Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
par Patrick Baudry
Imprimer l'articleLe corps au sud occidental
Dans Mort et pouvoir (Paris, Payot, 1999, p. 184) Louis-Vincent Thomas écrit : « le bourgeois occidental marche sorti de son axe, la tête en avant comme si son port était marqué par le triomphe du rationalisme ; au contraire, dans la brousse africaine, le Noir qui ne connaît pas le tabou du corps se meut en souplesse [
] ».
Le corps est bien une construction sociale, comme on le sait. Ses apparences, ses usages différent dune civilisation à lautre, et dans une même société dune classe sociale à lautre. Lunivers publicitaire (« gorgé de soleil », dites le avec « lassent du sud »), donnerait à croire quil nexiste quun seul monde, mais il y a bien des rapports au monde, classés, hiérarchisés. Surtout limagerie des affiches urbaines peut donner à croire que le corps est exactement le corps et que lindividu sy tient tout entièrement. Tenir lindividu au corps et le corps à lindividu, voilà le programme, la colle simple et efficace qui désaxe lhomme de son monde au point quil se prend isolément pour le monde et quil contribue à la reproduction dun monde désolé.
Cest cette réduction, sous couvert dexactitude à lallure de tautologie, qui caractérise lexploitation moderne du corps. Une exploitation qui passe sans doute par le travail et des loisirs où se conservent le souci de la rentabilité, de la performance, de la productivité, du résultat. Même dans le registre « libératoire » de la coquinerie, linjonction est là : « Soyez sexy ». Et au lit, où comme le chante Eddy Mitchell notre vie est aussi en « sens unique », le « devoir conjugal » se meut en exploit dorgasmes, en comptage de positions, en mesure de fréquence, en taux de partenaires. Mais cest plus fondamentalement peut-être au plan dune emprise au corps comme en parle Jean-Marie Brohm (lire Le Corps analyseur, Paris, Anthropos, 2001) que joue laliénation corporelle (et non pas laliénation du corps). Se vivre soi-même comme corps, devoir se rapprocher de soi en écoutant son corps, surveiller le corps que lon a et que lon est comme un autre soi-même en sy projetant, en sy identifiant, et cela pour coïncider physiquement avec soi comme sil fallait quil nexiste aucun écart entre soi et soi pour « se réaliser », voilà lembrouille formidable. On comprend peut-être alors cet appétit de soleil-nature-et-corps qui imbibe toute la presse magazine dès quapparaissent les beaux jours. Il ne faut pas seulement distraire les gens exténués. Leur expliquer quà défaut denvoyer tout balader ils peuvent au moins envoyer balader leur slip ou leur culotte. Il ne sagit pas seulement dincorporer la fin du corps (« Finie la cellulite », « Je nai plus de ventre », « La guerre aux kilos », « Je dis non aux rides », etc., titres pris dans les premières de couverture des revues dites féminines) en profilant lhorizon dun « océan-minceur » comme si à force de se faire claquer les fesses par les vagues on allait enfin pouvoir se débarrasser de cette saleté déambulatoire qui nous suit partout et qui finirait par nous ressembler. Il sagit surtout dintérioriser le corps comme habitacle individuel, dy coincer tout un chacun comme si à la manière dun habitant maniaque il aurait à y faire perpétuellement le ménage et que cela soit son activité « vitale », lactivité de toute une vie. Même du côté de la mort, cest-à-dire de la vulnérabilité, monte le souci de limage, cest-à-dire du contrôle. Et la liberté « ultime » qui se profile est celle de pouvoir décider de partir avant davoir une sale gueule, une tête de vieux, le visage dun mourant.
Le propos de Louis-Vincent Thomas pourrait-il sembler trop simplement binaire - là-bas la bonne société, ici lhomme désaxé ? - et oublieux des formes dexploitation de sociétés qui ne sont pas quexotiques ? Sur ce risque de passer pour le prétendu inventeur de paradis qui nexisteraient que dans le confort dune pensée toute occidentale, Thomas lui-même sest expliqué (notamment dans La Mort africaine, Paris, Payot, 1982). Il ne sagit pas didéaliser naïvement des cultures lointaines, mais dinterroger à partir de sociétés qui ont à répondre aux mêmes questions que nous les évidences dun univers de censure qui se donne les gants de la subversion sulfureuse, ou lallure dune libération fessière, comme si le cul, le derrière de lhomme, devait disparaître dans le galbe des cuisses, devenir une musculature de la « longignité », un signe de ligne, la ligne anticipatrice de notre « tracé plat ».
