits froissés
Et nous faisons aussi partie de son festin ! Mais ne mesure pas mon affection à ce vertigineux retard... il ma fallu le temps daiguiser mes phrases, moi qui veux des mots tendus comme un éclair de foudre !.. Depuis, quelques-uns dentre les hommes mont occupé en poursuivant la quête, je les ai suivis de près. Manque de lumière, aussi, au fond de ce trou où dorment désormais les héros que nous ne sommes plus
Jai longtemps dormi sous les étoiles, tu aurais dû en faire autant. Fallait rester dehors, Don Juan
On voit mieux le ciel !
Comme tu vois, la carne a de beaux restes Lentame est-elle à ton goût ? Piment sur le sucre, glace sur le feu, un peu de distance, un pas de côté, lacier sur le velours ! La lance de Télèphe blesse et guérit en même temps ?.. Eh bien je veux écrire comme ça. Même si lHistoire débite nos oripeaux, il nous reste encore assez de gloire pour le plaisir de se lire. Nous ferraillerons plus tard Ton épée contre mes points de suspension.
Comment te portes-tu, camarade ?.. Bien ?.. Tant mieux ! Il est vrai que lheure est calme pour toi aussi, aucun doute là-dessus. Les temps ne sont pas très intéressants, pour nous (voilà au moins quelque chose que tu maccorderas !). Ce monde est tellement ciel de traîne ! On dirait, vu dici, que les hommes se sont enveloppés de brume, quils marchent les épaules basses et le front plat. Je ne les entends même pas gémir. Regarde-les qui se débattent doucement, la peur sans doute de senfoncer davantage : certains déjà ne respirent plus. Plisse tes yeux, observe que peu dentre eux se dressent. On dirait bien quils ne le savent plus. Ah, nous avions espéré mieux que cette multitude à genoux, le regard fasciné par le simulacre des vitrines vomissant leurs marchandises colorées, ces curs au souffle court Qui ose encore crier à perdre haleine ? Tu ne me contrediras pas : si lon na toujours que ce que lon mérite, cette foule de chattes et de rats ne vaut pas une seconde de peine. Veux-tu que je te dise ? Nous navons servi à rien !
Pour moi, qui ne suis quune « figure » triste, disent les ignorants qui confondent duende et saudade la sentence est déjà rude. Mais pour un « mythe » comme toi, quelle épreuve ce doit être !.. Peut-être me lira-t-on encore dans les temps futurs, pour le style, mais toi, dont limage dépend moins des mots quil a fallu pour técrire que des frissons quon avait dimaginer tes aventures, quel effet cela fait-il de devenir un désert ? Je me moque tendrement, camarade, bientôt lon effacera complètement et la « figure » de Don Quichotte et le « mythe » de Don Juan. Ou plutôt non. Personne ne prendra cette peine. Nous nous évanouissons doucement de la mémoire des hommes. Nous sommes faits dune encre que lon ne trouve plus. Ici sont nos derniers instants, avant que lon ne parle plus de nous, pantins ridicules et poussiéreux dans les foires à la brocante de ces créatures sans épaisseur que sont les hommes de maintenant. Nous étions faits dombre, mais leurs écrans qui ne séteignent jamais ont annulé la nuit qui nous était propice. Ils nont que ce quils méritent : un monde à leur stricte dimension.
Peut-être suis-je un peu trop amer en débutant. Je ne voudrais pas que ma lettre te tombe des mains par excès de lourdeur. Ne pas peser sur le monde, camarade, ne rien faire qui nous ramène vers lici-bas, voilà quelques saines résolutions. Passons à dautres considérations, de peur que nos plaintes nous étouffent. Au moins disparaîtrons-nous tête haute. Je ne voudrais pas que la mort fige sur nos visages ces rictus horribles quon ne voit quaux suppliciés de leur siècle de massacres et de dévastation. Ne pas leur ressembler, parce quils ne veulent plus de nous, voilà bien le meilleur de ce que nous pouvons encore faire. Ce qui nempêche quelque juste colère de temps en temps Il faut bien ne pas être dupes, même si nous sommes impuissants !..
Un temps
Tu naimes pas ce mot ?.. On te la pourtant reproché, et de fameux interprètes ! Il est vrai, mon ami, tu leur as posé plus de problèmes que moi ! Honneur à toi ! Une bibliothèque entière, études, essais, drame, théâtre, opéra ! Les hommes sont si heureux de trouver des clés, comme ils disent ! Mille et trois femmes tournent autour de ton habit brodé, et pas une seule de baisée ! Avoue quil y a de quoi se poser des questions, et même de quoi inventer des réponses ! Aujourdhui, ils sont persuadés que tu ne peux rien, si tu veux tout. Ils ont le couteau « économe », le calibre « moyen » et la raison compassionnelle ! Rien qui dépasse ! Rien qui foudroie ! Le cul dans la graisse de soi ! Et tu voudrais les combattre ? Fallait laisser des preuves, mon pote, comment veux-tu que lon te croit ? Du sang sur les draps, quelque part une que tu engrosses de toi, mais non, ya rien dans ta lignée, pas un brin dADN pour te perpétuer ! Fallait faire comme moi, Juanito, y penser toujours et nen parler jamais. Mettre une femme là-haut, en étendard, mais loin, la Dulcinée, assez pour ne jamais latteindre, ça permet de marcher insouciant, personne pour faire les comptes et tous de tadmirer !
Quelle existe ou pas na aucune importance ! Chacun sa vierge Béatrice que dailleurs Dante na jamais touchée Mais, plus tard, les sept enfants quil a eus de Gemma nétaient pas faits que de littérature ! Tu vois bien, ce qui danse, ce qui met les hommes en transes, cest pas de faire, cest de rêver. Et les voilà jaloux qui tont cherché querelle, fallait pas séduire sans tintroduire !
Bueno, changeons dallure, à galoper si vite je vais fatiguer la Rossinante qui me sert de monture. Jai lesprit vagabond à vouloir trop te dire et tu naimes rien tant que la logique exacte de la géométrie Ce qui ne tempêche pas de croire au diable que tu défies. Car tu y crois toujours nest-ce-pas ? Tu as peut-être raison Chi lo sa ?
