Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
par Claude Corman
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Madrid, 1680. La procession a la forme dune spirale, comme si la mise en scène de lacte de foi, empruntant à la voûte céleste les motifs géométriques des galaxies communes pouvait graver plus aisément dans lesprit de ses spectateurs lorigine divine du jugement. On ma couvert la tête dune carocha, sorte de grande coiffe cartonnée, pointue et coniforme et dun sambenito sur lequel sont dessinés ma face brûlée par le feu, des petits diables à la queue fourchue et de multiples flammes tournées vers le haut, lhabit des hérétiques condamnés à la crémation ! Les « réconciliés » ont plus de chance : on a cousu sur leurs tabliers dinfamie des croix de saint André ou des flammes tournées vers le bas. Je serre dans la poche de mon pantalon, sous le sambenito, une lettre de mon frère parti en Hollande quand les soupçons et les rumeurs les plus malveillantes ont commencé à brouillé la tranquille vie de notre famille. Il mécrit : « Bien sûr, mon frère, je pense souvent à lodeur des orangers et des jasmins et aux chemins caillouteux de notre enfance qui serpentaient entre les chênes verts et les oliviers. Lombre fraîche du patio de notre maison et lâpre parfum du vin sec de Jerez habitent encore ma mémoire, surtout quand les vents du Nord noient les façades dAmsterdam dans un crachin mélancolique et obstiné. Et nos virées chez la Celestina, mon cher frère, comment les oublierais-je dans ce petit pays gouverné par les murs austères des calvinistes ? Mais vois-tu, les choses ici changent très vite et nous sont moins hostiles. Un philosophe de notre peuple a écrit récemment « Dans cette florissante république et ville splendide, des hommes de toute origine nationale et appartenant à toutes sortes de sectes religieuses vivent dans la concorde la plus parfaite » Vivre librement, au grand jour, ne plus craindre la rumeur, la délation, la calomnie, être enfin respecté et reconnu comme citoyen à part entière, tu ne peux imaginer combien cela rend le cur alerte et léger. On finit par pardonner au Ciel de préférer le gris à lazur. Mon cher frère, mes affaires sont en bonne voie. Aussi, je ten prie, rejoins-moi vite ici. Je tattends. Ton cher frère qui ne pense quà toi.. ».
Un moine tenant un crucifix de la main droite mimplore dabjurer la foi hérétique. Cela me vaudra dêtre garroté avant dêtre brûlé. Plusieurs bûchers sont dressés sur la grande place. En face de moi, japerçois les inquisiteurs et les nobles, sous une grande tente bleue, confortablement abrités du feu du Ciel qui accable la terre et fait trembler les êtres et les choses dans une incertaine et blanche lumière...
Salamanque. 12 octobre 1936. Dans la cour de luniversité, le général manchot Millan Astray a crié « Vive la mort, à bas lintelligence ». Unamuno lui a répondu : « Moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes qui suscitaient la colère de ceux qui ne les comprenaient pas, je dois vous dire, en tant quorfèvre en la matière, que ce paradoxe barbare me répugne... Vous vaincrez parce que vous avez la force brutale. Mais vous ne convaincrez pas. Car pour convaincre, vous devrez persuader. Et pour persuader, il faut justement ce qui vous manque : la raison et le droit dans la lutte... »
Cet après-midi, nous sommes allés faire une tienta dans la ganaderia de Montalvo, près de San Pedro de Rozados et de Frades de la Sierra et nous sommes revenus à Salamanque, lhumeur frondeuse et gaie. Nous buvons du vin chez Eduardo. Jaime bien aller chez Eduardo. On y sert le vin au poron sur des tables crasseuses. Les murs sentent la moisissure. Lhumidité décolle par endroits les affiches taurines dont les bords fanés et croûteux évoquent les squames dune peau lacérée par un ongle invisible. Mais cest un bar encore heureux où les gens écoutent du cante jondo en crachant silencieusement sur les maudits événements de lEspagne. Je suis avec Rafaël Manzana, un copain novillero et poète.
