Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
par Jean Chesneaux
Imprimer l'articleNouveaux enjeux, nouvelles solidarités
Lirruption écologique
Irruption écologique ? Cest-à-dire brutale émergence de nouveaux périls ; urgente remise en cause de nos échelles de priorité et de nos modes de pensée ; et entrée soudaine sur la scène politique de nouveaux acteurs, de nouvelles pratiques.
La relation société-nature est aussi ancienne que lhistoire humaine : exigence biologique (se nourrir, respirer, disposer deau) ; savoir-faire technique pour la mise en uvre des richesses naturelles ; combat contre la rigueur des éléments ; émancipation des contraintes naturelles, ainsi en résistant aux microbes.
Ce partenariat fondateur a joué dans les deux sens. Puisant dans les ressources de la nature, les humains ont en retour fait évoluer celle-ci : domestication des plantes et animaux depuis le néolithique, grands défrichements de lEurope médiévale, refiguration de lhydrologie fluviale (en Chine) ou côtière (aux Pays-Bas). Lévolution millénaire des sociétés humaines nest pas seulement jalonnée par les empires et les révolutions, par les migrations des peuples et les percées techniques, mais par cette histoire écologique de lhumanité.
Mais nous sommes en train de franchir un seuil, de passer par une mutation qualitative. Par comparaison avec la lente évolution des millénaires antérieurs, nous assistons à une brutale dégradation des relations existentielles (indispensables à notre existence) entre les sociétés humaines et leur environnement naturel.
Les signaux passent tous au rouge. Notre écosphère, notre maison sphérique va mal. Pluies diluviennes hors-saison, ouragans dune violence inconnue, sécheresses inhabituelles, déséquilibres saisonniers. Il est de notoriété publique que la désertification des sols progresse en Afrique occidentale, que le ciel de Pékin, Paris ou Mexico est de moins en moins limpide, que la vie se retire de la Baltique ou de la Méditerranée.
Certains allèguent que des cycles climatiques peuvent se succéder, et que de longue date leur instabilité reste inexpliquée. Mais cet optimisme ne résiste guère, face au caractère manifestement anthropique (produit par les activités humaines) des dégradations que subit lenvironnement : pollution des nappes phréatiques par lagriculture industrielle, rejets des usines et des agglomérations dans les fleuves et les lacs, mitage de la couche protectrice dozone, « effet de serre » et fusion consécutive des calottes glaciaires des pôles. Le développement technico-productiviste des sociétés modernes, les conditions de vie dans la « société de consommation », lextension des transports automobiles et aériens sont venus bouleverser les équilibres climatiques, micro-climatiques, hydrologiques et pédologiques dont lhumanité continue à dépendre biologiquement.
Nous vivons un moment dangereux de la longue histoire des rapports dialectiques entre société et nature. Linquiétude monte, le sentiment dinsécurité sinstalle, le monde prend la figure de limmonde.
La dégradation multiforme de lenvironnement naturel est un fait dexpérience directe, locale. La pollution de lair au-dessus de Paris entraîne des troubles respiratoires chez 20% des enfants ; la Bretagne entière est contrainte de ne consommer que de leau en bouteille, du fait de la sur-utilisation des engrais chimiques et des rejets des élevages en batterie lourde ; les cancers de la peau montent en flèche en Australie du fait de la proximité du trou dozone, et les enfants commencent à y porter des voiles de protection sur la nuque ; la mer dAral sest pathétiquement réduite, à cause des prélèvements deau exigés par la culture intensive du coton.
