Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
par Roger Cans
Imprimer l'articleLe nouvel «or bleu»
Notre planète bleue est en train de sapercevoir que la ressource naturelle que lon croyait la plus abondante, à savoir leau douce, devient aujourdhui une matière première stratégique. La Syrie et lIrak implorent la Turquie de ne pas couper les robinets du Tigre et de lEuphrate. LInde sinquiète des projets de grand barrage au Népal et lEgypte menace lEthiopie de mesures de rétorsion au cas où trop deau serait prélevée du Nil bleu. Les Etats-Unis font les yeux doux au Canada pour que leau du Grand Nord puisse être envoyée dans lOuest assoiffé. Même la France, du moins la Compagnie du Bas Rhône Languedoc, rachetée par Bouygues, envisage de vendre de leau des Alpes outre Pyrénées. Car il ny a pas que le Sahel qui manque deau. Même lEspagne aujourdhui prospère, même la riche Californie et toute la Sun Belt américaine, ont atteint le stade de « stress hydrique ».
Certes, le stress hydrique américain est relatif. Ce qui gêne le citoyen étasunien, cest de navoir pas toujours le droit darroser sa pelouse, de laver sa voiture ou de remplir sa piscine. Ce qui bloque les promoteurs immobiliers du Far West, cest de devoir racheter des droits deau aux farmers et ranchers pour pouvoir construire. Ce qui agace le gouvernement fédéral, cest de devoir intervenir pour arbitrer le partage de leau entre les Etats, et même à lintérieur dun Etat comme la Californie. Un stress de luxe, comme on voit.
Mal de riches
En Espagne aussi, la pénurie prend des airs de mal de riches. Si Malaga souffre de coupures deau, cest parce que trop dAnglais sont venus se retirer là pour leurs vieux jours. Si lAndalousie peine à satisfaire tout le monde, cest que toute leau du Guadalquivir est réquisitionnée en été pour irriguer les orangeraies et les rizières du delta, alors que lon veut en même temps attirer le touriste à Grenade, Cordoue, Séville et Cadix...
Si la France, terre bénie du ciel, manque parfois deau, cest parce que les pouvoirs publics ont décidé de transformer lHexagone en usine agricole. Aux céréales traditionnelles et aux prairies naturelles, qui nexigent pas darrosage, on a substitué le maïs, plante dévoreuse deau. À lélevage de plein air, qui ne suppose quun abreuvoir au coin du champ, on préfère lélevage en batterie et la stabulation « libre » qui, comme son nom ne lindique pas, boucle les animaux en enclos. Donc nos agriculteurs passent maintenant leur temps à arroser leurs champs et à abreuver des millions de porcs et de volailles dont le lisier, ensuite, rend leau impropre à la consommation...
Dans les pays du Sud, leau est devenue tellement stratégique quelle est généralement accaparée par ceux, rares, qui ont les moyens de se loffrir. En Inde, où lon voit partout les femmes porter des jarres, faute de robinet à la maison, les autorités donnent la priorité aux industriels et aux grands propriétaires. Doù, par exemple, le programme déquipement du fleuve Narmada, qui doit fournir les kilowatts aux usines de Bombay et leau dirrigation aux groupes agroalimentaires. Les petits paysans peuvent toujours prier pour en profiter et leurs femmes iront encore chercher leau au puits.
Changer leau en dollars
En Chine, lancien Premier ministre Li Peng, ingénieur hydraulicien formé à Moscou, a fini par obtenir son grand barrage, « fierté de tout un peuple ». Le barrage des Trois Gorges, actuellement en construction sur le Yang Tsé, va permettre dapprovisionner en électricité le boom immobilier de Shanghai et les usines Peugeot de Wuhan. Quant aux navires de haute mer, ils pourront remonter avec leurs cales pleines jusquà 3 000 kilomètres à lintérieur des terres. Mais, pour parvenir à cet exploit dun autre âge - les années Assouan -, on va déplacer 1 200 000 riverains et submerger des hectares dorangeraies et de jardins maraîchers cultivés sur les berges limoneuses du fleuve.
Comment un petit pays pauvre comme le Laos pourrait-il résister à la tentation de faire des dollars, en turbinant leau du Mékong et en vendant les kilowatts à la Thaïlande ? Le pays va donc sendetter pour des décennies afin de construire un barrage qui ne profitera quaux riches, cest-à-dire les voisins thaïlandais et les investisseurs locaux ou étrangers. Les Laotiens, sils avaient le souci de développer vraiment leur pays, pourraient prendre exemple sur la Malaisie qui, elle, distribue leau à tout le monde : les citadins, en priorité, les industriels ensuite, et enfin les paysans qui, jusquà présent, se contentaient de la mousson pour faire leur récolte de riz, mais qui sont maintenant poussés, grâce à lirrigation en saison sèche, à faire jusquà trois récoltes par an.