- Tiens, écoute-moi ça, dis-je à mon copain Rafaël. Cest une lettre du frangin, postée à Amsterdam il y a quinze jours.
« Mon cher frère, les nouvelles qui nous parviennent dEspagne sont très inquiétantes. A ce que lon lit dans la presse, les rebelles ont conquis de nombreuses régions et leurs crimes horribles parviennent jusquà nous. A Badajoz, ils ont fusillé deux mille hommes et décapité 750 ouvriers à Merida, sous les ordres du sanguinaire Yagüe. Certes la Catalogne, Valence, Bilbao, les Asturies et Madrid sont encore dans les mains du gouvernement républicain et on prétend que ces régions concentrant 90% de lindustrie lourde espagnole sont les plus décisives pour lavenir. Mais les républicains tiendront-ils le coup ? Le pacte de non-intervention est ouvertement violé par les dictateurs allemand, italien et portugais, pendant que les gouvernements anglais et français hésitent et tergiversent. Que fait Blum ? Si les fronts populaires ne saident pas, sur qui peut compter la République espagnole ? Les démocraties protestent, les tyrannies agissent ! Jamais parole ne fut plus juste. Ici, les événements ne sont pas très heureux. Le De Telegraaf dAmsterdam salue le discours de neutralité du roi des belges, Leopold III, alors que les « rexistes » de Degrelle et les nationalistes flamands ont conclu une alliance favorable aux thèses nazies. Quand viendras-tu à Amsterdam ? Lair y est certainement plus respirable quà Salamanque livrée aux mains des factieux. A part ça, sais-tu, mon cher frère, quil y a exactement cent ans, Samuel Colt inventait le revolver. Cétait en Octobre 1836. Voilà un anniversaire dont personne ne parle, comme si on ne sintéressait pas du tout aux armes, aujourdhui. Tu penses ! Je suis en train de lire un roman de Joseph Roth Confession dun assassin que publient les éditions dAllert de Lange dAmsterdam. Ici, au moins, on édite les juifs viennois. Cest tout de même mieux quà Prague où le ministre de lIntérieur vient dinterdire la lecture publique du poème Les tisserands de Heine sous prétexte que lun des vers « Allemagne, nous tissons ton linceul » était de nature à provoquer de graves désordres publics. Bon sang, il avait écrit ça, il y a cent ans !... Enfin. Jespère au plus tôt de tes nouvelles. Ton très dévoué et cher frère... »
Tu vois, Rafaël, ils sintéressent encore à nous là haut ! Il faut pas désespérer ! Avec de fins stratèges politiques comme le frangin, y a pas de quoi se faire trop de bile !
Dans le bar, un trio de gitans chantent. Ils chantent noir comme lest lEspagne aujourdhui, comme lest le cuir des toros pour une provisoire éternité. Les peteneras et les siguiryas nous font monter lâme au verre - ou linverse, je ne sais plus trop bien - et nous buvons, beaucoup, beaucoup... jusquà livresse, jusquà ce sentiment heureux dhabiter autre chose que nos corps, de devenir enfin des molécules élastiques et informes, de la pure fumée de cigarette ou des sons de guitares. Nous navons pas vu les militaires arriver. Tous les autres, oui. Les chanteurs gitans ont pris la porte, par derrière. Les gens se recroquevillent sur leurs porons, tout à leur affaire de boire un coup de vin, la tête penchée lourdement vers la table, les yeux insurprenables, comme si létroitesse de lespace ainsi figuré et limmobile gibbosité de leurs silhouettes témoignaient douloureusement, impassiblement dune défaite intérieure. Comme on ne chante plus, je me mets à réciter des poèmes de Lorca. Rafaël aussi. Jaime beaucoup celui de la vache où les ivrognes font provision de mort. « ...por el derribo de los cielos yertos donde meriendan muerte los borrachos » (par lécroulement de cieux glacés où les ivrognes font collation de mort).
- Eh Rafaël, tu connais « Escena del teniente coronel de la guardia civil » ?
- Si, hombre.
- Alors je fais le teniente coronel, tu fais le gitano.
