Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
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Tout ce qui vaut nest pas argent
Lorsque lété arrive et que lenvie et le besoin de se reposer dominent toute autre (pré)occupation, on se prend à rêver : ah, si lon pouvait jouir du temps, de ce temps de la vie qui nous est volé par le capital à travers notre travail, de ce temps prélevé sur nos amours par des gadgets qui sonnent, silluminent, pétaradent et polluent, de ce temps happé par une recherche dérisoire et le plus souvent vaine sur un réseau électronique auquel sont connectées dautres victimes dun vol de temps similaire ! Le temps est tout ce qui nous manque. Le temps est tout ce que lon nous prend.
La richesse vaut plus que la valeur
Voici un syllogisme qui serait parfait si la première prémisse était vraie : largent mesure la richesse, or les dégâts sociaux et écologiques sévaluent en argent, donc plus il y a de dégâts, plus la richesse augmente. Ce syllogisme montre la manière dont le capitalisme étalonne ce qui a de la valeur et révèle sa conception de la richesse. Le PIB mesurant ce qui est produit contre monnaie dans une année additionne pêle-mêle la production dautomobiles (polluantes), dordinateurs et de téléphones (voleurs de temps), de porcs (immangeables), de services de soins (plus on est malade, plus le PIB augmente), de déchets (même les nucléaires), la construction et la démolition, etc. En revanche, le PIB ne comptabilise ni les activités bénévoles ni léducation donnée par les parents à leurs enfants, et il diminue si par hasard le nombre daccidents de la route décroît. Voilà un indicateur partiel, sinon partial.
Son insuffisance tient au fait quil mesure uniquement ce qui relève de la sphère monétaire qui comprend elle-même deux compartiments : la sphère monétaire marchande (ce qui est produit pour être vendu sur le marché avec profit) et la sphère monétaire non marchande (les services collectifs à but non lucratif comme léducation). Au sein de cette sphère monétaire sont produits des biens et services parce quils sont (à tort ou à raison) considérés comme utiles, cest-à-dire ayant une valeur dusage. Mais, déjà, on voit que certains (les services collectifs) ont une valeur dusage sans avoir de valeur déchange marchande. Cest la même chose avec les services rendus bénévolement dans la société ou avec les autres formes de richesse collective : la paix, la solidarité, le lien social, la création artistique non mercantile, cette chronique (qui fait la lumière sur léconomie) ou encore le soleil (qui fait la lumière tout court).
La valeur vaut moins que les valeurs
La preuve est donc faite quAristote avait raison et que Smith, Ricardo et Marx ont eu raison de lui donner raison sur ce point : la richesse ne se réduit pas à la valeur et la valeur ne vaut rien à côté des valeurs. Cest un peu compliqué mais ce le serait moins si certains ne mélangeaient pas tout.
Dominique Méda et Patrick Viveret1 partent à lassaut du PIB en pourfendant les fondateurs de léconomie politique cités plus haut auxquels ils attribuent la responsabilité dune conception étroite de la richesse. Cest un contresens monumental. Méda et Viveret découvrent aujourdhui que le PIB ne prend en compte que les productions monétaires, laissant de côté les autres richesses et, au contraire, intègre bon nombre de nuisances. Mais cela est connu depuis la distinction entre valeur dusage et valeur déchange et leur tort est de sattaquer aux penseurs qui ont établi cette séparation.
La critique doit être adressée aux libéraux contemporains qui assimilent richesse (la valeur dusage) et valeur déchange et qui naccordent aucune place aux services publics, au point que lavenir de lhumanité devient la marchandisation infinie, puisquà leurs yeux la satisfaction des besoins ne peut provenir que de lextension de la sphère marchande confondue avec celle des valeurs dusage.
La richesse ne se réduit pas au PIB, cest-à-dire aux valeurs ajoutées par le secteur marchand et le secteur non marchand ; en outre, une partie de la valeur marchande est constituée de nuisances ou externalités négatives qui ne sont pas de la richesse. Un autre problème naît avec la partie de la richesse correspondant à la qualité du bien-être ou aux dons de la nature, les externalités cette fois positives. Vouloir leur attribuer une « valeur » sans préciser quil sagit dune valeur qui ne peut être monétaire, qui se situe sur un autre plan que léconomique, celui du politique, de léthique et de lesthétique, celui des « valeurs », au mieux entretient une redoutable ambiguïté, au pire constitue une grave erreur.