Mais ces phénomènes, dont chacun est vécu localement, sarticulent entre eux et « font sens » à travers une crise écologique qui est planétaire, et qui de ce fait représente un péril générique, menaçant lensemble du « genre humain ». Une fusion des glaces polaires et une élévation même réduite du niveau des océans menaceraient les établissements côtiers des Blancs, des Noirs et des Jaunes, des zones industrielles et des zones rurales, des pays riches et des pays pauvres. Ce qui est en jeu ici, ce sont les « communaux » de lhumanité, vieille expression paysanne qui reprend du service. Cest-à-dire des « biens » naturels (autrefois les pacages et les bois, aujourdhui leau, lair, les zones forestières régulatrices du climat et de lhydrologie, les richesses cachées du « vivant »), biens qui dans leur principe devraient rester « inaliénables », non-accaparables par les intérêts privés.
La crise écologique mondiale frappe plus sévèrement encore les sociétés les plus pauvres, les plus démunies. Il est loin, le temps où certains marxistes dogmatiques ne voyaient dans linquiétude écologique quun luxe de gens riches. Mais si cette crise frappe aussi le « non-Occident », cest de lOccident et de ses choix historiques quelle est issue. Capitalisme ? Sociétés industrielles ? Pays développés ? Système productiviste ? Les grilles danalyse varient, les cibles sont les mêmes. Cest bien lOccident qui a imposé au reste du monde son « modèle » régenté par les priorités du profit immédiat.
Ainsi la voiture individuelle, ou la surconsommation de papier foresticide (emballages, publicité, feuilles jetables des imprimantes dordinateur). Et lOccident subit lui aussi les chocs en retour, ainsi dans le ciel de ses grandes villes, dans le sol de ses zones industrielles, et bien sûr par les retombées des désordres de la haute atmosphère. Encore que, dans les pays riches, on ait (un peu) les moyens dacheter de leau propre, dexiger des aliments plus sains, de financer la réhabilitation de certains sites, de choisir des résidences en zone non-polluées. Mais le milliard et demi dêtres humains qui tentent de survivre en dessous du « seuil de pauvreté » (moins dun dollar par jour) voient se dégrader implacablement leur habitat, leur air, leur eau, sans issue immédiate.
Face à notre environnement naturel en crise, notre « environnement intellectuel » doit être recyclé lui aussi, notre culture, nos catégories de pensée. Ces sommations conceptuelles provoquées par lirruption écologique rendent plutôt dérisoire le discours favori des post-modernes quant à une « mort des idéologies ».
Toute une philosophie occidentale de domination et d« exploitation » indéfinies de la nature est mise en défaut. Ses racines judéo-chrétiennes sont bien connues, tout comme les « maîtres et possesseurs de la nature » proféré par Descartes ou la confiance dogmatique de Marx dans le « progrès impétueux des forces productives ». On y retrouve toujours la même foi naïve dans le Progrès en-Soi, dans son savoir scientifique et technique aux capacités illimitées. Il nous faut réagir, et cultiver une culture des limites, inconnue des optimistes des « Lumières » tel le marquis de Condorcet, mais quavait déjà envisagé Paul Valéry ou Einstein.
Ces remises en cause vont de pair avec une réévaluation politique mais aussi dans lordre des savoirs de cultures du « Non-Occident ». Les Amérindiens, les Mélanésiens, les Asiatiques sont écoutés avec beaucoup plus dattention, quand ils proposent des « médecines douces » ou quand ils insistent sur le nécessaire respect de lenvironnement. « Pourquoi les Blancs sacharnent-ils tant à tripoter le monde ? », demandait le Kanak Jean-Marie Tjibaou...
Le débat sélargit ainsi au statut des humains dans le monde naturel. Emportés dans une vindicte anti-moderne teintée de religiosité, les adeptes de la deep ecology et du New Age se réfugient dans un bio-naturalisme antihumaniste. La nature, selon eux, a vécu si longtemps sans les hommes ; elle se passerait bien deux dans lavenir, sils persistent dans leurs errements suicidaires... Mais ces thèses sont piégées ; elles feignent dignorer que les humains en train de détruire leur écosphère soit lobjet du débat sont précisément le sujet actif qui mène seul ce débat. La nature nest pas un en-soi, extérieur et supérieur à nous ; elle nous est consubstantielle, car notre vie même en dépend. La riposte est fournie par la philosophie de Hans Jonas, qui insiste sur la responsabilité majeure de notre temps : laisser aux générations à venir une planète vivable.
