Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
par Francis Jeanson
Imprimer l'article« Pour une dialectisation du local et du mondial »
Je viens tout juste de lire ce rappel, sans doute un tantinet provocateur, dune assez classique trilogie : « que faire, que penser, quêtre ? ». Remarquable point daccrochage, en tout cas, pour une tentative de réflexion autour dun thème particulièrement audacieux
Lordre des termes, tout dabord. Se demander que faire, nest-ce pas déjà avoir plus ou moins pensé la situation : en avoir repéré certains aspects essentiels, et la considérer comme inacceptable tout en se refusant à la tenir pour fatale ? A partir de là, bien sûr, il va falloir sinterroger sur la démarche à suivre : élaborer un minimum de stratégie, pour que ce quon va tenter de faire évite autant que possible de « faire le jeu » des forces adverses. Autant dire : continuer à penser, mais cette fois dans une plus exigeante acception du terme.
Que penser ?
Sur quelles bases, à partir de quelles assurances personnelles, selon quelles solidarités ? On peut par exemple se demander à qui sadresse ici la question « que faire ? ». Sans doute à ceux dentre nous qui peuvent encore soffrir le luxe de sinterroger ; mais pour beaucoup dautres, qui sont tout aussi bien « dentre nous », les situations qui nous préoccupent auraient plutôt pour effet de les mettre à la question. Dun côté, les consciences qui se réfèrent à une culture acquise, ambiante, plus ou moins reconnue ; de lautre, des consciences actuellement vouées à produire au jour le jour une culture de pénurie, qui ne prend forme nulle part. A quel prix, dans quelles conditions ces deux cultures peuvent-elles se rencontrer, tenter de se reconnaître ?
Question superflue : à laquelle appartient-il de faire le premier pas ? Question plus sérieuse : comment peut-elle sy prendre pour avoir quelque chance dengager le dialogue ?
Quêtre ?
Cest ici quil faut bien convenir que nos prises de position sur le « faire », par-delà toute considération dordre tactique ou stratégique, procèdent toujours, plus ou moins consciemment, dune option plus radicale et que joserai qualifier de philosophique : une option sur le sens.
Exemple : la vie a-t-elle un sens ? Non, bien sûr, pas le moindre à lexception de celui qui nous fait tous aller dune naissance involontaire à une mort tout à la fois certaine et imprévisible. Si la vie avait par elle-même un sens, depuis le temps ça se saurait Mais elle na jamais, pour nous, que le sens que nous lui attribuons ; et qui ne cesse de varier, selon les époques, selon les régions du monde, selon les cultures locales, selon chaque personne concernée.
Nous sommes certes environnés, habités par dinnombrables significations : sédiments de sens, dont les dictionnaires sefforcent de nous indiquer les diverses valorisations sociales. Mais il ny a de sens concret que dans le présent de nos propres intentions, projets ou entreprises. Et ce sens que nous leur donnons alors ne peut lui-même prendre sens, y compris pour nous, que dans la mesure où nous nous trouvons confrontés à dautres donneurs de sens. Produire tel ou tel sens nest rien (nous narrêtons pas de le faire, à tout propos et le plus souvent sans même le vouloir) : reste à lui donner sens en se risquant à le partager avec dautres. Ce qui suppose quon lassume, en tant que sujet dialoguant avec dautres sujets. Lennui, cest que personne ne peut être sujet : nous sommes tous des sujets potentiels, qui disent volontiers « je » tout en ne réagissant, la plupart du temps, quen fonction de leur « moi » ; mais qui peuvent aussi se faire sujet, quand les circonstances les y provoquent.
Non, décidément, le faire ne me paraît nullement associable à lêtre : jai plutôt la conviction quil exige quon se délivre de la tentation dêtre. Ce serait quoi, « être » ? Coïncider avec soi-même, se figer, sidentifier et se valoriser une fois pour toutes, sinterdire tout questionnement sur soi et sur son propre rapport au monde ? Non, le faire, lagir, tout aussi bien que le penser, ne peuvent se déployer que sur un refus dêtre : sur la tentative dexister, de se faire autant que possible sujet actif en relation avec dautres sujets actifs.