- Moi : Yo soy el teniente coronel de la Guardia Civil. Tú quién eres ? (Je suis le lieutenant colonel de la Guardia civil. Toi, qui es-tu ?
- Rafaël : Un gitano (un gitan).
- Moi : Y qué es un gitano (Et quest-ce un gitan ?) ?
- Rafaël :Cualquier cosa (quelque chose).
- Moi : Cómo te llamas (Comment te nommes-tu ?) ?
- Rafaël : Eso (ça.).
- Moi : Qué dices (Que dis-tu ?) ?
- Rafaël : Gitano (gitan).
- Moi : Donde estabas (Doù es-tu ?) ?
- Rafaël : En la puente de los rios (Du pont sur les rivières).
- Moi : Pero de qué ríos (Mais de quelles rivières ?) ?
- Rafaël : De todos los ríos (De toutes les rivières).
- Moi : Y que hacías allí (Et que fais-tu ici ?) ?
- Rafaël : Una torre de canela. He inventado unas alas para volar, y vuelo. Azufre y rosa en mis labios (Une tour de cannelle. Jai inventé des ailes pour voler et je vole. Soufre et rose sur mes lèvres).
- Moi : Ay !
- Rafaël : Aunque no necesito alas, porque vuelo sin ellas. Nubes y anillos en mi sangre. (Même si je nai pas besoin dailes, car je vole sans elles. Nuées et anneaux dans mon sang)
- Moi : Ay !
- Rafaël : En enero tengo azahar (En janvier, je cueille des fleurs doranger.).
- Moi : Ayyyyyy !
- Rafaël : Y naranjas en la nieve (Et des oranges dans la neige).
- Moi : Ayyyyyyy, pin, pun, pam. Et je mécroule comme le teniente coronel du drôle de dialogue de Federico. Rafaël na pas plus de chance que moi. Nous navons pas vu sortir de lombre les faces haineuses et hébétées des militaires ni leurs revolvers pointés sur nos poitrines.
Jai été enterré près de mon ami Rafaël Manzana, dans une fosse creusée à la va-vite, un petit cimetière sous la lune, le 20 octobre 1936...
Plaza Santa Ana, Madrid, octobre 2001. 21 h. Nous sommes assis sur un petit banc en face de lhôtel Victoria. Lair est chaud et agréablement épicé par les odeurs de fritures de la nuit naissante. On dirait que lété sattarde encore sur la Castille. Nous sommes allés boire quelques verres au Viva el Madrid, à la cerveceria alemana, au Museo del Jamon et pour finir à las cuevas de Sesamo. Jaime beaucoup cette cave dont les voûtes couvertes de citations et de poèmes forment un livre ouvert que lon feuillette au prix de douloureuses contorsions cervicales. A lépoque tardive du franquisme, les étudiants avaient lhabitude de sy retrouver pour glisser dans les doublures usées du vêtement tyrannique des manifestes littéraires. Cest aussi dans ce bistrot que nous avions fêté jusque tard dans la nuit la faena historique de Rafaël de Paula, lors de la feria dautomne en 88. Le torero gitan avait soulevé Las Ventas. Je me souviens. La nuit tombait. Le ciel au-dessus des arènes était encore dun bleu-tendre à lOuest. Les habits des toreros scintillaient sous les projecteurs allumés. Le sable avait une couleur dorée. Et le public était debout, incapable de sasseoir entre deux séries de passes, comme sil avait le pressentiment de commémorer un événement qui ne reviendrait jamais. Malgré deux avis et une mise à mort lamentable (je crois quil y eut huit pinchazos et autant de descabellos mais personne ne regardait la mort du toro... Ce nétait plus le sujet) ce fut un immense triomphe. Rafaël fit son tour de piste au rythme des bulerias que palmaient ses amis et la foule transfigurée des gradins qui avait accueilli De Paula par une odieuse et longue bronca et lovationnait maintenant comme le héros dune parade romaine.
Et puis cet endroit, peut-être à cause des poèmes qui courent sur les murs de la cave, me rappelle mon oncle mort un soir dOctobre 36 en récitant des poèmes de Lorca. La nuit était-elle aussi douce que ce soir quand les balles ennemies sont venues réclamer sa vie, une nuit de cire, de lune rousse et de chants mélancoliques ?