À cet accaparement de la ressource en eau par les riches des pays pauvres, il faut ajouter aujourdhui la mainmise des grands groupes multinationaux comme Vivendi (ex-Générale des Eaux) et Suez (ex-Lyonnaise des Eaux) sur la gestion de leau potable. Faute de moyens financiers et techniques, beaucoup de pays pauvres ou moyennement riches font aujourdhui appel à ces groupes pour les dépanner. Des villes comme Le Caire, Mexico ou Manille, qui ont explosé ces dernières décennies, narrivent plus à fournir leau potable aux pauvres qui sentassent dans les bidonvilles et encore moins à traiter les eaux usées, lorsquil y a des égouts.
Vers une privatisation
des bénéfices
Même des villes relativement riches comme Buenos Aires ou Johannesburg sont dépassées par les événements démographiques et linsuffisance de leur réseau. Doù la tentation de confier le problème à des professionnels qui, dans un premier temps, apportent largent et leur savoir-faire et, dans un deuxième temps - qui peut durer vingt ou trente ans selon les contrats - se remboursent sur les factures deau. Des clients captifs pendant trente ans, quel industriel peut rêver mieux ?
Certes, 93% des habitants de la planète raccordés à un réseau sont encore approvisionnés par des régies municipales ou des établissements publics. Mais 7% de 5 milliards (plus dun milliard na pas leau courante au robinet), cela fait déjà un joli nombre de clients. Et ce nest quun début. Même les Etats-Unis et lAllemagne, très attachés à leurs compagnies locales, ont fini par craquer devant les séductions des grands groupes. Trop commode pour les édiles locaux, la privatisation progresse... et aussi les tarifs.
Noublions pas non plus les multinationales agroalimentaires comme Nestlé et Danone qui réussissent maintenant à vendre de leau minérale dans le monde entier, même chez les pauvres. Sans leur dire que cette eau en bouteille est vendue au prix du médicament, quelle fut autrefois, cest-à-dire parfois mille fois plus cher que leau servie au robinet ! Cette eau en bouteille peut arriver masquée : moyennant ladjonction dune poudre exclusive ou dun peu de sucre, on vend cher un liquide souvent moins bon que leau. Le tiers-monde, aujourdhui, est submergé par ces soft drinks qui font la fortune des actionnaires de Perrier, Evian ou Coca-Cola.
Certes, le stress hydrique américain est relatif. Ce qui gêne le citoyen étasunien, cest de navoir pas toujours le droit darroser sa pelouse, de laver sa voiture ou de remplir sa piscine. Ce qui bloque les promoteurs immobiliers du Far West, cest de devoir racheter des droits deau aux farmers et ranchers pour pouvoir construire. Ce qui agace le gouvernement fédéral, cest de devoir intervenir pour arbitrer le partage de leau entre les Etats, et même à lintérieur dun Etat comme la Californie. Un stress de luxe, comme on voit.
Mal de riches
En Espagne aussi, la pénurie prend des airs de mal de riches. Si Malaga souffre de coupures deau, cest parce que trop dAnglais sont venus se retirer là pour leurs vieux jours. Si lAndalousie peine à satisfaire tout le monde, cest que toute leau du Guadalquivir est réquisitionnée en été pour irriguer les orangeraies et les rizières du delta, alors que lon veut en même temps attirer le touriste à Grenade, Cordoue, Séville et Cadix...
Si la France, terre bénie du ciel, manque parfois deau, cest parce que les pouvoirs publics ont décidé de transformer lHexagone en usine agricole. Aux céréales traditionnelles et aux prairies naturelles, qui nexigent pas darrosage, on a substitué le maïs, plante dévoreuse deau. À lélevage de plein air, qui ne suppose quun abreuvoir au coin du champ, on préfère lélevage en batterie et la stabulation « libre » qui, comme son nom ne lindique pas, boucle les animaux en enclos. Donc nos agriculteurs passent maintenant leur temps à arroser leurs champs et à abreuver des millions de porcs et de volailles dont le lisier, ensuite, rend leau impropre à la consommation...