Jen viens à mes malheurs, si tu permets. Les hommes pressés disent que je suis triste, mais qui dira au vrai la fatigue qui courbe mon dos ? Maintenant, camarade, jarrive à faire craquer chacun de mes os. Un par un. Je pourrais les compter, deux et deux font quatre Sganarelle et quatre et quatre font huit Sancho, huit et demi, et combien dans mon squelette, quand jirai pour de bon au tombeau, quand personne ne me lira plus ? As-tu comme moi un os de la mémoire, celui qui traverse le front et sert de corde à linge pour y suspendre, comme les femmes rondes font à Naples, nos beaux habits fanés danciens seigneurs intermédiaires ? Devines-tu dans lombre ta face et ton profil, cherches-tu quelque trace de lune sur chacun de tes ongles ? Vois-tu lil borgne de la licorne qui guette nos pas denfant sur le sable des dunes, quelque part vers le lieu où tous les souvenirs se mêlent ? Quest-ce quil te reste, Don Juan, pour accrocher au corsage des femmes ? Trois fleurs de mépris et deux morsures sur leur cou de cire ? Le Temps a effacé sur nos paupières la parade nuptiale de ceux qui nous ont créés. Le vent sengouffre aux jointures rouillées de mon armure de barbier et les soldats du Commandeur se sont déguisés en statues de marbre pour griffer la mémoire des hommes au moment de ta mort... Jai mal partout, camarade, jaurais dû garder la petite brune qui voulait me soigner Tu sais, elles veulent toutes soigner. Une te blesse et lautre te nettoie, cest le pacte, cest la loi. Et nous allons de leurs ventres à leurs ventres, une fois dedans, parfois dehors, dis-moi par exemple où revient cet imbécile dUlysse, tout ça pour se reconnaître dans les yeux morts de son chien ! Nous faisons tous le voyage retour dès le départ.
Finissons-en ! La finitude lami, finissons-en ! Il est temps de senvoler pour de bon ! Mes genoux sentrechoquent et mon bras tremble parfois, le corps quon ma donné devient un sac dosselets ! À bas la mort qui savance ! Toi, tu las voulue comme un enfant, cest peut-être pour ça que les hommes taiment tant ! Eux aussi écarquillent les yeux quand ils comprennent quon peut brusquement ne plus être là. Ils ny croient pas, au fond, chacun se dit quil sera sauvé, parce que cest lui, parce que sa mère est à ses côtés, et ils tendent la main vers le sein laiteux de leur mère. Combien pour résister à la peur ? Combien pour devenir, à leur tour, un dans la longue chaîne quils forment tous, depuis la nuit des temps ? Nas-tu pas compris, mon Juanito, que la fin se donne en même temps que le commencement ? Toujours ? La seule façon de desserrer le piège est dengendrer sa propre mère, devenir le père de sa mère et renverser lordre apparent des choses. Saint-Bernard la dit et, ma foi, cest difficile à comprendre, mais que celui qui renonce finisse brûlé vif dans le buisson de ronces que le délire de Moïse alluma sur le Mont Sinaï !
Il faut devenir lengendré de celles qui nous ont engendrés, être à soi-même son propre horizon, ne jamais revenir. Ne jamais vouloir revenir au ventre chaud doù nos mères nous ont sortis. Il ny a désormais plus de pères, Don Juan, quun troupeau de fils bêlant à la recherche de la douce mamelle. La nuit fait peur, le vent fait peur, marcher seul fait peur.
Quand tu tes dressé devant le Commandeur, mais tu étais ridicule, tu annonçais déjà les hommes daujourdhui qui contemplent les yeux vides leur propre néant. Ils sont entourés dimages pieuses, de fétiches, de gris-gris cathodiques, et se pavanent dans les rues avec leur numéro de spectateur tatoué sur le front, en permanence prêts pour la prochaine représentation. Et sils manquaient quelque chose ? Et si un jour il ny avait rien à voir ? Tu leur as montré le chemin des défis imbéciles, parce que la mort nest pas un jeu mais quelque chose comme une nécessité de la vie même. À quoi tas servi la bravade ? À perdre, Don Juan, et personne na vraiment compris que tu nétais là que pour perdre. Dommage. Tu nas rien à dire ici pour ta défense que cette hystérie de la course et la sculpture délicate du dernier geste, et là encore, te voilà comme ces femmes hurlantes quon voit dans les noirs cortèges qui vont au cimetière. Il est juste que le théâtre ait permis tes premiers pas dans lunivers des hommes, puisque le jeu est ce qui te donne lillusion dexister. Mais les femmes que tu as séduites sont devenues depuis longtemps des ventres pour dautres hommes et transforment ton souvenir en figure sucrée, comme on écrase une fleur entre les pages dun livre pour mieux la garder. Au-dessus de leurs hanches, le temps a arrondi lamphore, tes bras nencercleront plus leur taille, elles nont jamais été à toi, qui prétendais laisser une empreinte de feu dans leurs yeux noirs. Regarde, regarde mieux, comme les hommes te voilà sur les chemins de la mort que tu nas pas su vaincre. Et je prétends que là-dessus je vaux mieux que toi. Je nai jamais pensé que quelque chose pût finir, en tout cas pas ma course à travers les montagnes, pas les rencontres qui mattendaient dans ces villages poussiéreux où les mouches tournent autour des cadavres de quelque mouton, pas non plus la lutte que je poursuis pour que le monde soit ce que je veux quil soit.
Le bout du monde est encore loin.
Le bruit du monde
Demain.
Je rêve encore, et ce rêve memmène au-delà de la poussière âcre et rouge du sol où je suis né. Je me dépasse, quelque chose en moi ne restera jamais prisonnier, il y a du vent dans ma tête. Jaime le vent, Don Juan, qui joue dans les trous de ma cape en toile de jute. Mes cheveux, que je nai pas coupés ? Etendard. La barbe qui descend sur ma poitrine servira à tresser la corde pour me pendre. Quils choisissent un pin, sil sen trouve, là comme un point dexclamation, larbre que jaime parce quil a lélégance de laisser voir le ciel, à travers. Je protège mes mains par des gantelets déchirés aux jointures, mes jambes se fatiguent sous le métal trop lourd de cette armure, jai mis sur ma tête un plat de barbier trop grand, on dirait un de ces anciens chevaliers des temps de plomb, mais la paille qui sort de mon front me donne lair dun vieil épouvantail.
Jimagine un aigle peint sur ma poitrine, mais un aigle aveugle ! Pourquoi ? Sans doute parce quil ny a plus rien à chasser dehors, quà lintérieur le foie de Prométhée. Plus personne pour prendre lair avec mon aigle et tourner là-haut, dans les nuages vides de lExtremadure Cest la première fois que les rats sont en sécurité sous le ciel dEspagne !