Mon copain Guillermo me tend une cigarette. Jaspire une taffe puis une autre. Qui se soucie de nous ? Les gens passent dans le jardin sans sattarder. Quelques enfants samusent un peu plus loin sur un toboggan aux couleurs défraîchies et une vieille dame donne du pain à des pigeons.
« Amsterdam. 5 octobre 2001
Mon cher frère,
Jai vu sur tes conseils « La lengua de las mariposas ». Toute la nuit, jai pensé à cet enfant crachant les terribles injures : Puta, roja, ateo à la face de son ami, le vieux professeur traîné de la prison jusquà la remorque du camion où les soldats entassent les hommes qui seront exécutés tout à lheure dans un quelconque fossé, gamin hurlant ses ignobles jurons à lunisson de la foule rassemblée du village, comme son père, comme son frère, comme sa mère, savilissant eux-mêmes dans la comédie de la haine forcée, sous les regards méprisants des fascistes et des futurs petits maîtres de lEspagne nouvelle. Yeux terribles de lenfant, yeux de haine, de folie, de honte, de ruse aussi sans doute, de complicité peut-être - et qui le saura jamais ? - avec ce vieux maître humaniste qui lui a enseigné la langue des papillons le dernier printemps davant le soulèvement franquiste. Les insultes et les pierres des enfants jetées à la charrette des républicains menés à la mort comme des bestiaux sans parole sont plus terribles, plus insupportables que la haine froide des bourreaux ou que la bêtise solidaire de la foule qui tremble, sincline et communie pitoyablement au triomphe des brutes...
Hier soir, je suis allé à mon premier mariage gay. Les invités semblaient heureux et fiers de vivre dans un pays aux murs si libérales. On ne faisait pas que se marier, on fêtait aussi une cause, une liberté, une émancipation. Quel immense soulagement de faire comme les gens communs, de leur ressembler, dépouser leurs coutumes, leurs rites, de ne plus être des parias, des gens des coulisses ! Jai traîné toute la soirée un sale mal de tête et une humeur morose.
Albert, lun des époux de la soirée, qui travaille avec moi au département dhistoire médiévale dAmsterdam, tout émoustillé par le champagne (son visage avait la couleur rose écarlate dun coup de soleil estival) ma accablé dun éloge vibrant et patriotique de la Hollande. Tu vois, Miguel, ma-t-il dit, la République des Provinces Unies au XVIIe siècle était en avance sur toute lEurope par sa tolérance religieuse. Et nous en savons assurément quelque chose. Mais encore aujourdhui, tu vois, nous indiquons des horizons nouveaux à lEurope. La légalisation du cannabis, les mariages homosexuels, les facilités dadoption accordées à ces couples (Dailleurs, moi et Franz nous y pensons très fort...) et puis la dernière loi sur leuthanasie...
Quest-ce que je pouvais bien lui répondre ? Lui parler de létonnante résistance de la jeune démocratie espagnole face aux crimes répétés de lETA. Cela maurait valu une cinglante réplique dAlbert sur le soutien apporté par Jose Maria Aznar à son ami Berlusconi et une plaisanterie de plus sur les démocraties catholiques-cathodiques du Sud.
Enfin !.. Jespère pouvoir être avec toi, mon cher frère, pour la feria du Pilar. ça fait tant de temps que je nai vu Saragosse en fête. Je tembrasse. Miguel. » - Vos papiers ! Ordonne un flic. Guillermo me frappe du coude. Je crois bien que je métais assoupi.
- Vos papiers, répète le flic. Guillermo a fumé un pétard. ça sent lherbe à plein nez ! Peut-être que ce con de policier nous prend pour des dealers. On vend pas mal de hasch dans le jardin de la Plaza Santa Ana et les flics y font des descentes régulières.