Beaucoup sacharnent à essayer de compléter le PIB qui ne peut lêtre. En somme, laddition du PIB nest pas fausse. Elle représente la valeur monétaire, une (petite) partie de la richesse. Le travail est bien le seul facteur susceptible de donner de la valeur monétaire, mais il y a du travail qui aboutit à des valeurs dusage sans valeur déchange et, en plus, il y a des richesses (non économiques) qui échappent au champ du travail.
Ô temps,
suspends ton vol
Cest ce que ne comprend pas léconomiste américain Jeremy Rifkin qui, quelques années après avoir publié un best-seller établissant un pronostic erroné sur la fin du travail, récidive en annonçant « une transformation radicale du capitalisme »2 : « la marchandise est le temps humain, qui devient la valeur primordiale. » Rifkin enfonce une porte ouverte. Depuis sa naissance, le capitalisme vole le temps de lhomme. Marx en faisait le pivot de sa critique de laliénation, Weber aussi le disait et André Gorz le répète depuis cinquante ans. Mais, de plus, Rifkin se trompe en faisant implicitement sien laphorisme de Franklin « le temps, cest de largent ». Le temps nest de largent grossissant le capital que si cest du temps de travail validé par une vente. Rifkin est victime comme tous les économistes libéraux de lillusion qui consiste à assimiler laccaparation de la valeur par le biais de marchés monopolistiques ou de réseaux dont les coûts de fonctionnement sont nuls à de la création de valeur. Il croit à lutopie capitaliste intégrale le capital peut se passer du travail qua rappelée cyniquement le PDG dAlcatel : « une entreprise sans usines ».
Cétait une chronique de lété pour lété. Quelle suée ! Que voulez-vous, la vie, cest beau mais cest difficile à comprendre : quand on aime la vie, ne compte pas ce qui dordinaire se compte, et compte ce qui ne se compte pas. Et la bourse, cest nul mais cest facile.
A suivre
La richesse vaut plus que la valeur
Voici un syllogisme qui serait parfait si la première prémisse était vraie : largent mesure la richesse, or les dégâts sociaux et écologiques sévaluent en argent, donc plus il y a de dégâts, plus la richesse augmente. Ce syllogisme montre la manière dont le capitalisme étalonne ce qui a de la valeur et révèle sa conception de la richesse. Le PIB mesurant ce qui est produit contre monnaie dans une année additionne pêle-mêle la production dautomobiles (polluantes), dordinateurs et de téléphones (voleurs de temps), de porcs (immangeables), de services de soins (plus on est malade, plus le PIB augmente), de déchets (même les nucléaires), la construction et la démolition, etc. En revanche, le PIB ne comptabilise ni les activités bénévoles ni léducation donnée par les parents à leurs enfants, et il diminue si par hasard le nombre daccidents de la route décroît. Voilà un indicateur partiel, sinon partial.
Son insuffisance tient au fait quil mesure uniquement ce qui relève de la sphère monétaire qui comprend elle-même deux compartiments : la sphère monétaire marchande (ce qui est produit pour être vendu sur le marché avec profit) et la sphère monétaire non marchande (les services collectifs à but non lucratif comme léducation). Au sein de cette sphère monétaire sont produits des biens et services parce quils sont (à tort ou à raison) considérés comme utiles, cest-à-dire ayant une valeur dusage. Mais, déjà, on voit que certains (les services collectifs) ont une valeur dusage sans avoir de valeur déchange marchande. Cest la même chose avec les services rendus bénévolement dans la société ou avec les autres formes de richesse collective : la paix, la solidarité, le lien social, la création artistique non mercantile, cette chronique (qui fait la lumière sur léconomie) ou encore le soleil (qui fait la lumière tout court).
La valeur vaut moins que les valeurs
La preuve est donc faite quAristote avait raison et que Smith, Ricardo et Marx ont eu raison de lui donner raison sur ce point : la richesse ne se réduit pas à la valeur et la valeur ne vaut rien à côté des valeurs. Cest un peu compliqué mais ce le serait moins si certains ne mélangeaient pas tout.