Je sais bien quune telle tentative ne peut quindisposer les vigilants conservateurs dun domaine en perdition : « de quelles valeurs sinquiètent-ils pourrez-vous donc vous réclamer ? » Et cest vrai que la seule réponse disponible ne saura guère les rassurer : « de nimporte lesquelles, selon les circonstances »
Nous vivons en effet dans une société (hélas semblable à beaucoup dautres) dont les ressortissants nont dautre recours que dans un zapping permanent, sans aucune mise en relation des références tour à tour invoquées. Lensemble bénéficiant dailleurs soit dun label « éthique », attribué par des entreprises de pointe, soit dune enseigne « morale », due à quelques intellectuels en quête dun fonds de commerce. Or il se trouve que chacun dentre nous fait partie de cette société, quil nest guère possible de sy faire constamment sujet, et que nous sommes tous en partie redevable de notre équilibre aux diverses béquilles que nous offre, çà et là, telle ou telle valeur plus ou moins dépassée mais encore plus ou moins reconnue.
Reste, en fin de compte, le principal défi que nous pose la question du faire. Il sagit dengager des actions plus ou moins collectives, qui supposent une prise de conscience du phénomène global et de ses répercussions à tous les niveaux, en même temps quune réflexion sur les ressources humaines, sur leur diversité, et sur les orientations susceptibles de concerner tout aussi bien les déclarés « exclus » que les soi-disant « inclus ». Cest peut-être beaucoup demander, mais je vois mal comment nous pourrions éviter le pire en persistant à vouloir nous en tirer à moindre prix.
Au demeurant, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que les ressources existent, ici et là, un peu partout ; et quil est parfaitement scandaleux quun Observatoire Indépendant nait pas encore été créé pour prendre en compte le très réel foisonnement des initiatives créatrices au sein de notre propre société : peut-être les pouvoirs publics y pourraient-ils sinspirer de certaines capacités dinvention qui semblent aujourdhui leur faire plus ou moins défaut. Et sans doute les différents acteurs de ces initiatives quon serait tenté de qualifier de « citoyennes » si le terme nétait un peu trop galvaudé de nos jours y trouveraient-ils lassurance de nêtre pas les seuls à sactiver dans leur coin, jusquà découvrir peut-être quils sont assez nombreux pour constituer ensemble une force significative.
Or il sagit aussi, désormais, de prendre en compte, par-delà nos très immédiats problèmes de re-socialisation, un phénomène global : une prétendue mondialisation, qui nest en réalité que lextension à léchelle planétaire dun libéralisme totalement irresponsable dont les adeptes les plus fervents sont tout juste en train de découvrir quils nont eux-mêmes aucun moyen den enrayer les pires conséquences. Tous les gouvernements du monde sont désormais au courant : les réalités économiques sont largement dominées par la virtualité des spéculations financières, et le reste de jeu dont ils disposaient encore leur fait maintenant défaut : pris en tenaille entre les décisions des actionnaires et lapparente absence de forces sociales susceptibles de soutenir une politique différente, ils nimaginent pas dautre recours que de rester en place et de faire semblant de gouverner. Et ils en sont tous plus ou moins là, dans tous les pays de lONU est sans doute fière de comptabiliser. Nous allons droit dans le mur, mais rassurons-nous : cest tous ensemble que nous y allons
Or ce que peut-être nous navons pas encore assez bien perçu, cest la multiplicité des effets qui en résultent pour quelque société que ce soit (du Nord comme du Sud) ; et, corrélativement, pour nimporte lequel des membres de cette société. Car nos psychismes individuels ont demblée une dimension sociale : il nest pas de sujet potentiel qui puisse tenter de sactualiser de penser, dagir et dexister en dehors de tout collectif humain.
Telle est, grossièrement simplifiée, la conjoncture inédite à laquelle se trouve aujourdhui exposée, et sommée de réagir, notre humaine condition. Il va de soi que je ne dispose à cet égard daucune espèce de recette. Je peux seulement me borner à rappeler certaines évidences ; tout en me risquant peut-être à y introduire, çà et là, quelque prise de position un peu personnelle
La « mondialisation » en cours ne nous est pas directement accessible ; et peut-être a-t-elle ainsi le mérite dattirer lattention sur le leurre que nont cessé de constituer pour nous, à tous les niveaux, lefficacité des classiques courroies de transmissions. Si nous avions déjà pu en découvrir les graves carences sur notre terrain le plus familier, nous voici cette fois confrontés à leur radicale et très mondiale absence. Il sagit donc de repartir de nos pouvoirs réels pour tenter de rétablir, de proche en proche et de niveau en niveau, les possibilités de rencontre, les occasions dengager le dialogue. Cest un défi dialectique qui simpose à nous : comment pratiquer le contexte qui est le nôtre, comment sancrer dans une praxis concrète tout en maintenant le regard sur une périlleuse évolution mondiale.