Et puis, jai entendu le bruit sec dune détonation. Et les pigeons se sont envolés. Et je lai vu, lui, le jeune homme de vingt cinq ans avec son uniforme (cest quand il a porté ses mains à la poitrine que jai regardé son âge), je lai vu tousser, hoqueter et saffaler par terre. Presque à mes pieds. Le sang faisait une flaque sur la terre pelée, près du banc. Autour de nous, on a hurlé. On a vu une silhouette détaler vers la calle del Principe en direction de la Puerta del Sol. Les sirènes sont arrivées très vite, nous avons quitté la Plaza Santa Ana, comme si nous aussi nous étions des criminels. Jai pensé au grand oncle assassiné par des uniformes franquistes et à ce jeune flic qui agonisait avec sa poitrine criblée de plomb. Jai aussi pensé en un éclair à la boutade de Guillermo, quand Carrero Blanco, dit lOgre avait sauté dans un attentat de lETA : « On na même pas retrouvé une phalange », comme si cette boutade venue de la nuit des temps établissait une sorte de complicité sans âge avec les tueurs daujourdhui. Et puis je nai plus pensé à rien. Jai regardé le ciel bleu sombre de Madrid en arrivant à la Plaza de los Cibeles. Lété sattardait sur la Castille...
Un moine tenant un crucifix de la main droite mimplore dabjurer la foi hérétique. Cela me vaudra dêtre garroté avant dêtre brûlé. Plusieurs bûchers sont dressés sur la grande place. En face de moi, japerçois les inquisiteurs et les nobles, sous une grande tente bleue, confortablement abrités du feu du Ciel qui accable la terre et fait trembler les êtres et les choses dans une incertaine et blanche lumière...
Salamanque. 12 octobre 1936. Dans la cour de luniversité, le général manchot Millan Astray a crié « Vive la mort, à bas lintelligence ». Unamuno lui a répondu : « Moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes qui suscitaient la colère de ceux qui ne les comprenaient pas, je dois vous dire, en tant quorfèvre en la matière, que ce paradoxe barbare me répugne... Vous vaincrez parce que vous avez la force brutale. Mais vous ne convaincrez pas. Car pour convaincre, vous devrez persuader. Et pour persuader, il faut justement ce qui vous manque : la raison et le droit dans la lutte... »
Cet après-midi, nous sommes allés faire une tienta dans la ganaderia de Montalvo, près de San Pedro de Rozados et de Frades de la Sierra et nous sommes revenus à Salamanque, lhumeur frondeuse et gaie. Nous buvons du vin chez Eduardo. Jaime bien aller chez Eduardo. On y sert le vin au poron sur des tables crasseuses. Les murs sentent la moisissure. Lhumidité décolle par endroits les affiches taurines dont les bords fanés et croûteux évoquent les squames dune peau lacérée par un ongle invisible. Mais cest un bar encore heureux où les gens écoutent du cante jondo en crachant silencieusement sur les maudits événements de lEspagne. Je suis avec Rafaël Manzana, un copain novillero et poète.
- Tiens, écoute-moi ça, dis-je à mon copain Rafaël. Cest une lettre du frangin, postée à Amsterdam il y a quinze jours.