La même confusion conceptuelle brouille la discussion sur les « droits de la nature », les soi-disant « droits » des animaux sinon des rochers... Sil existe effectivement des droits de la femme, des droits de lenfant, cest quil sagit de personnes qui sont des sujets de droit capables de revendiquer activement ceux-ci, soit immédiatement, soit dans un proche avenir. Alors que les plantes, les animaux, sils méritent notre respect, représentent plutôt des devoirs, des impératifs moraux propres au genre humain et à lui seul.
À un niveau plus général, lirruption écologique mène à une réflexion sur la temporalité, sur notre capacité à prendre en compte la durée même du temps. Nous vivons un décalage, un choc conflictuel plutôt, entre deux types de temporalité. Dun côté, le court terme, celui de lagir technique et tout autant de la rentabilité financière. Dun autre côté, le long terme, celui des rythmes lents de la nature, du renouvellement naturel des forêts, des capacités dauto-épuration des lacs. Ces discordances de temporalité sont accusatrices, et lénergie nucléaire en est un exemple saisissant ; elle prétend simposer par ses techniques davant-garde, elle veut séduire par le bas niveau de ses rejets dans latmosphère mais seulement à très court terme car le démontage de ses centrales représente déjà un gouffre financier. Et surtout, la nocivité extrême de ses déchets à très long terme représente un énorme péril, que la technique est par définition incapable de conjurer : aucun test nest ici possible, dans un « temps réel » de plusieurs milliers dannées.
Nous sommes ainsi conduits à nous défier de limmédiat, à penser nos choix présents à partir des enjeux à venir : ménager les ressources non-renouvelables, respecter les droits des générations futures, définir un développement durable, sen tenir au principe de précaution quant aux effets à envisager, même mal connus. Ce principe de précaution constitue une avancée juridique et politique. Dans la tradition du droit romain, la responsabilité ne jouait quen direction du passé : on « répondait » de ses actions ou des choses dont on avait la garde. Désormais, la responsabilité est déplacée de lamont vers laval du temps : on ne doit pas compromettre lavenir, et surtout pas de façon irréparable. On est ainsi conduit à la grande question théorique de lirréversible : on ne ramènera jamais au ne-pas-être des entités imprudemment créées en laboratoire, ainsi les OGM.
Lirruption écologique, comme débat philosophique sur la relation nature-société et comme critique de notre mode de développement, est par là même une injonction active, un appel à lagir social. Quelles pratiques nouvelles ? Quelle prise en compte par les partis et les Etats ? Quelles nouvelles solidarités tant locales que globales ? Nous apprenons à compter avec lavenir, mais cest dans le présent quil nous faut agir ensemble ; la crise écologique est devenue une composante majeure de notre champ politique.
Ou plutôt une des composantes, car les sommations de lenvironnement en péril (celles dans lesquelles senferment les intégristes de la deep ecology ) neffacent pas les urgences de la faille Nord-Sud, ni de la démocratie menacée par les despotismes politiques et moraux, ni de la crise de lemploi et du lien social, ni des villes surdimensionnées. Nous sommes mal préparés à gérer ce champ politique « à plusieurs entrées ».
Seconde remarque de méthode, il faut oublier le trop fameux « penser globalement et agir localement » de la vieille écologie post-68. En fait, on ne peut séparer penser et action, ni au niveau global, ni au niveau local. Seattle, et les grands combats de masse qui sy livrèrent à lautomne 1999 pour affirmer que « le monde nest pas une marchandise », représente une action globale denvergure, pas seulement une pensée... Par contraste, il est tout aussi nécessaire, encore que malaisé, de penser localement la relation entre défense de lenvironnement et défense de lemploi ainsi à La Hague chez les salariés pro-nucléaires de la COGEMA.