Quand les pierres des gaves asséchés me servent de repos, je dis à mon aigle dattendre, dattendre en espérant quun lièvre paralysé vienne se jeter dans ses serres. Ainsi disputons-nous aujourdhui le repas à ceux qui rampent par terre.
Dommage pour lhistoire, Don Juan. Nous voilà deux épouvantails cloués au bord des routes rouges. Au croisement des vieilles croix de pierres et de bois, les paysans se signent tous les matins, et encore tous les soirs en passant devant. Nous naurons plus le privilège de sentir les grands corbeaux noirs se reposer sur nos épaules mélancoliques. Nous regardons marcher les hommes, par habitude, parce quil faut bien que leur lente procession de cloportes arrive jusquaux idoles quils ont dressées à lentrée de leurs villes. La guerre juste que je devais mener contre larmée des ombres, combien de fois me la-t-on reprochée ? Qui a jamais compris contre qui et pourquoi je me battais ? Je nai jamais cru aux ailes des moulins, aux maures, aux sarrasins. Tu sais bien, le plus bel ennemi est celui qui revient, qui tempêche de croire que tu peux vaincre, quenfin tu connais le lieu de ta conquête. Dis-moi, Don Juan, ne regrettes-tu pas davoir pensé que le monde était à toi, alors quon te la à peine prêté ? Jamais nom ne fut plus mal porté, camarade, le don, as-tu jamais su ce que cétait ?
Que deviennent ces trois syllabes dont tu étais si fier ? Comme un petit virus, je crois, un danger pour leur carte humanitaire, un risque dépidémie sil sen trouvait quelques-uns, comme toi, pour désirer tout ce qui nest pas permis, et la femme et la mère de ton voisin, et ne jamais mourir et ne jurer de rien. Même si cest le dernier de tes titres de gloire, que tu leur fasses encore peur, un peu, me ravit. On na pas si souvent loccasion de sourire, ici.
Et cette femme soumise, que tu avais épousée, te poursuit-elle encore en pleurant, priant Dieu que tu lui reviennes, quelle ait au moins un vrai mari ?.. Je crois que non, mon pauvre ami. Elvire a compris depuis longtemps : elle court devant, et cest toi qui maintenant gémis quelle veuille bien tattendre. Permets-moi de te dire, Don Juan : ou tu semais pour de bon Elvire, ou tu restais dans la couche quelle tavait préparée. Il nest jamais bon dêtre longtemps le point de mire.
Et encore, finiras-tu par payer ton valet ? Tu las laissé la main tendue, tu croyais quil te faisait signe, mais lui voulait son dû, le salaire que tu lui avais promis. Fallait-il que tu achètes un témoin ? Noblesse oblige, tu comptais sans doute quil se contente des miettes de ta particule, de ta considération domestique ? Désolé, mon bon, pendant que tu faisais festin de pierre, il a fini les fromages, lail et le jambon, il boit encore le vin de messe de ta triste liturgie. Ce nest pas en dette que lon garde ses amis. Et de toutes les provinces que je métais juré de conquérir, Sancho a eu sa part, moitié-moitié dun empire à venir. Cest mieux Je nai jamais gardé une seule figue pour moi. « Au contraire, si quelque chose en reste, après quon lui aura payé ce que je lui dois, qui est peu de chose, quelle soit sienne, et bon bénéfice lui fasse ». À dire vrai, je regrette : jaurais pu, aussi, partager Dulcinée. Mais, tu sais comme sont les hommes, il avait une femme et sans doute en avait-il assez.
Un temps
Je voudrais que laube approche. Viendra-t-elle jamais, pour nous ?
Jai les pieds sales et je marche avec toi sur la route qui nous emporte vers le néant. Tu sais que relire mennuie ? Tant mieux ! Je naime pas cette impression dinstruire ton procès. Jai dit ce que javais à te dire, mais je ne suis plus tout à fait aussi sûr de mon fait : il se peut que jefface mes phrases, que je mapitoie Veux-tu savoir pourquoi ? Si cest toi que je vise, camarade, la blessure est pour nous deux. Au dîner que donnent tous les diables, Juanito, chacun est invité !
Je ne tarderai pas à te rejoindre dans lombre sil ne se lève pas, quelque part dans le monde, un homme fou pour les autres hommes. Un seul visage de fièvre, et jexiste encore ! Un combat inutile, une lutte à cent contre cent mille, le sourire dun ange, et je serai là. Dire, nous à côté de cette femme qui crie, de cet enfant à qui lon a ouvert les entrailles, de ceux qui traversent tous les déserts. Ah, voir le soleil de profil ! Déchirer nos images, sculpter dedans nos yeux la peur que nous avons des marécages, abolir ce vieux monde, imparfait du subjectif ! Être à hauteur dhomme, vivre accordé ! Mais aussi tuer ce qui nous tue, affronter les dompteurs despérance, dénoncer les vipères comptables, les murènes cyniques, les équarrisseurs de phrases, les évaluateurs dexistence ! Résister aux éventreurs de rêves, à la meute qui se venge de nos promenades solitaires ! Quil se lève un insaisissable ! Puis un autre, et une autre encore ! Que viennent un magicien secret, une louve têtue, des hommes et des femmes debout ! Combien dentre nous qui avançons, et en se croyant seuls, sans savoir que dautres construisent la même planète éphémère ! Je ne tiens quau fil de ces souffles-là, Don Juan. Celui qui renonce, cest toi. Mais lombre gagne. Si plus personne ne dit non, cen est fini de moi.
Tu vois, je suis souvent entre deux feux : je veux celui qui embrase le monde et je crains, en même temps, ce qui me réduira en cendres. Parfois, la nuit, il marrive de croire que je me suis trompé. Les hommes se sont piétinés, humiliés, la terre est rouge des cadavres quils ont oubliés, tant de guerres aveugles, tant de meurtres le long de leurs frontières ! Ils ont massacré des enfants en tendant leur peau pour fabriquer des abat-jour, forcé le ventre des femmes en le bourrant de paille avant dy mettre le feu, coulé des corps vivants dans les piles dun pont, et je devrais toujours me battre ? Depuis le temps que je parcours le monde, jai mal aux hommes. Je les vois qui dansent à la mort autant que toi, qui hurlent leurs imprécations blafardes contre le ciel au lieu daimer la terre quils ont sous leurs pieds. Cest encore le temps des dévots hypocrites, des prières, des gardiens de lordre den haut, des vies que lon achète, des mains attachées au fusil pour protéger de pitoyables trésors. Et je devrais encore lutter ? Je suis fatigué, Juanito, dêtre celui qui ne rentre jamais chez lui. Que dautres viennent et nous remplacent, puisque nous ne sommes plus rien pour ceux de maintenant. Quimporte, jaurais fait ce quil y avait à faire, qui peut en dire autant ?