Mais il arrive parfois quon se souvienne que tout cela tient du mauvais rêve.
Le corps est bien une construction sociale, comme on le sait. Ses apparences, ses usages différent dune civilisation à lautre, et dans une même société dune classe sociale à lautre. Lunivers publicitaire (« gorgé de soleil », dites le avec « lassent du sud »), donnerait à croire quil nexiste quun seul monde, mais il y a bien des rapports au monde, classés, hiérarchisés. Surtout limagerie des affiches urbaines peut donner à croire que le corps est exactement le corps et que lindividu sy tient tout entièrement. Tenir lindividu au corps et le corps à lindividu, voilà le programme, la colle simple et efficace qui désaxe lhomme de son monde au point quil se prend isolément pour le monde et quil contribue à la reproduction dun monde désolé.
Cest cette réduction, sous couvert dexactitude à lallure de tautologie, qui caractérise lexploitation moderne du corps. Une exploitation qui passe sans doute par le travail et des loisirs où se conservent le souci de la rentabilité, de la performance, de la productivité, du résultat. Même dans le registre « libératoire » de la coquinerie, linjonction est là : « Soyez sexy ». Et au lit, où comme le chante Eddy Mitchell notre vie est aussi en « sens unique », le « devoir conjugal » se meut en exploit dorgasmes, en comptage de positions, en mesure de fréquence, en taux de partenaires. Mais cest plus fondamentalement peut-être au plan dune emprise au corps comme en parle Jean-Marie Brohm (lire Le Corps analyseur, Paris, Anthropos, 2001) que joue laliénation corporelle (et non pas laliénation du corps). Se vivre soi-même comme corps, devoir se rapprocher de soi en écoutant son corps, surveiller le corps que lon a et que lon est comme un autre soi-même en sy projetant, en sy identifiant, et cela pour coïncider physiquement avec soi comme sil fallait quil nexiste aucun écart entre soi et soi pour « se réaliser », voilà lembrouille formidable. On comprend peut-être alors cet appétit de soleil-nature-et-corps qui imbibe toute la presse magazine dès quapparaissent les beaux jours. Il ne faut pas seulement distraire les gens exténués. Leur expliquer quà défaut denvoyer tout balader ils peuvent au moins envoyer balader leur slip ou leur culotte. Il ne sagit pas seulement dincorporer la fin du corps (« Finie la cellulite », « Je nai plus de ventre », « La guerre aux kilos », « Je dis non aux rides », etc., titres pris dans les premières de couverture des revues dites féminines) en profilant lhorizon dun « océan-minceur » comme si à force de se faire claquer les fesses par les vagues on allait enfin pouvoir se débarrasser de cette saleté déambulatoire qui nous suit partout et qui finirait par nous ressembler. Il sagit surtout dintérioriser le corps comme habitacle individuel, dy coincer tout un chacun comme si à la manière dun habitant maniaque il aurait à y faire perpétuellement le ménage et que cela soit son activité « vitale », lactivité de toute une vie. Même du côté de la mort, cest-à-dire de la vulnérabilité, monte le souci de limage, cest-à-dire du contrôle. Et la liberté « ultime » qui se profile est celle de pouvoir décider de partir avant davoir une sale gueule, une tête de vieux, le visage dun mourant.
Le propos de Louis-Vincent Thomas pourrait-il sembler trop simplement binaire - là-bas la bonne société, ici lhomme désaxé ? - et oublieux des formes dexploitation de sociétés qui ne sont pas quexotiques ? Sur ce risque de passer pour le prétendu inventeur de paradis qui nexisteraient que dans le confort dune pensée toute occidentale, Thomas lui-même sest expliqué (notamment dans La Mort africaine, Paris, Payot, 1982). Il ne sagit pas didéaliser naïvement des cultures lointaines, mais dinterroger à partir de sociétés qui ont à répondre aux mêmes questions que nous les évidences dun univers de censure qui se donne les gants de la subversion sulfureuse, ou lallure dune libération fessière, comme si le cul, le derrière de lhomme, devait disparaître dans le galbe des cuisses, devenir une musculature de la « longignité », un signe de ligne, la ligne anticipatrice de notre « tracé plat ».
Mais il arrive parfois quon se souvienne que tout cela tient du mauvais rêve.