Lagir écologique, une fois précisées ces exigences nouvelles, peut saffirmer dans plusieurs directions.
1) Les pratiques civiques de proximité. Gestes individuels modestes, tel le tri sélectif des déchets ménagers. Chantiers bénévoles lancés par les mouvements associatifs, ainsi à loccasion des marées noires. Présence active des « assoc » dans les institutions locales ou les enquêtes dintérêt public. Guérilla judiciaire, lente et ingrate, mais souvent victorieuse ; de grands acteurs environnementalistes comme la FRAPNA (Rhône-Alpes), la SEPANSO (Sud-Ouest) et certainement Greenpeace en ont une longue expérience. Pratiques éducatives aussi, éveil de lintérêt des jeunes enfants par les classes de découverte. Cette citoyenneté écologique très riche est aussi vivante dans le Sud que dans le Nord, ainsi avec les mouvements de défense des forêts contre les grosses firmes dabattage, au Brésil, au Mexique, dans lInde.
2) Le champ politique classique, celui où se situent les partis. Deux options soffrent ici, qui lune et lautre dépassent largement les calculs électoralistes encore que... Certains ont choisi de construire des partis « verts », dont la légitimité procède de la crise écologique, et qui veulent aussi affirmer leur originalité sur dautres terrains « de société » : lemploi, la ville, la démocratie locale. Dautres envisagent plutôt une « irrigation » écologique des partis classiques, qui effectivement souvrent de plus en plus aux problèmes denvironnement.
3) Les mouvements sociaux « transfrontières », et notamment les grandes organisations internationales à finalité environnementale, comme le WWF ou Greenpeace. Ces forces de la société civile, qui se sont affirmées par exemple à Seattle, acquièrent une autorité non négligeable dans le champ des rapports internationaux.
4) Cette « société civile internationale », comme lieu de dialogue et dinitiative, est bien placée pour intervenir dans le champ Nord-Sud. Le Nord, du fait de son mode de développement prédateur, gaspilleur et pollueur, a la responsabilité principale de la crise écologique planétaire. Ce qui ne donne pourtant au Sud aucun « droit » à reproduire ces errements, comme on le prétend volontiers du côté de Kuala Lumpur ou de Sao Paulo. Mais cest au Nord de payer. Non certes en achetant au Sud des « droits à polluer », mais en finançant dans les pays du Sud les bases dun développement à la fois capable de sortir ces pays de leur détresse, et plus respectueux de lenvironnement que le « modèle » nordiste.
5) Les sommations de la crise écologique sadressent à toute la communauté internationale, dont les Etats restent les acteurs majeurs. Si ceux-ci continent à senfermer dogmatiquement dans leur « souveraineté » tant interne quexterne, ils seront bien incapables dassurer la sauvegarde de lécosphère en péril le protocole de Kyoto sur la limitation des gaz à effet de serre a été, on le sait, loccasion pour eux de multiplier les atermoiements au nom de cette souveraineté, sinon de renier ouvertement leurs engagements dans le cas des Etats-Unis. Certes, lintervention des pouvoirs publics reste essentielle ; eux seuls, dans chaque pays, sont en mesure de réglementer, contrôler, sanctionner les atteintes à lenvironnement. Mais les pouvoirs « régaliens » des Etats ne sont plus des fins en soi, des références ultimes ; ils doivent désormais se mettre au service dune exigence plus haute : la « bonne gouvernance » écologique de la planète, de son atmosphère, de ses eaux, de ses forêts... Même si la société des humains comme collectivité « générique » et instance supérieure na quune existence morale et non institutionnelle, on soriente ainsi vers une redéfinition de la légitimité des Etats. Ceux-ci, les très grands comme les très petits, sont solidairement responsables du bon état de la planète ; à ce titre, chacun deux doit assurer sur son territoire propre une fonction de chargé daffaires (stewardship, dit-on en anglais) des intérêts communs du genre humain. En ce sens, les écologistes dont Greenpeace sont très loin du libéralisme dont les accusent les souverainistes. Très loin de proposer un « moins dEtat », leurs injonctions politiques appellent à des Etats « mieux faisant »...