Parfois, la nuit
Un long temps
Mais non, quelque chose pousse encore vers lavant. Folie que de vouloir changer le monde, posent les doctes raisonnants, les taverniers à lauberge de la Sainte Résignation, les scrupuleux épiciers de la « nature humaine , comme ils disent Mais quelque chose toujours appelle, et je suis de ceux qui veulent entendre. Lil écoute, et loreille voit, sais-tu la couleur des voyelles et lodeur dune voix ? La folie, camarade, cest de ne croire que ce qui est là, de se satisfaire de ce quon nous a dit de faire : marcher droit, penser droit, mourir la tête la première ! Suivre la ligne, défendre sa ligne, ne pas écrire entre les lignes ! NE PAS FAIRE SIGNE ! Fou celui qui sarrête, qui réfléchit, qui cherche derrière le voile, qui fait le pas de trop, qui senvole vers linfini ! Fous ceux qui aident, qui partagent, qui aiment autre chose queux-mêmes ! Ne trouves-tu pas que je suis bien meilleur chrétien que toi ? Si jai horreur du blasphème, ce nest pas pour éviter de faire de la peine au ciel, cest quil est une arme de nain. Il ne suffit pas de jurer pour exister, il faut savoir ne pas remettre aux paradis des lendemains qui chantent le travail que nous avons à faire chaque jour. Cest le secret des enfants, le seul qui vaille, vivre maintenant.
À propos, comment va madame ta mère, mon beau gladiateur ? A-t-elle toujours ce sourire de madone impossible, cette douceur quand elle reçoit les mères gémissantes de celles que tu as séduites ? Feint-elle encore la colère en te voyant ? Sait-elle que tu as pris un matin le peigne de nacre qui retenait ses cheveux pour rembourser une dette de jeu ? Pour moi, je limagine fière, plutôt, guettant après ton bain, à la dérobée, le premier jour où ton sexe sest dressé La servante a reculé, laissant tomber la serviette chaude, mais elle na pas bougé, comme si rien ne se passait. Elle sest approchée, main dans tes cheveux, souffle dans ton cou, dernier baiser sur le front : baptême, bénédiction Tu pouvais partir maintenant, elle ne ten voudrait pas. Si ce que jinvente de ta mère est vrai, Juanito, mais le saurais-je jamais, tu as eu de la chance. Personne na jamais écrit la mienne.
Aujourdhui que le monde est aux femmes, peu dhommes sen vont, peu de garçons séloignent des nids de coton dans lesquels on les a bercés, les temps sont à la prudence, à lamabilité. Il ne faut pas se battre, il ne convient pas de disputer, lidéal est à la raison, à la douce lenteur, aux paisibles plaisirs de la proximité. Maudits soient ceux qui prétendent, ceux qui se séparent, ceux qui veulent aller vite, qui quittent la communauté ! La guerre quon leur fait, sans la dire, étouffe lentement ceux qui regardent ailleurs, à rebours du flot des processions familiales. Le monde sarrête à larrière-cour, même si la planète est transparente, simultanée. On trouve tout sur les étals du Marché, alors pourquoi courir au loin ? Et cest ainsi que les jeunes garçons ne sont plus des héros pour leur mère. Il ny a que des hommes de chiffons, bien rangés sur les étagères des maisons, qui attendent celle qui viendra, toute une vie, continuer à les protéger. Ils sassurent, se sécurisent, ne veulent pas quon les abandonne, ne prennent plus de risques, ils ont peur du danger, sauf au Spectacle, bien entendu. Dans leurs arènes, aux bords des scènes surchauffées, sur des gradins de pierre, des foules ahuries regardent, sur la piste, le simulacre des combats quelles ne sont plus capables de mener.
Je ne veux pas un monde de flammes, Don Juan, je ne dis pas que le plaisir soit de détruire, je ne suis pas meilleur quun autre en humanité, je sais seulement quil nest pas encore venu le temps darrêter de rêver. Sur quel enfer faudrait-il fermer les yeux ? Tu nas répondu que pour toi-même, satisfait davoir osé, repu de conquêtes, heureux de te savoir intelligent, inconscient dêtre bien né. Je préfère ceux qui sinventent une chevalerie. Jai quelquefois du mal à les rencontrer, voilà tout, mais savoir quils sont là est lunique raison qui me fait rester parmi les hommes. Tu nas pas eu de fils, sans doute aucun ami, dommage pour toi, mais à Don Quichotte, jy tiens, lespoir est encore permis.
Bientôt le moment de nous quitter, mon camarade. Je taperçois de plus en plus mal. Pourtant, en técrivant, jai cru un moment que tu pouvais, en quelque sorte, renaître, redevenir une histoire flamboyante, un désir secret Mais ces derniers jours sont décidément impitoyables : il se peut que je creuse simplement la tombe que tu nas jamais eue, et quaprès moi, on ne jettera plus une pelle de terre sur ton nom. Jaurais fait le dernier éloge funèbre, encore une entreprise que lon me reprochera.
Je ne ten veux pas, nous sommes faits presque, mais ce presque est tout, de la même façon. Quelques-uns ont dabord pris la plume, écrit notre histoire, chanté le refrain de nos exploits dencre et de papier. Dautres, pour toi, ont continué, avant que sassèche le courant et que ton univers ressemble à la caillasse aride que lon ma destinée. Au fond, il était temps. Ces dernières années, on a fait de toi une marionnette, un obsédé, un jouisseur pervers, que sais-je encore, un vrai dévot et un faux progressiste, et pire, un menteur, un traître à la cause de la Grande Confiance Mutuelle Holà, comme ils y vont ! Que dépithètes !..
Un temps
Les siècles mont à peine épargné. Ils mont mis quelque part entre chimère et imbécillité, quelques fois, on minterne, mais la plupart du temps, on se moque de mon inguérissable inutilité. Ce qui me fait peur, Juanito, cest quils réservent demain le même sort à tous ceux qui écrivent, qui peignent, qui inventent des couleurs jamais vues, des notes jamais encore entendues. Là sont les derniers moulins qui nous restent, et à tout enclore, à tout contrôler, si plus personne ne nous lit, finie la comédie !