Or il est parfaitement vain de compter sur quelque dialectique que ce soit avant davoir engagé un travail de dialectisation. Car il importe avant tout que les termes antagoniques ne soient pas conçus comme irréductiblement contradictoires, mais que chacun deux se ressentent comme plus ou moins hanté par les motivations dont lautre se réclame. Aucune des options en présence ne saurait être considérée comme absolue : tout se passe toujours dans le relatif, et les oppositions les plus intenses ne donnent jamais lieu quà des déplacements du centre de gravité de la relation concernée. Doù la nécessité, lurgence, dune sorte de pédagogie, permanente et à tous les niveaux, qui fasse de mieux en mieux apparaître le « local » et le « mondial » comme potentiellement complémentaires.
Ici je parlerai volontiers dune action culturelle tous azimuts, qui nous réapprenne à poser nos problèmes en termes de dialogue, à surmonter nos manies de cloisonnement et de spécialisation, à préférer les risques de la compréhension aux dérisoires certitudes de lexplication. Autant dire quil sagirait dune entreprise de re-politisation fondée sur la ré-actualisation de nos potentialités subjectives. Que serait un « citoyen » qui renoncerait à se faire sujet ? Que serait un sujet potentiel qui renoncerait à se vouloir citoyen ?
Pratiquer le contexte sur fond de monde, se vouloir ancré dans une praxis, multiplier à tout niveau et en toute occasion les tentatives de dialogue, rechercher les médiations possibles dans les différents domaines Cest sans doute beaucoup nous demander ; mais le défi est là : lin-signifiance cesse de nous indigner, le consentement à labsurde fait détranges progrès parmi nous. Refusons de verser dans labsurdisme ; ne nous retranchons derrière aucune « fatalité » aucun prétendu déterminisme.
Notre plus décisif recours, cest la relation. Nous sommes des sujets relationnels, et ce quon nous propose aujourdhui cest de devenir des objets communiquants. Mais la « communication » cest le bruit. Un bruit de fond de plus en plus insistant, qui parasite les échanges mais sans leur fournir la moindre ré-alimentation. Il y a, bien sûr, des bruits aussi fécondants que provisoirement perturbants ; il y a des désordres salvateurs, qui peuvent arracher une société à ses pulsions mortifères, aux vertiges de la décadence. Mais ce désordre-là, le nôtre à lheure quil est, semble bien trop artificiel, et bien trop étranger à toute exigence de sens, pour pouvoir rouvrir le moindre espace à une quelconque ré-organisation. Seules peut-être, un jour ou lautre, de vraies clameurs humaines
Lordre des termes, tout dabord. Se demander que faire, nest-ce pas déjà avoir plus ou moins pensé la situation : en avoir repéré certains aspects essentiels, et la considérer comme inacceptable tout en se refusant à la tenir pour fatale ? A partir de là, bien sûr, il va falloir sinterroger sur la démarche à suivre : élaborer un minimum de stratégie, pour que ce quon va tenter de faire évite autant que possible de « faire le jeu » des forces adverses. Autant dire : continuer à penser, mais cette fois dans une plus exigeante acception du terme.
Que penser ?
Sur quelles bases, à partir de quelles assurances personnelles, selon quelles solidarités ? On peut par exemple se demander à qui sadresse ici la question « que faire ? ». Sans doute à ceux dentre nous qui peuvent encore soffrir le luxe de sinterroger ; mais pour beaucoup dautres, qui sont tout aussi bien « dentre nous », les situations qui nous préoccupent auraient plutôt pour effet de les mettre à la question. Dun côté, les consciences qui se réfèrent à une culture acquise, ambiante, plus ou moins reconnue ; de lautre, des consciences actuellement vouées à produire au jour le jour une culture de pénurie, qui ne prend forme nulle part. A quel prix, dans quelles conditions ces deux cultures peuvent-elles se rencontrer, tenter de se reconnaître ?
Question superflue : à laquelle appartient-il de faire le premier pas ? Question plus sérieuse : comment peut-elle sy prendre pour avoir quelque chance dengager le dialogue ?
Quêtre ?
Cest ici quil faut bien convenir que nos prises de position sur le « faire », par-delà toute considération dordre tactique ou stratégique, procèdent toujours, plus ou moins consciemment, dune option plus radicale et que joserai qualifier de philosophique : une option sur le sens.
Exemple : la vie a-t-elle un sens ? Non, bien sûr, pas le moindre à lexception de celui qui nous fait tous aller dune naissance involontaire à une mort tout à la fois certaine et imprévisible. Si la vie avait par elle-même un sens, depuis le temps ça se saurait Mais elle na jamais, pour nous, que le sens que nous lui attribuons ; et qui ne cesse de varier, selon les époques, selon les régions du monde, selon les cultures locales, selon chaque personne concernée.