La relation société-nature est aussi ancienne que lhistoire humaine : exigence biologique (se nourrir, respirer, disposer deau) ; savoir-faire technique pour la mise en uvre des richesses naturelles ; combat contre la rigueur des éléments ; émancipation des contraintes naturelles, ainsi en résistant aux microbes.
Ce partenariat fondateur a joué dans les deux sens. Puisant dans les ressources de la nature, les humains ont en retour fait évoluer celle-ci : domestication des plantes et animaux depuis le néolithique, grands défrichements de lEurope médiévale, refiguration de lhydrologie fluviale (en Chine) ou côtière (aux Pays-Bas). Lévolution millénaire des sociétés humaines nest pas seulement jalonnée par les empires et les révolutions, par les migrations des peuples et les percées techniques, mais par cette histoire écologique de lhumanité.
Mais nous sommes en train de franchir un seuil, de passer par une mutation qualitative. Par comparaison avec la lente évolution des millénaires antérieurs, nous assistons à une brutale dégradation des relations existentielles (indispensables à notre existence) entre les sociétés humaines et leur environnement naturel.
Les signaux passent tous au rouge. Notre écosphère, notre maison sphérique va mal. Pluies diluviennes hors-saison, ouragans dune violence inconnue, sécheresses inhabituelles, déséquilibres saisonniers. Il est de notoriété publique que la désertification des sols progresse en Afrique occidentale, que le ciel de Pékin, Paris ou Mexico est de moins en moins limpide, que la vie se retire de la Baltique ou de la Méditerranée.
Certains allèguent que des cycles climatiques peuvent se succéder, et que de longue date leur instabilité reste inexpliquée. Mais cet optimisme ne résiste guère, face au caractère manifestement anthropique (produit par les activités humaines) des dégradations que subit lenvironnement : pollution des nappes phréatiques par lagriculture industrielle, rejets des usines et des agglomérations dans les fleuves et les lacs, mitage de la couche protectrice dozone, « effet de serre » et fusion consécutive des calottes glaciaires des pôles. Le développement technico-productiviste des sociétés modernes, les conditions de vie dans la « société de consommation », lextension des transports automobiles et aériens sont venus bouleverser les équilibres climatiques, micro-climatiques, hydrologiques et pédologiques dont lhumanité continue à dépendre biologiquement.
Nous vivons un moment dangereux de la longue histoire des rapports dialectiques entre société et nature. Linquiétude monte, le sentiment dinsécurité sinstalle, le monde prend la figure de limmonde.
La dégradation multiforme de lenvironnement naturel est un fait dexpérience directe, locale. La pollution de lair au-dessus de Paris entraîne des troubles respiratoires chez 20% des enfants ; la Bretagne entière est contrainte de ne consommer que de leau en bouteille, du fait de la sur-utilisation des engrais chimiques et des rejets des élevages en batterie lourde ; les cancers de la peau montent en flèche en Australie du fait de la proximité du trou dozone, et les enfants commencent à y porter des voiles de protection sur la nuque ; la mer dAral sest pathétiquement réduite, à cause des prélèvements deau exigés par la culture intensive du coton.
Mais ces phénomènes, dont chacun est vécu localement, sarticulent entre eux et « font sens » à travers une crise écologique qui est planétaire, et qui de ce fait représente un péril générique, menaçant lensemble du « genre humain ». Une fusion des glaces polaires et une élévation même réduite du niveau des océans menaceraient les établissements côtiers des Blancs, des Noirs et des Jaunes, des zones industrielles et des zones rurales, des pays riches et des pays pauvres. Ce qui est en jeu ici, ce sont les « communaux » de lhumanité, vieille expression paysanne qui reprend du service. Cest-à-dire des « biens » naturels (autrefois les pacages et les bois, aujourdhui leau, lair, les zones forestières régulatrices du climat et de lhydrologie, les richesses cachées du « vivant »), biens qui dans leur principe devraient rester « inaliénables », non-accaparables par les intérêts privés.