Je vais masseoir sous un arbre, Don Juan, et, si un jour tu passes par là, sois le bienvenu ! À repartir, on sera peut-être quelques-uns, rien nest perdu.
Rien nest perdu.
Vale.
Comme tu vois, la carne a de beaux restes Lentame est-elle à ton goût ? Piment sur le sucre, glace sur le feu, un peu de distance, un pas de côté, lacier sur le velours ! La lance de Télèphe blesse et guérit en même temps ?.. Eh bien je veux écrire comme ça. Même si lHistoire débite nos oripeaux, il nous reste encore assez de gloire pour le plaisir de se lire. Nous ferraillerons plus tard Ton épée contre mes points de suspension.
Comment te portes-tu, camarade ?.. Bien ?.. Tant mieux ! Il est vrai que lheure est calme pour toi aussi, aucun doute là-dessus. Les temps ne sont pas très intéressants, pour nous (voilà au moins quelque chose que tu maccorderas !). Ce monde est tellement ciel de traîne ! On dirait, vu dici, que les hommes se sont enveloppés de brume, quils marchent les épaules basses et le front plat. Je ne les entends même pas gémir. Regarde-les qui se débattent doucement, la peur sans doute de senfoncer davantage : certains déjà ne respirent plus. Plisse tes yeux, observe que peu dentre eux se dressent. On dirait bien quils ne le savent plus. Ah, nous avions espéré mieux que cette multitude à genoux, le regard fasciné par le simulacre des vitrines vomissant leurs marchandises colorées, ces curs au souffle court Qui ose encore crier à perdre haleine ? Tu ne me contrediras pas : si lon na toujours que ce que lon mérite, cette foule de chattes et de rats ne vaut pas une seconde de peine. Veux-tu que je te dise ? Nous navons servi à rien !
Pour moi, qui ne suis quune « figure » triste, disent les ignorants qui confondent duende et saudade la sentence est déjà rude. Mais pour un « mythe » comme toi, quelle épreuve ce doit être !.. Peut-être me lira-t-on encore dans les temps futurs, pour le style, mais toi, dont limage dépend moins des mots quil a fallu pour técrire que des frissons quon avait dimaginer tes aventures, quel effet cela fait-il de devenir un désert ? Je me moque tendrement, camarade, bientôt lon effacera complètement et la « figure » de Don Quichotte et le « mythe » de Don Juan. Ou plutôt non. Personne ne prendra cette peine. Nous nous évanouissons doucement de la mémoire des hommes. Nous sommes faits dune encre que lon ne trouve plus. Ici sont nos derniers instants, avant que lon ne parle plus de nous, pantins ridicules et poussiéreux dans les foires à la brocante de ces créatures sans épaisseur que sont les hommes de maintenant. Nous étions faits dombre, mais leurs écrans qui ne séteignent jamais ont annulé la nuit qui nous était propice. Ils nont que ce quils méritent : un monde à leur stricte dimension.
Peut-être suis-je un peu trop amer en débutant. Je ne voudrais pas que ma lettre te tombe des mains par excès de lourdeur. Ne pas peser sur le monde, camarade, ne rien faire qui nous ramène vers lici-bas, voilà quelques saines résolutions. Passons à dautres considérations, de peur que nos plaintes nous étouffent. Au moins disparaîtrons-nous tête haute. Je ne voudrais pas que la mort fige sur nos visages ces rictus horribles quon ne voit quaux suppliciés de leur siècle de massacres et de dévastation. Ne pas leur ressembler, parce quils ne veulent plus de nous, voilà bien le meilleur de ce que nous pouvons encore faire. Ce qui nempêche quelque juste colère de temps en temps Il faut bien ne pas être dupes, même si nous sommes impuissants !..
Un temps
Tu naimes pas ce mot ?.. On te la pourtant reproché, et de fameux interprètes ! Il est vrai, mon ami, tu leur as posé plus de problèmes que moi ! Honneur à toi ! Une bibliothèque entière, études, essais, drame, théâtre, opéra ! Les hommes sont si heureux de trouver des clés, comme ils disent ! Mille et trois femmes tournent autour de ton habit brodé, et pas une seule de baisée ! Avoue quil y a de quoi se poser des questions, et même de quoi inventer des réponses ! Aujourdhui, ils sont persuadés que tu ne peux rien, si tu veux tout. Ils ont le couteau « économe », le calibre « moyen » et la raison compassionnelle ! Rien qui dépasse ! Rien qui foudroie ! Le cul dans la graisse de soi ! Et tu voudrais les combattre ? Fallait laisser des preuves, mon pote, comment veux-tu que lon te croit ? Du sang sur les draps, quelque part une que tu engrosses de toi, mais non, ya rien dans ta lignée, pas un brin dADN pour te perpétuer ! Fallait faire comme moi, Juanito, y penser toujours et nen parler jamais. Mettre une femme là-haut, en étendard, mais loin, la Dulcinée, assez pour ne jamais latteindre, ça permet de marcher insouciant, personne pour faire les comptes et tous de tadmirer !
Quelle existe ou pas na aucune importance ! Chacun sa vierge Béatrice que dailleurs Dante na jamais touchée Mais, plus tard, les sept enfants quil a eus de Gemma nétaient pas faits que de littérature ! Tu vois bien, ce qui danse, ce qui met les hommes en transes, cest pas de faire, cest de rêver. Et les voilà jaloux qui tont cherché querelle, fallait pas séduire sans tintroduire !
Bueno, changeons dallure, à galoper si vite je vais fatiguer la Rossinante qui me sert de monture. Jai lesprit vagabond à vouloir trop te dire et tu naimes rien tant que la logique exacte de la géométrie Ce qui ne tempêche pas de croire au diable que tu défies. Car tu y crois toujours nest-ce-pas ? Tu as peut-être raison Chi lo sa ?