« Mon cher frère, les nouvelles qui nous parviennent dEspagne sont très inquiétantes. A ce que lon lit dans la presse, les rebelles ont conquis de nombreuses régions et leurs crimes horribles parviennent jusquà nous. A Badajoz, ils ont fusillé deux mille hommes et décapité 750 ouvriers à Merida, sous les ordres du sanguinaire Yagüe. Certes la Catalogne, Valence, Bilbao, les Asturies et Madrid sont encore dans les mains du gouvernement républicain et on prétend que ces régions concentrant 90% de lindustrie lourde espagnole sont les plus décisives pour lavenir. Mais les républicains tiendront-ils le coup ? Le pacte de non-intervention est ouvertement violé par les dictateurs allemand, italien et portugais, pendant que les gouvernements anglais et français hésitent et tergiversent. Que fait Blum ? Si les fronts populaires ne saident pas, sur qui peut compter la République espagnole ? Les démocraties protestent, les tyrannies agissent ! Jamais parole ne fut plus juste. Ici, les événements ne sont pas très heureux. Le De Telegraaf dAmsterdam salue le discours de neutralité du roi des belges, Leopold III, alors que les « rexistes » de Degrelle et les nationalistes flamands ont conclu une alliance favorable aux thèses nazies. Quand viendras-tu à Amsterdam ? Lair y est certainement plus respirable quà Salamanque livrée aux mains des factieux. A part ça, sais-tu, mon cher frère, quil y a exactement cent ans, Samuel Colt inventait le revolver. Cétait en Octobre 1836. Voilà un anniversaire dont personne ne parle, comme si on ne sintéressait pas du tout aux armes, aujourdhui. Tu penses ! Je suis en train de lire un roman de Joseph Roth Confession dun assassin que publient les éditions dAllert de Lange dAmsterdam. Ici, au moins, on édite les juifs viennois. Cest tout de même mieux quà Prague où le ministre de lIntérieur vient dinterdire la lecture publique du poème Les tisserands de Heine sous prétexte que lun des vers « Allemagne, nous tissons ton linceul » était de nature à provoquer de graves désordres publics. Bon sang, il avait écrit ça, il y a cent ans !... Enfin. Jespère au plus tôt de tes nouvelles. Ton très dévoué et cher frère... »
Tu vois, Rafaël, ils sintéressent encore à nous là haut ! Il faut pas désespérer ! Avec de fins stratèges politiques comme le frangin, y a pas de quoi se faire trop de bile !
Dans le bar, un trio de gitans chantent. Ils chantent noir comme lest lEspagne aujourdhui, comme lest le cuir des toros pour une provisoire éternité. Les peteneras et les siguiryas nous font monter lâme au verre - ou linverse, je ne sais plus trop bien - et nous buvons, beaucoup, beaucoup... jusquà livresse, jusquà ce sentiment heureux dhabiter autre chose que nos corps, de devenir enfin des molécules élastiques et informes, de la pure fumée de cigarette ou des sons de guitares. Nous navons pas vu les militaires arriver. Tous les autres, oui. Les chanteurs gitans ont pris la porte, par derrière. Les gens se recroquevillent sur leurs porons, tout à leur affaire de boire un coup de vin, la tête penchée lourdement vers la table, les yeux insurprenables, comme si létroitesse de lespace ainsi figuré et limmobile gibbosité de leurs silhouettes témoignaient douloureusement, impassiblement dune défaite intérieure. Comme on ne chante plus, je me mets à réciter des poèmes de Lorca. Rafaël aussi. Jaime beaucoup celui de la vache où les ivrognes font provision de mort. « ...por el derribo de los cielos yertos donde meriendan muerte los borrachos » (par lécroulement de cieux glacés où les ivrognes font collation de mort).
- Eh Rafaël, tu connais « Escena del teniente coronel de la guardia civil » ?
- Si, hombre.
- Alors je fais le teniente coronel, tu fais le gitano.
- Moi : Yo soy el teniente coronel de la Guardia Civil. Tú quién eres ? (Je suis le lieutenant colonel de la Guardia civil. Toi, qui es-tu ?
- Rafaël : Un gitano (un gitan).
- Moi : Y qué es un gitano (Et quest-ce un gitan ?) ?
- Rafaël :Cualquier cosa (quelque chose).
- Moi : Cómo te llamas (Comment te nommes-tu ?) ?
- Rafaël : Eso (ça.).
- Moi : Qué dices (Que dis-tu ?) ?
- Rafaël : Gitano (gitan).
- Moi : Donde estabas (Doù es-tu ?) ?
- Rafaël : En la puente de los rios (Du pont sur les rivières).
- Moi : Pero de qué ríos (Mais de quelles rivières ?) ?
- Rafaël : De todos los ríos (De toutes les rivières).
- Moi : Y que hacías allí (Et que fais-tu ici ?) ?
- Rafaël : Una torre de canela. He inventado unas alas para volar, y vuelo. Azufre y rosa en mis labios (Une tour de cannelle. Jai inventé des ailes pour voler et je vole. Soufre et rose sur mes lèvres).