Dominique Méda et Patrick Viveret1 partent à lassaut du PIB en pourfendant les fondateurs de léconomie politique cités plus haut auxquels ils attribuent la responsabilité dune conception étroite de la richesse. Cest un contresens monumental. Méda et Viveret découvrent aujourdhui que le PIB ne prend en compte que les productions monétaires, laissant de côté les autres richesses et, au contraire, intègre bon nombre de nuisances. Mais cela est connu depuis la distinction entre valeur dusage et valeur déchange et leur tort est de sattaquer aux penseurs qui ont établi cette séparation.
La critique doit être adressée aux libéraux contemporains qui assimilent richesse (la valeur dusage) et valeur déchange et qui naccordent aucune place aux services publics, au point que lavenir de lhumanité devient la marchandisation infinie, puisquà leurs yeux la satisfaction des besoins ne peut provenir que de lextension de la sphère marchande confondue avec celle des valeurs dusage.
La richesse ne se réduit pas au PIB, cest-à-dire aux valeurs ajoutées par le secteur marchand et le secteur non marchand ; en outre, une partie de la valeur marchande est constituée de nuisances ou externalités négatives qui ne sont pas de la richesse. Un autre problème naît avec la partie de la richesse correspondant à la qualité du bien-être ou aux dons de la nature, les externalités cette fois positives. Vouloir leur attribuer une « valeur » sans préciser quil sagit dune valeur qui ne peut être monétaire, qui se situe sur un autre plan que léconomique, celui du politique, de léthique et de lesthétique, celui des « valeurs », au mieux entretient une redoutable ambiguïté, au pire constitue une grave erreur.
Beaucoup sacharnent à essayer de compléter le PIB qui ne peut lêtre. En somme, laddition du PIB nest pas fausse. Elle représente la valeur monétaire, une (petite) partie de la richesse. Le travail est bien le seul facteur susceptible de donner de la valeur monétaire, mais il y a du travail qui aboutit à des valeurs dusage sans valeur déchange et, en plus, il y a des richesses (non économiques) qui échappent au champ du travail.
Ô temps,
suspends ton vol
Cest ce que ne comprend pas léconomiste américain Jeremy Rifkin qui, quelques années après avoir publié un best-seller établissant un pronostic erroné sur la fin du travail, récidive en annonçant « une transformation radicale du capitalisme »2 : « la marchandise est le temps humain, qui devient la valeur primordiale. » Rifkin enfonce une porte ouverte. Depuis sa naissance, le capitalisme vole le temps de lhomme. Marx en faisait le pivot de sa critique de laliénation, Weber aussi le disait et André Gorz le répète depuis cinquante ans. Mais, de plus, Rifkin se trompe en faisant implicitement sien laphorisme de Franklin « le temps, cest de largent ». Le temps nest de largent grossissant le capital que si cest du temps de travail validé par une vente. Rifkin est victime comme tous les économistes libéraux de lillusion qui consiste à assimiler laccaparation de la valeur par le biais de marchés monopolistiques ou de réseaux dont les coûts de fonctionnement sont nuls à de la création de valeur. Il croit à lutopie capitaliste intégrale le capital peut se passer du travail qua rappelée cyniquement le PDG dAlcatel : « une entreprise sans usines ».
Cétait une chronique de lété pour lété. Quelle suée ! Que voulez-vous, la vie, cest beau mais cest difficile à comprendre : quand on aime la vie, ne compte pas ce qui dordinaire se compte, et compte ce qui ne se compte pas. Et la bourse, cest nul mais cest facile.
A suivre
(1) D. Méda, Quest-ce que la richesse ?, Alto Aubier, 1999 ; P. Viveret, Reconsidérer la richesse, Rapport détape de la mission « nouveaux facteurs de richesses » au Secrétaire dEtat à lEconomie Solidaire, 2001.
(2) J. Rifkin, « Quand les marchés seffacent devant les réseaux », Le Monde diplomatique, juillet 2001.
(2) J. Rifkin, « Quand les marchés seffacent devant les réseaux », Le Monde diplomatique, juillet 2001.