Jen viens à mes malheurs, si tu permets. Les hommes pressés disent que je suis triste, mais qui dira au vrai la fatigue qui courbe mon dos ? Maintenant, camarade, jarrive à faire craquer chacun de mes os. Un par un. Je pourrais les compter, deux et deux font quatre Sganarelle et quatre et quatre font huit Sancho, huit et demi, et combien dans mon squelette, quand jirai pour de bon au tombeau, quand personne ne me lira plus ? As-tu comme moi un os de la mémoire, celui qui traverse le front et sert de corde à linge pour y suspendre, comme les femmes rondes font à Naples, nos beaux habits fanés danciens seigneurs intermédiaires ? Devines-tu dans lombre ta face et ton profil, cherches-tu quelque trace de lune sur chacun de tes ongles ? Vois-tu lil borgne de la licorne qui guette nos pas denfant sur le sable des dunes, quelque part vers le lieu où tous les souvenirs se mêlent ? Quest-ce quil te reste, Don Juan, pour accrocher au corsage des femmes ? Trois fleurs de mépris et deux morsures sur leur cou de cire ? Le Temps a effacé sur nos paupières la parade nuptiale de ceux qui nous ont créés. Le vent sengouffre aux jointures rouillées de mon armure de barbier et les soldats du Commandeur se sont déguisés en statues de marbre pour griffer la mémoire des hommes au moment de ta mort... Jai mal partout, camarade, jaurais dû garder la petite brune qui voulait me soigner Tu sais, elles veulent toutes soigner. Une te blesse et lautre te nettoie, cest le pacte, cest la loi. Et nous allons de leurs ventres à leurs ventres, une fois dedans, parfois dehors, dis-moi par exemple où revient cet imbécile dUlysse, tout ça pour se reconnaître dans les yeux morts de son chien ! Nous faisons tous le voyage retour dès le départ.
Finissons-en ! La finitude lami, finissons-en ! Il est temps de senvoler pour de bon ! Mes genoux sentrechoquent et mon bras tremble parfois, le corps quon ma donné devient un sac dosselets ! À bas la mort qui savance ! Toi, tu las voulue comme un enfant, cest peut-être pour ça que les hommes taiment tant ! Eux aussi écarquillent les yeux quand ils comprennent quon peut brusquement ne plus être là. Ils ny croient pas, au fond, chacun se dit quil sera sauvé, parce que cest lui, parce que sa mère est à ses côtés, et ils tendent la main vers le sein laiteux de leur mère. Combien pour résister à la peur ? Combien pour devenir, à leur tour, un dans la longue chaîne quils forment tous, depuis la nuit des temps ? Nas-tu pas compris, mon Juanito, que la fin se donne en même temps que le commencement ? Toujours ? La seule façon de desserrer le piège est dengendrer sa propre mère, devenir le père de sa mère et renverser lordre apparent des choses. Saint-Bernard la dit et, ma foi, cest difficile à comprendre, mais que celui qui renonce finisse brûlé vif dans le buisson de ronces que le délire de Moïse alluma sur le Mont Sinaï !
Il faut devenir lengendré de celles qui nous ont engendrés, être à soi-même son propre horizon, ne jamais revenir. Ne jamais vouloir revenir au ventre chaud doù nos mères nous ont sortis. Il ny a désormais plus de pères, Don Juan, quun troupeau de fils bêlant à la recherche de la douce mamelle. La nuit fait peur, le vent fait peur, marcher seul fait peur.
Quand tu tes dressé devant le Commandeur, mais tu étais ridicule, tu annonçais déjà les hommes daujourdhui qui contemplent les yeux vides leur propre néant. Ils sont entourés dimages pieuses, de fétiches, de gris-gris cathodiques, et se pavanent dans les rues avec leur numéro de spectateur tatoué sur le front, en permanence prêts pour la prochaine représentation. Et sils manquaient quelque chose ? Et si un jour il ny avait rien à voir ? Tu leur as montré le chemin des défis imbéciles, parce que la mort nest pas un jeu mais quelque chose comme une nécessité de la vie même. À quoi tas servi la bravade ? À perdre, Don Juan, et personne na vraiment compris que tu nétais là que pour perdre. Dommage. Tu nas rien à dire ici pour ta défense que cette hystérie de la course et la sculpture délicate du dernier geste, et là encore, te voilà comme ces femmes hurlantes quon voit dans les noirs cortèges qui vont au cimetière. Il est juste que le théâtre ait permis tes premiers pas dans lunivers des hommes, puisque le jeu est ce qui te donne lillusion dexister. Mais les femmes que tu as séduites sont devenues depuis longtemps des ventres pour dautres hommes et transforment ton souvenir en figure sucrée, comme on écrase une fleur entre les pages dun livre pour mieux la garder. Au-dessus de leurs hanches, le temps a arrondi lamphore, tes bras nencercleront plus leur taille, elles nont jamais été à toi, qui prétendais laisser une empreinte de feu dans leurs yeux noirs. Regarde, regarde mieux, comme les hommes te voilà sur les chemins de la mort que tu nas pas su vaincre. Et je prétends que là-dessus je vaux mieux que toi. Je nai jamais pensé que quelque chose pût finir, en tout cas pas ma course à travers les montagnes, pas les rencontres qui mattendaient dans ces villages poussiéreux où les mouches tournent autour des cadavres de quelque mouton, pas non plus la lutte que je poursuis pour que le monde soit ce que je veux quil soit.
Le bout du monde est encore loin.
Le bruit du monde
Demain.
Je rêve encore, et ce rêve memmène au-delà de la poussière âcre et rouge du sol où je suis né. Je me dépasse, quelque chose en moi ne restera jamais prisonnier, il y a du vent dans ma tête. Jaime le vent, Don Juan, qui joue dans les trous de ma cape en toile de jute. Mes cheveux, que je nai pas coupés ? Etendard. La barbe qui descend sur ma poitrine servira à tresser la corde pour me pendre. Quils choisissent un pin, sil sen trouve, là comme un point dexclamation, larbre que jaime parce quil a lélégance de laisser voir le ciel, à travers. Je protège mes mains par des gantelets déchirés aux jointures, mes jambes se fatiguent sous le métal trop lourd de cette armure, jai mis sur ma tête un plat de barbier trop grand, on dirait un de ces anciens chevaliers des temps de plomb, mais la paille qui sort de mon front me donne lair dun vieil épouvantail.
Jimagine un aigle peint sur ma poitrine, mais un aigle aveugle ! Pourquoi ? Sans doute parce quil ny a plus rien à chasser dehors, quà lintérieur le foie de Prométhée. Plus personne pour prendre lair avec mon aigle et tourner là-haut, dans les nuages vides de lExtremadure Cest la première fois que les rats sont en sécurité sous le ciel dEspagne !
Quand les pierres des gaves asséchés me servent de repos, je dis à mon aigle dattendre, dattendre en espérant quun lièvre paralysé vienne se jeter dans ses serres. Ainsi disputons-nous aujourdhui le repas à ceux qui rampent par terre.