Nous sommes certes environnés, habités par dinnombrables significations : sédiments de sens, dont les dictionnaires sefforcent de nous indiquer les diverses valorisations sociales. Mais il ny a de sens concret que dans le présent de nos propres intentions, projets ou entreprises. Et ce sens que nous leur donnons alors ne peut lui-même prendre sens, y compris pour nous, que dans la mesure où nous nous trouvons confrontés à dautres donneurs de sens. Produire tel ou tel sens nest rien (nous narrêtons pas de le faire, à tout propos et le plus souvent sans même le vouloir) : reste à lui donner sens en se risquant à le partager avec dautres. Ce qui suppose quon lassume, en tant que sujet dialoguant avec dautres sujets. Lennui, cest que personne ne peut être sujet : nous sommes tous des sujets potentiels, qui disent volontiers « je » tout en ne réagissant, la plupart du temps, quen fonction de leur « moi » ; mais qui peuvent aussi se faire sujet, quand les circonstances les y provoquent.
Non, décidément, le faire ne me paraît nullement associable à lêtre : jai plutôt la conviction quil exige quon se délivre de la tentation dêtre. Ce serait quoi, « être » ? Coïncider avec soi-même, se figer, sidentifier et se valoriser une fois pour toutes, sinterdire tout questionnement sur soi et sur son propre rapport au monde ? Non, le faire, lagir, tout aussi bien que le penser, ne peuvent se déployer que sur un refus dêtre : sur la tentative dexister, de se faire autant que possible sujet actif en relation avec dautres sujets actifs.
Je sais bien quune telle tentative ne peut quindisposer les vigilants conservateurs dun domaine en perdition : « de quelles valeurs sinquiètent-ils pourrez-vous donc vous réclamer ? » Et cest vrai que la seule réponse disponible ne saura guère les rassurer : « de nimporte lesquelles, selon les circonstances »
Nous vivons en effet dans une société (hélas semblable à beaucoup dautres) dont les ressortissants nont dautre recours que dans un zapping permanent, sans aucune mise en relation des références tour à tour invoquées. Lensemble bénéficiant dailleurs soit dun label « éthique », attribué par des entreprises de pointe, soit dune enseigne « morale », due à quelques intellectuels en quête dun fonds de commerce. Or il se trouve que chacun dentre nous fait partie de cette société, quil nest guère possible de sy faire constamment sujet, et que nous sommes tous en partie redevable de notre équilibre aux diverses béquilles que nous offre, çà et là, telle ou telle valeur plus ou moins dépassée mais encore plus ou moins reconnue.
Reste, en fin de compte, le principal défi que nous pose la question du faire. Il sagit dengager des actions plus ou moins collectives, qui supposent une prise de conscience du phénomène global et de ses répercussions à tous les niveaux, en même temps quune réflexion sur les ressources humaines, sur leur diversité, et sur les orientations susceptibles de concerner tout aussi bien les déclarés « exclus » que les soi-disant « inclus ». Cest peut-être beaucoup demander, mais je vois mal comment nous pourrions éviter le pire en persistant à vouloir nous en tirer à moindre prix.
Au demeurant, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que les ressources existent, ici et là, un peu partout ; et quil est parfaitement scandaleux quun Observatoire Indépendant nait pas encore été créé pour prendre en compte le très réel foisonnement des initiatives créatrices au sein de notre propre société : peut-être les pouvoirs publics y pourraient-ils sinspirer de certaines capacités dinvention qui semblent aujourdhui leur faire plus ou moins défaut. Et sans doute les différents acteurs de ces initiatives quon serait tenté de qualifier de « citoyennes » si le terme nétait un peu trop galvaudé de nos jours y trouveraient-ils lassurance de nêtre pas les seuls à sactiver dans leur coin, jusquà découvrir peut-être quils sont assez nombreux pour constituer ensemble une force significative.
Or il sagit aussi, désormais, de prendre en compte, par-delà nos très immédiats problèmes de re-socialisation, un phénomène global : une prétendue mondialisation, qui nest en réalité que lextension à léchelle planétaire dun libéralisme totalement irresponsable dont les adeptes les plus fervents sont tout juste en train de découvrir quils nont eux-mêmes aucun moyen den enrayer les pires conséquences. Tous les gouvernements du monde sont désormais au courant : les réalités économiques sont largement dominées par la virtualité des spéculations financières, et le reste de jeu dont ils disposaient encore leur fait maintenant défaut : pris en tenaille entre les décisions des actionnaires et lapparente absence de forces sociales susceptibles de soutenir une politique différente, ils nimaginent pas dautre recours que de rester en place et de faire semblant de gouverner. Et ils en sont tous plus ou moins là, dans tous les pays de lONU est sans doute fière de comptabiliser. Nous allons droit dans le mur, mais rassurons-nous : cest tous ensemble que nous y allons
Or ce que peut-être nous navons pas encore assez bien perçu, cest la multiplicité des effets qui en résultent pour quelque société que ce soit (du Nord comme du Sud) ; et, corrélativement, pour nimporte lequel des membres de cette société. Car nos psychismes individuels ont demblée une dimension sociale : il nest pas de sujet potentiel qui puisse tenter de sactualiser de penser, dagir et dexister en dehors de tout collectif humain.