La crise écologique mondiale frappe plus sévèrement encore les sociétés les plus pauvres, les plus démunies. Il est loin, le temps où certains marxistes dogmatiques ne voyaient dans linquiétude écologique quun luxe de gens riches. Mais si cette crise frappe aussi le « non-Occident », cest de lOccident et de ses choix historiques quelle est issue. Capitalisme ? Sociétés industrielles ? Pays développés ? Système productiviste ? Les grilles danalyse varient, les cibles sont les mêmes. Cest bien lOccident qui a imposé au reste du monde son « modèle » régenté par les priorités du profit immédiat.
Ainsi la voiture individuelle, ou la surconsommation de papier foresticide (emballages, publicité, feuilles jetables des imprimantes dordinateur). Et lOccident subit lui aussi les chocs en retour, ainsi dans le ciel de ses grandes villes, dans le sol de ses zones industrielles, et bien sûr par les retombées des désordres de la haute atmosphère. Encore que, dans les pays riches, on ait (un peu) les moyens dacheter de leau propre, dexiger des aliments plus sains, de financer la réhabilitation de certains sites, de choisir des résidences en zone non-polluées. Mais le milliard et demi dêtres humains qui tentent de survivre en dessous du « seuil de pauvreté » (moins dun dollar par jour) voient se dégrader implacablement leur habitat, leur air, leur eau, sans issue immédiate.
Face à notre environnement naturel en crise, notre « environnement intellectuel » doit être recyclé lui aussi, notre culture, nos catégories de pensée. Ces sommations conceptuelles provoquées par lirruption écologique rendent plutôt dérisoire le discours favori des post-modernes quant à une « mort des idéologies ».
Toute une philosophie occidentale de domination et d« exploitation » indéfinies de la nature est mise en défaut. Ses racines judéo-chrétiennes sont bien connues, tout comme les « maîtres et possesseurs de la nature » proféré par Descartes ou la confiance dogmatique de Marx dans le « progrès impétueux des forces productives ». On y retrouve toujours la même foi naïve dans le Progrès en-Soi, dans son savoir scientifique et technique aux capacités illimitées. Il nous faut réagir, et cultiver une culture des limites, inconnue des optimistes des « Lumières » tel le marquis de Condorcet, mais quavait déjà envisagé Paul Valéry ou Einstein.
Ces remises en cause vont de pair avec une réévaluation politique mais aussi dans lordre des savoirs de cultures du « Non-Occident ». Les Amérindiens, les Mélanésiens, les Asiatiques sont écoutés avec beaucoup plus dattention, quand ils proposent des « médecines douces » ou quand ils insistent sur le nécessaire respect de lenvironnement. « Pourquoi les Blancs sacharnent-ils tant à tripoter le monde ? », demandait le Kanak Jean-Marie Tjibaou...
Le débat sélargit ainsi au statut des humains dans le monde naturel. Emportés dans une vindicte anti-moderne teintée de religiosité, les adeptes de la deep ecology et du New Age se réfugient dans un bio-naturalisme antihumaniste. La nature, selon eux, a vécu si longtemps sans les hommes ; elle se passerait bien deux dans lavenir, sils persistent dans leurs errements suicidaires... Mais ces thèses sont piégées ; elles feignent dignorer que les humains en train de détruire leur écosphère soit lobjet du débat sont précisément le sujet actif qui mène seul ce débat. La nature nest pas un en-soi, extérieur et supérieur à nous ; elle nous est consubstantielle, car notre vie même en dépend. La riposte est fournie par la philosophie de Hans Jonas, qui insiste sur la responsabilité majeure de notre temps : laisser aux générations à venir une planète vivable.