Dommage pour lhistoire, Don Juan. Nous voilà deux épouvantails cloués au bord des routes rouges. Au croisement des vieilles croix de pierres et de bois, les paysans se signent tous les matins, et encore tous les soirs en passant devant. Nous naurons plus le privilège de sentir les grands corbeaux noirs se reposer sur nos épaules mélancoliques. Nous regardons marcher les hommes, par habitude, parce quil faut bien que leur lente procession de cloportes arrive jusquaux idoles quils ont dressées à lentrée de leurs villes. La guerre juste que je devais mener contre larmée des ombres, combien de fois me la-t-on reprochée ? Qui a jamais compris contre qui et pourquoi je me battais ? Je nai jamais cru aux ailes des moulins, aux maures, aux sarrasins. Tu sais bien, le plus bel ennemi est celui qui revient, qui tempêche de croire que tu peux vaincre, quenfin tu connais le lieu de ta conquête. Dis-moi, Don Juan, ne regrettes-tu pas davoir pensé que le monde était à toi, alors quon te la à peine prêté ? Jamais nom ne fut plus mal porté, camarade, le don, as-tu jamais su ce que cétait ?
Que deviennent ces trois syllabes dont tu étais si fier ? Comme un petit virus, je crois, un danger pour leur carte humanitaire, un risque dépidémie sil sen trouvait quelques-uns, comme toi, pour désirer tout ce qui nest pas permis, et la femme et la mère de ton voisin, et ne jamais mourir et ne jurer de rien. Même si cest le dernier de tes titres de gloire, que tu leur fasses encore peur, un peu, me ravit. On na pas si souvent loccasion de sourire, ici.
Et cette femme soumise, que tu avais épousée, te poursuit-elle encore en pleurant, priant Dieu que tu lui reviennes, quelle ait au moins un vrai mari ?.. Je crois que non, mon pauvre ami. Elvire a compris depuis longtemps : elle court devant, et cest toi qui maintenant gémis quelle veuille bien tattendre. Permets-moi de te dire, Don Juan : ou tu semais pour de bon Elvire, ou tu restais dans la couche quelle tavait préparée. Il nest jamais bon dêtre longtemps le point de mire.
Et encore, finiras-tu par payer ton valet ? Tu las laissé la main tendue, tu croyais quil te faisait signe, mais lui voulait son dû, le salaire que tu lui avais promis. Fallait-il que tu achètes un témoin ? Noblesse oblige, tu comptais sans doute quil se contente des miettes de ta particule, de ta considération domestique ? Désolé, mon bon, pendant que tu faisais festin de pierre, il a fini les fromages, lail et le jambon, il boit encore le vin de messe de ta triste liturgie. Ce nest pas en dette que lon garde ses amis. Et de toutes les provinces que je métais juré de conquérir, Sancho a eu sa part, moitié-moitié dun empire à venir. Cest mieux Je nai jamais gardé une seule figue pour moi. « Au contraire, si quelque chose en reste, après quon lui aura payé ce que je lui dois, qui est peu de chose, quelle soit sienne, et bon bénéfice lui fasse ». À dire vrai, je regrette : jaurais pu, aussi, partager Dulcinée. Mais, tu sais comme sont les hommes, il avait une femme et sans doute en avait-il assez.
Un temps
Je voudrais que laube approche. Viendra-t-elle jamais, pour nous ?
Jai les pieds sales et je marche avec toi sur la route qui nous emporte vers le néant. Tu sais que relire mennuie ? Tant mieux ! Je naime pas cette impression dinstruire ton procès. Jai dit ce que javais à te dire, mais je ne suis plus tout à fait aussi sûr de mon fait : il se peut que jefface mes phrases, que je mapitoie Veux-tu savoir pourquoi ? Si cest toi que je vise, camarade, la blessure est pour nous deux. Au dîner que donnent tous les diables, Juanito, chacun est invité !
Je ne tarderai pas à te rejoindre dans lombre sil ne se lève pas, quelque part dans le monde, un homme fou pour les autres hommes. Un seul visage de fièvre, et jexiste encore ! Un combat inutile, une lutte à cent contre cent mille, le sourire dun ange, et je serai là. Dire, nous à côté de cette femme qui crie, de cet enfant à qui lon a ouvert les entrailles, de ceux qui traversent tous les déserts. Ah, voir le soleil de profil ! Déchirer nos images, sculpter dedans nos yeux la peur que nous avons des marécages, abolir ce vieux monde, imparfait du subjectif ! Être à hauteur dhomme, vivre accordé ! Mais aussi tuer ce qui nous tue, affronter les dompteurs despérance, dénoncer les vipères comptables, les murènes cyniques, les équarrisseurs de phrases, les évaluateurs dexistence ! Résister aux éventreurs de rêves, à la meute qui se venge de nos promenades solitaires ! Quil se lève un insaisissable ! Puis un autre, et une autre encore ! Que viennent un magicien secret, une louve têtue, des hommes et des femmes debout ! Combien dentre nous qui avançons, et en se croyant seuls, sans savoir que dautres construisent la même planète éphémère ! Je ne tiens quau fil de ces souffles-là, Don Juan. Celui qui renonce, cest toi. Mais lombre gagne. Si plus personne ne dit non, cen est fini de moi.
Tu vois, je suis souvent entre deux feux : je veux celui qui embrase le monde et je crains, en même temps, ce qui me réduira en cendres. Parfois, la nuit, il marrive de croire que je me suis trompé. Les hommes se sont piétinés, humiliés, la terre est rouge des cadavres quils ont oubliés, tant de guerres aveugles, tant de meurtres le long de leurs frontières ! Ils ont massacré des enfants en tendant leur peau pour fabriquer des abat-jour, forcé le ventre des femmes en le bourrant de paille avant dy mettre le feu, coulé des corps vivants dans les piles dun pont, et je devrais toujours me battre ? Depuis le temps que je parcours le monde, jai mal aux hommes. Je les vois qui dansent à la mort autant que toi, qui hurlent leurs imprécations blafardes contre le ciel au lieu daimer la terre quils ont sous leurs pieds. Cest encore le temps des dévots hypocrites, des prières, des gardiens de lordre den haut, des vies que lon achète, des mains attachées au fusil pour protéger de pitoyables trésors. Et je devrais encore lutter ? Je suis fatigué, Juanito, dêtre celui qui ne rentre jamais chez lui. Que dautres viennent et nous remplacent, puisque nous ne sommes plus rien pour ceux de maintenant. Quimporte, jaurais fait ce quil y avait à faire, qui peut en dire autant ?