Telle est, grossièrement simplifiée, la conjoncture inédite à laquelle se trouve aujourdhui exposée, et sommée de réagir, notre humaine condition. Il va de soi que je ne dispose à cet égard daucune espèce de recette. Je peux seulement me borner à rappeler certaines évidences ; tout en me risquant peut-être à y introduire, çà et là, quelque prise de position un peu personnelle
La « mondialisation » en cours ne nous est pas directement accessible ; et peut-être a-t-elle ainsi le mérite dattirer lattention sur le leurre que nont cessé de constituer pour nous, à tous les niveaux, lefficacité des classiques courroies de transmissions. Si nous avions déjà pu en découvrir les graves carences sur notre terrain le plus familier, nous voici cette fois confrontés à leur radicale et très mondiale absence. Il sagit donc de repartir de nos pouvoirs réels pour tenter de rétablir, de proche en proche et de niveau en niveau, les possibilités de rencontre, les occasions dengager le dialogue. Cest un défi dialectique qui simpose à nous : comment pratiquer le contexte qui est le nôtre, comment sancrer dans une praxis concrète tout en maintenant le regard sur une périlleuse évolution mondiale.
Or il est parfaitement vain de compter sur quelque dialectique que ce soit avant davoir engagé un travail de dialectisation. Car il importe avant tout que les termes antagoniques ne soient pas conçus comme irréductiblement contradictoires, mais que chacun deux se ressentent comme plus ou moins hanté par les motivations dont lautre se réclame. Aucune des options en présence ne saurait être considérée comme absolue : tout se passe toujours dans le relatif, et les oppositions les plus intenses ne donnent jamais lieu quà des déplacements du centre de gravité de la relation concernée. Doù la nécessité, lurgence, dune sorte de pédagogie, permanente et à tous les niveaux, qui fasse de mieux en mieux apparaître le « local » et le « mondial » comme potentiellement complémentaires.
Ici je parlerai volontiers dune action culturelle tous azimuts, qui nous réapprenne à poser nos problèmes en termes de dialogue, à surmonter nos manies de cloisonnement et de spécialisation, à préférer les risques de la compréhension aux dérisoires certitudes de lexplication. Autant dire quil sagirait dune entreprise de re-politisation fondée sur la ré-actualisation de nos potentialités subjectives. Que serait un « citoyen » qui renoncerait à se faire sujet ? Que serait un sujet potentiel qui renoncerait à se vouloir citoyen ?
Pratiquer le contexte sur fond de monde, se vouloir ancré dans une praxis, multiplier à tout niveau et en toute occasion les tentatives de dialogue, rechercher les médiations possibles dans les différents domaines Cest sans doute beaucoup nous demander ; mais le défi est là : lin-signifiance cesse de nous indigner, le consentement à labsurde fait détranges progrès parmi nous. Refusons de verser dans labsurdisme ; ne nous retranchons derrière aucune « fatalité » aucun prétendu déterminisme.
Notre plus décisif recours, cest la relation. Nous sommes des sujets relationnels, et ce quon nous propose aujourdhui cest de devenir des objets communiquants. Mais la « communication » cest le bruit. Un bruit de fond de plus en plus insistant, qui parasite les échanges mais sans leur fournir la moindre ré-alimentation. Il y a, bien sûr, des bruits aussi fécondants que provisoirement perturbants ; il y a des désordres salvateurs, qui peuvent arracher une société à ses pulsions mortifères, aux vertiges de la décadence. Mais ce désordre-là, le nôtre à lheure quil est, semble bien trop artificiel, et bien trop étranger à toute exigence de sens, pour pouvoir rouvrir le moindre espace à une quelconque ré-organisation. Seules peut-être, un jour ou lautre, de vraies clameurs humaines
* Philosophe, auteur de nombreux ouvrages dont lAction culturelle dans la cité, Ed. du Seuil (1973) et plus récemment dEntre-Deux, Conversations privées 1974-1999. Un itinéraire dengagement, Francis Jeanson et Christiane Philip, Ed. Le Bord de leau (2000).