La même confusion conceptuelle brouille la discussion sur les « droits de la nature », les soi-disant « droits » des animaux sinon des rochers... Sil existe effectivement des droits de la femme, des droits de lenfant, cest quil sagit de personnes qui sont des sujets de droit capables de revendiquer activement ceux-ci, soit immédiatement, soit dans un proche avenir. Alors que les plantes, les animaux, sils méritent notre respect, représentent plutôt des devoirs, des impératifs moraux propres au genre humain et à lui seul.
À un niveau plus général, lirruption écologique mène à une réflexion sur la temporalité, sur notre capacité à prendre en compte la durée même du temps. Nous vivons un décalage, un choc conflictuel plutôt, entre deux types de temporalité. Dun côté, le court terme, celui de lagir technique et tout autant de la rentabilité financière. Dun autre côté, le long terme, celui des rythmes lents de la nature, du renouvellement naturel des forêts, des capacités dauto-épuration des lacs. Ces discordances de temporalité sont accusatrices, et lénergie nucléaire en est un exemple saisissant ; elle prétend simposer par ses techniques davant-garde, elle veut séduire par le bas niveau de ses rejets dans latmosphère mais seulement à très court terme car le démontage de ses centrales représente déjà un gouffre financier. Et surtout, la nocivité extrême de ses déchets à très long terme représente un énorme péril, que la technique est par définition incapable de conjurer : aucun test nest ici possible, dans un « temps réel » de plusieurs milliers dannées.
Nous sommes ainsi conduits à nous défier de limmédiat, à penser nos choix présents à partir des enjeux à venir : ménager les ressources non-renouvelables, respecter les droits des générations futures, définir un développement durable, sen tenir au principe de précaution quant aux effets à envisager, même mal connus. Ce principe de précaution constitue une avancée juridique et politique. Dans la tradition du droit romain, la responsabilité ne jouait quen direction du passé : on « répondait » de ses actions ou des choses dont on avait la garde. Désormais, la responsabilité est déplacée de lamont vers laval du temps : on ne doit pas compromettre lavenir, et surtout pas de façon irréparable. On est ainsi conduit à la grande question théorique de lirréversible : on ne ramènera jamais au ne-pas-être des entités imprudemment créées en laboratoire, ainsi les OGM.
Lirruption écologique, comme débat philosophique sur la relation nature-société et comme critique de notre mode de développement, est par là même une injonction active, un appel à lagir social. Quelles pratiques nouvelles ? Quelle prise en compte par les partis et les Etats ? Quelles nouvelles solidarités tant locales que globales ? Nous apprenons à compter avec lavenir, mais cest dans le présent quil nous faut agir ensemble ; la crise écologique est devenue une composante majeure de notre champ politique.
Ou plutôt une des composantes, car les sommations de lenvironnement en péril (celles dans lesquelles senferment les intégristes de la deep ecology ) neffacent pas les urgences de la faille Nord-Sud, ni de la démocratie menacée par les despotismes politiques et moraux, ni de la crise de lemploi et du lien social, ni des villes surdimensionnées. Nous sommes mal préparés à gérer ce champ politique « à plusieurs entrées ».
Seconde remarque de méthode, il faut oublier le trop fameux « penser globalement et agir localement » de la vieille écologie post-68. En fait, on ne peut séparer penser et action, ni au niveau global, ni au niveau local. Seattle, et les grands combats de masse qui sy livrèrent à lautomne 1999 pour affirmer que « le monde nest pas une marchandise », représente une action globale denvergure, pas seulement une pensée... Par contraste, il est tout aussi nécessaire, encore que malaisé, de penser localement la relation entre défense de lenvironnement et défense de lemploi ainsi à La Hague chez les salariés pro-nucléaires de la COGEMA.
Lagir écologique, une fois précisées ces exigences nouvelles, peut saffirmer dans plusieurs directions.