- Moi : Ay !
- Rafaël : Aunque no necesito alas, porque vuelo sin ellas. Nubes y anillos en mi sangre. (Même si je nai pas besoin dailes, car je vole sans elles. Nuées et anneaux dans mon sang)
- Moi : Ay !
- Rafaël : En enero tengo azahar (En janvier, je cueille des fleurs doranger.).
- Moi : Ayyyyyy !
- Rafaël : Y naranjas en la nieve (Et des oranges dans la neige).
- Moi : Ayyyyyyy, pin, pun, pam. Et je mécroule comme le teniente coronel du drôle de dialogue de Federico. Rafaël na pas plus de chance que moi. Nous navons pas vu sortir de lombre les faces haineuses et hébétées des militaires ni leurs revolvers pointés sur nos poitrines.
Jai été enterré près de mon ami Rafaël Manzana, dans une fosse creusée à la va-vite, un petit cimetière sous la lune, le 20 octobre 1936...
Plaza Santa Ana, Madrid, octobre 2001. 21 h. Nous sommes assis sur un petit banc en face de lhôtel Victoria. Lair est chaud et agréablement épicé par les odeurs de fritures de la nuit naissante. On dirait que lété sattarde encore sur la Castille. Nous sommes allés boire quelques verres au Viva el Madrid, à la cerveceria alemana, au Museo del Jamon et pour finir à las cuevas de Sesamo. Jaime beaucoup cette cave dont les voûtes couvertes de citations et de poèmes forment un livre ouvert que lon feuillette au prix de douloureuses contorsions cervicales. A lépoque tardive du franquisme, les étudiants avaient lhabitude de sy retrouver pour glisser dans les doublures usées du vêtement tyrannique des manifestes littéraires. Cest aussi dans ce bistrot que nous avions fêté jusque tard dans la nuit la faena historique de Rafaël de Paula, lors de la feria dautomne en 88. Le torero gitan avait soulevé Las Ventas. Je me souviens. La nuit tombait. Le ciel au-dessus des arènes était encore dun bleu-tendre à lOuest. Les habits des toreros scintillaient sous les projecteurs allumés. Le sable avait une couleur dorée. Et le public était debout, incapable de sasseoir entre deux séries de passes, comme sil avait le pressentiment de commémorer un événement qui ne reviendrait jamais. Malgré deux avis et une mise à mort lamentable (je crois quil y eut huit pinchazos et autant de descabellos mais personne ne regardait la mort du toro... Ce nétait plus le sujet) ce fut un immense triomphe. Rafaël fit son tour de piste au rythme des bulerias que palmaient ses amis et la foule transfigurée des gradins qui avait accueilli De Paula par une odieuse et longue bronca et lovationnait maintenant comme le héros dune parade romaine.
Et puis cet endroit, peut-être à cause des poèmes qui courent sur les murs de la cave, me rappelle mon oncle mort un soir dOctobre 36 en récitant des poèmes de Lorca. La nuit était-elle aussi douce que ce soir quand les balles ennemies sont venues réclamer sa vie, une nuit de cire, de lune rousse et de chants mélancoliques ?
Mon copain Guillermo me tend une cigarette. Jaspire une taffe puis une autre. Qui se soucie de nous ? Les gens passent dans le jardin sans sattarder. Quelques enfants samusent un peu plus loin sur un toboggan aux couleurs défraîchies et une vieille dame donne du pain à des pigeons.
« Amsterdam. 5 octobre 2001
Mon cher frère,
Jai vu sur tes conseils « La lengua de las mariposas ». Toute la nuit, jai pensé à cet enfant crachant les terribles injures : Puta, roja, ateo à la face de son ami, le vieux professeur traîné de la prison jusquà la remorque du camion où les soldats entassent les hommes qui seront exécutés tout à lheure dans un quelconque fossé, gamin hurlant ses ignobles jurons à lunisson de la foule rassemblée du village, comme son père, comme son frère, comme sa mère, savilissant eux-mêmes dans la comédie de la haine forcée, sous les regards méprisants des fascistes et des futurs petits maîtres de lEspagne nouvelle. Yeux terribles de lenfant, yeux de haine, de folie, de honte, de ruse aussi sans doute, de complicité peut-être - et qui le saura jamais ? - avec ce vieux maître humaniste qui lui a enseigné la langue des papillons le dernier printemps davant le soulèvement franquiste. Les insultes et les pierres des enfants jetées à la charrette des républicains menés à la mort comme des bestiaux sans parole sont plus terribles, plus insupportables que la haine froide des bourreaux ou que la bêtise solidaire de la foule qui tremble, sincline et communie pitoyablement au triomphe des brutes...