Parfois, la nuit
Un long temps
Mais non, quelque chose pousse encore vers lavant. Folie que de vouloir changer le monde, posent les doctes raisonnants, les taverniers à lauberge de la Sainte Résignation, les scrupuleux épiciers de la « nature humaine , comme ils disent Mais quelque chose toujours appelle, et je suis de ceux qui veulent entendre. Lil écoute, et loreille voit, sais-tu la couleur des voyelles et lodeur dune voix ? La folie, camarade, cest de ne croire que ce qui est là, de se satisfaire de ce quon nous a dit de faire : marcher droit, penser droit, mourir la tête la première ! Suivre la ligne, défendre sa ligne, ne pas écrire entre les lignes ! NE PAS FAIRE SIGNE ! Fou celui qui sarrête, qui réfléchit, qui cherche derrière le voile, qui fait le pas de trop, qui senvole vers linfini ! Fous ceux qui aident, qui partagent, qui aiment autre chose queux-mêmes ! Ne trouves-tu pas que je suis bien meilleur chrétien que toi ? Si jai horreur du blasphème, ce nest pas pour éviter de faire de la peine au ciel, cest quil est une arme de nain. Il ne suffit pas de jurer pour exister, il faut savoir ne pas remettre aux paradis des lendemains qui chantent le travail que nous avons à faire chaque jour. Cest le secret des enfants, le seul qui vaille, vivre maintenant.
À propos, comment va madame ta mère, mon beau gladiateur ? A-t-elle toujours ce sourire de madone impossible, cette douceur quand elle reçoit les mères gémissantes de celles que tu as séduites ? Feint-elle encore la colère en te voyant ? Sait-elle que tu as pris un matin le peigne de nacre qui retenait ses cheveux pour rembourser une dette de jeu ? Pour moi, je limagine fière, plutôt, guettant après ton bain, à la dérobée, le premier jour où ton sexe sest dressé La servante a reculé, laissant tomber la serviette chaude, mais elle na pas bougé, comme si rien ne se passait. Elle sest approchée, main dans tes cheveux, souffle dans ton cou, dernier baiser sur le front : baptême, bénédiction Tu pouvais partir maintenant, elle ne ten voudrait pas. Si ce que jinvente de ta mère est vrai, Juanito, mais le saurais-je jamais, tu as eu de la chance. Personne na jamais écrit la mienne.
Aujourdhui que le monde est aux femmes, peu dhommes sen vont, peu de garçons séloignent des nids de coton dans lesquels on les a bercés, les temps sont à la prudence, à lamabilité. Il ne faut pas se battre, il ne convient pas de disputer, lidéal est à la raison, à la douce lenteur, aux paisibles plaisirs de la proximité. Maudits soient ceux qui prétendent, ceux qui se séparent, ceux qui veulent aller vite, qui quittent la communauté ! La guerre quon leur fait, sans la dire, étouffe lentement ceux qui regardent ailleurs, à rebours du flot des processions familiales. Le monde sarrête à larrière-cour, même si la planète est transparente, simultanée. On trouve tout sur les étals du Marché, alors pourquoi courir au loin ? Et cest ainsi que les jeunes garçons ne sont plus des héros pour leur mère. Il ny a que des hommes de chiffons, bien rangés sur les étagères des maisons, qui attendent celle qui viendra, toute une vie, continuer à les protéger. Ils sassurent, se sécurisent, ne veulent pas quon les abandonne, ne prennent plus de risques, ils ont peur du danger, sauf au Spectacle, bien entendu. Dans leurs arènes, aux bords des scènes surchauffées, sur des gradins de pierre, des foules ahuries regardent, sur la piste, le simulacre des combats quelles ne sont plus capables de mener.
Je ne veux pas un monde de flammes, Don Juan, je ne dis pas que le plaisir soit de détruire, je ne suis pas meilleur quun autre en humanité, je sais seulement quil nest pas encore venu le temps darrêter de rêver. Sur quel enfer faudrait-il fermer les yeux ? Tu nas répondu que pour toi-même, satisfait davoir osé, repu de conquêtes, heureux de te savoir intelligent, inconscient dêtre bien né. Je préfère ceux qui sinventent une chevalerie. Jai quelquefois du mal à les rencontrer, voilà tout, mais savoir quils sont là est lunique raison qui me fait rester parmi les hommes. Tu nas pas eu de fils, sans doute aucun ami, dommage pour toi, mais à Don Quichotte, jy tiens, lespoir est encore permis.
Bientôt le moment de nous quitter, mon camarade. Je taperçois de plus en plus mal. Pourtant, en técrivant, jai cru un moment que tu pouvais, en quelque sorte, renaître, redevenir une histoire flamboyante, un désir secret Mais ces derniers jours sont décidément impitoyables : il se peut que je creuse simplement la tombe que tu nas jamais eue, et quaprès moi, on ne jettera plus une pelle de terre sur ton nom. Jaurais fait le dernier éloge funèbre, encore une entreprise que lon me reprochera.
Je ne ten veux pas, nous sommes faits presque, mais ce presque est tout, de la même façon. Quelques-uns ont dabord pris la plume, écrit notre histoire, chanté le refrain de nos exploits dencre et de papier. Dautres, pour toi, ont continué, avant que sassèche le courant et que ton univers ressemble à la caillasse aride que lon ma destinée. Au fond, il était temps. Ces dernières années, on a fait de toi une marionnette, un obsédé, un jouisseur pervers, que sais-je encore, un vrai dévot et un faux progressiste, et pire, un menteur, un traître à la cause de la Grande Confiance Mutuelle Holà, comme ils y vont ! Que dépithètes !..
Un temps
Les siècles mont à peine épargné. Ils mont mis quelque part entre chimère et imbécillité, quelques fois, on minterne, mais la plupart du temps, on se moque de mon inguérissable inutilité. Ce qui me fait peur, Juanito, cest quils réservent demain le même sort à tous ceux qui écrivent, qui peignent, qui inventent des couleurs jamais vues, des notes jamais encore entendues. Là sont les derniers moulins qui nous restent, et à tout enclore, à tout contrôler, si plus personne ne nous lit, finie la comédie !
Je vais masseoir sous un arbre, Don Juan, et, si un jour tu passes par là, sois le bienvenu ! À repartir, on sera peut-être quelques-uns, rien nest perdu.
Rien nest perdu.
Vale.