1) Les pratiques civiques de proximité. Gestes individuels modestes, tel le tri sélectif des déchets ménagers. Chantiers bénévoles lancés par les mouvements associatifs, ainsi à loccasion des marées noires. Présence active des « assoc » dans les institutions locales ou les enquêtes dintérêt public. Guérilla judiciaire, lente et ingrate, mais souvent victorieuse ; de grands acteurs environnementalistes comme la FRAPNA (Rhône-Alpes), la SEPANSO (Sud-Ouest) et certainement Greenpeace en ont une longue expérience. Pratiques éducatives aussi, éveil de lintérêt des jeunes enfants par les classes de découverte. Cette citoyenneté écologique très riche est aussi vivante dans le Sud que dans le Nord, ainsi avec les mouvements de défense des forêts contre les grosses firmes dabattage, au Brésil, au Mexique, dans lInde.
2) Le champ politique classique, celui où se situent les partis. Deux options soffrent ici, qui lune et lautre dépassent largement les calculs électoralistes encore que... Certains ont choisi de construire des partis « verts », dont la légitimité procède de la crise écologique, et qui veulent aussi affirmer leur originalité sur dautres terrains « de société » : lemploi, la ville, la démocratie locale. Dautres envisagent plutôt une « irrigation » écologique des partis classiques, qui effectivement souvrent de plus en plus aux problèmes denvironnement.
3) Les mouvements sociaux « transfrontières », et notamment les grandes organisations internationales à finalité environnementale, comme le WWF ou Greenpeace. Ces forces de la société civile, qui se sont affirmées par exemple à Seattle, acquièrent une autorité non négligeable dans le champ des rapports internationaux.
4) Cette « société civile internationale », comme lieu de dialogue et dinitiative, est bien placée pour intervenir dans le champ Nord-Sud. Le Nord, du fait de son mode de développement prédateur, gaspilleur et pollueur, a la responsabilité principale de la crise écologique planétaire. Ce qui ne donne pourtant au Sud aucun « droit » à reproduire ces errements, comme on le prétend volontiers du côté de Kuala Lumpur ou de Sao Paulo. Mais cest au Nord de payer. Non certes en achetant au Sud des « droits à polluer », mais en finançant dans les pays du Sud les bases dun développement à la fois capable de sortir ces pays de leur détresse, et plus respectueux de lenvironnement que le « modèle » nordiste.
5) Les sommations de la crise écologique sadressent à toute la communauté internationale, dont les Etats restent les acteurs majeurs. Si ceux-ci continent à senfermer dogmatiquement dans leur « souveraineté » tant interne quexterne, ils seront bien incapables dassurer la sauvegarde de lécosphère en péril le protocole de Kyoto sur la limitation des gaz à effet de serre a été, on le sait, loccasion pour eux de multiplier les atermoiements au nom de cette souveraineté, sinon de renier ouvertement leurs engagements dans le cas des Etats-Unis. Certes, lintervention des pouvoirs publics reste essentielle ; eux seuls, dans chaque pays, sont en mesure de réglementer, contrôler, sanctionner les atteintes à lenvironnement. Mais les pouvoirs « régaliens » des Etats ne sont plus des fins en soi, des références ultimes ; ils doivent désormais se mettre au service dune exigence plus haute : la « bonne gouvernance » écologique de la planète, de son atmosphère, de ses eaux, de ses forêts... Même si la société des humains comme collectivité « générique » et instance supérieure na quune existence morale et non institutionnelle, on soriente ainsi vers une redéfinition de la légitimité des Etats. Ceux-ci, les très grands comme les très petits, sont solidairement responsables du bon état de la planète ; à ce titre, chacun deux doit assurer sur son territoire propre une fonction de chargé daffaires (stewardship, dit-on en anglais) des intérêts communs du genre humain. En ce sens, les écologistes dont Greenpeace sont très loin du libéralisme dont les accusent les souverainistes. Très loin de proposer un « moins dEtat », leurs injonctions politiques appellent à des Etats « mieux faisant »...
* Président de Greenpeace.