Hier soir, je suis allé à mon premier mariage gay. Les invités semblaient heureux et fiers de vivre dans un pays aux murs si libérales. On ne faisait pas que se marier, on fêtait aussi une cause, une liberté, une émancipation. Quel immense soulagement de faire comme les gens communs, de leur ressembler, dépouser leurs coutumes, leurs rites, de ne plus être des parias, des gens des coulisses ! Jai traîné toute la soirée un sale mal de tête et une humeur morose.
Albert, lun des époux de la soirée, qui travaille avec moi au département dhistoire médiévale dAmsterdam, tout émoustillé par le champagne (son visage avait la couleur rose écarlate dun coup de soleil estival) ma accablé dun éloge vibrant et patriotique de la Hollande. Tu vois, Miguel, ma-t-il dit, la République des Provinces Unies au XVIIe siècle était en avance sur toute lEurope par sa tolérance religieuse. Et nous en savons assurément quelque chose. Mais encore aujourdhui, tu vois, nous indiquons des horizons nouveaux à lEurope. La légalisation du cannabis, les mariages homosexuels, les facilités dadoption accordées à ces couples (Dailleurs, moi et Franz nous y pensons très fort...) et puis la dernière loi sur leuthanasie...
Quest-ce que je pouvais bien lui répondre ? Lui parler de létonnante résistance de la jeune démocratie espagnole face aux crimes répétés de lETA. Cela maurait valu une cinglante réplique dAlbert sur le soutien apporté par Jose Maria Aznar à son ami Berlusconi et une plaisanterie de plus sur les démocraties catholiques-cathodiques du Sud.
Enfin !.. Jespère pouvoir être avec toi, mon cher frère, pour la feria du Pilar. ça fait tant de temps que je nai vu Saragosse en fête. Je tembrasse. Miguel. » - Vos papiers ! Ordonne un flic. Guillermo me frappe du coude. Je crois bien que je métais assoupi.
- Vos papiers, répète le flic. Guillermo a fumé un pétard. ça sent lherbe à plein nez ! Peut-être que ce con de policier nous prend pour des dealers. On vend pas mal de hasch dans le jardin de la Plaza Santa Ana et les flics y font des descentes régulières.
Et puis, jai entendu le bruit sec dune détonation. Et les pigeons se sont envolés. Et je lai vu, lui, le jeune homme de vingt cinq ans avec son uniforme (cest quand il a porté ses mains à la poitrine que jai regardé son âge), je lai vu tousser, hoqueter et saffaler par terre. Presque à mes pieds. Le sang faisait une flaque sur la terre pelée, près du banc. Autour de nous, on a hurlé. On a vu une silhouette détaler vers la calle del Principe en direction de la Puerta del Sol. Les sirènes sont arrivées très vite, nous avons quitté la Plaza Santa Ana, comme si nous aussi nous étions des criminels. Jai pensé au grand oncle assassiné par des uniformes franquistes et à ce jeune flic qui agonisait avec sa poitrine criblée de plomb. Jai aussi pensé en un éclair à la boutade de Guillermo, quand Carrero Blanco, dit lOgre avait sauté dans un attentat de lETA : « On na même pas retrouvé une phalange », comme si cette boutade venue de la nuit des temps établissait une sorte de complicité sans âge avec les tueurs daujourdhui. Et puis je nai plus pensé à rien. Jai regardé le ciel bleu sombre de Madrid en arrivant à la Plaza de los Cibeles. Lété sattardait sur la Castille...