Dans les pays du Sud, leau est devenue tellement stratégique quelle est généralement accaparée par ceux, rares, qui ont les moyens de se loffrir. En Inde, où lon voit partout les femmes porter des jarres, faute de robinet à la maison, les autorités donnent la priorité aux industriels et aux grands propriétaires. Doù, par exemple, le programme déquipement du fleuve Narmada, qui doit fournir les kilowatts aux usines de Bombay et leau dirrigation aux groupes agroalimentaires. Les petits paysans peuvent toujours prier pour en profiter et leurs femmes iront encore chercher leau au puits.
Changer leau en dollars
En Chine, lancien Premier ministre Li Peng, ingénieur hydraulicien formé à Moscou, a fini par obtenir son grand barrage, « fierté de tout un peuple ». Le barrage des Trois Gorges, actuellement en construction sur le Yang Tsé, va permettre dapprovisionner en électricité le boom immobilier de Shanghai et les usines Peugeot de Wuhan. Quant aux navires de haute mer, ils pourront remonter avec leurs cales pleines jusquà 3 000 kilomètres à lintérieur des terres. Mais, pour parvenir à cet exploit dun autre âge - les années Assouan -, on va déplacer 1 200 000 riverains et submerger des hectares dorangeraies et de jardins maraîchers cultivés sur les berges limoneuses du fleuve.
Comment un petit pays pauvre comme le Laos pourrait-il résister à la tentation de faire des dollars, en turbinant leau du Mékong et en vendant les kilowatts à la Thaïlande ? Le pays va donc sendetter pour des décennies afin de construire un barrage qui ne profitera quaux riches, cest-à-dire les voisins thaïlandais et les investisseurs locaux ou étrangers. Les Laotiens, sils avaient le souci de développer vraiment leur pays, pourraient prendre exemple sur la Malaisie qui, elle, distribue leau à tout le monde : les citadins, en priorité, les industriels ensuite, et enfin les paysans qui, jusquà présent, se contentaient de la mousson pour faire leur récolte de riz, mais qui sont maintenant poussés, grâce à lirrigation en saison sèche, à faire jusquà trois récoltes par an.
À cet accaparement de la ressource en eau par les riches des pays pauvres, il faut ajouter aujourdhui la mainmise des grands groupes multinationaux comme Vivendi (ex-Générale des Eaux) et Suez (ex-Lyonnaise des Eaux) sur la gestion de leau potable. Faute de moyens financiers et techniques, beaucoup de pays pauvres ou moyennement riches font aujourdhui appel à ces groupes pour les dépanner. Des villes comme Le Caire, Mexico ou Manille, qui ont explosé ces dernières décennies, narrivent plus à fournir leau potable aux pauvres qui sentassent dans les bidonvilles et encore moins à traiter les eaux usées, lorsquil y a des égouts.
Vers une privatisation
des bénéfices
Même des villes relativement riches comme Buenos Aires ou Johannesburg sont dépassées par les événements démographiques et linsuffisance de leur réseau. Doù la tentation de confier le problème à des professionnels qui, dans un premier temps, apportent largent et leur savoir-faire et, dans un deuxième temps - qui peut durer vingt ou trente ans selon les contrats - se remboursent sur les factures deau. Des clients captifs pendant trente ans, quel industriel peut rêver mieux ?
Certes, 93% des habitants de la planète raccordés à un réseau sont encore approvisionnés par des régies municipales ou des établissements publics. Mais 7% de 5 milliards (plus dun milliard na pas leau courante au robinet), cela fait déjà un joli nombre de clients. Et ce nest quun début. Même les Etats-Unis et lAllemagne, très attachés à leurs compagnies locales, ont fini par craquer devant les séductions des grands groupes. Trop commode pour les édiles locaux, la privatisation progresse... et aussi les tarifs.
Noublions pas non plus les multinationales agroalimentaires comme Nestlé et Danone qui réussissent maintenant à vendre de leau minérale dans le monde entier, même chez les pauvres. Sans leur dire que cette eau en bouteille est vendue au prix du médicament, quelle fut autrefois, cest-à-dire parfois mille fois plus cher que leau servie au robinet ! Cette eau en bouteille peut arriver masquée : moyennant ladjonction dune poudre exclusive ou dun peu de sucre, on vend cher un liquide souvent moins bon que leau. Le tiers-monde, aujourdhui, est submergé par ces soft drinks qui font la fortune des actionnaires de Perrier, Evian ou Coca-Cola.
Auteur de La ruée vers leau (Folio Gallimard, Monde Actuel, 226 p., 46 FF), publie aussi à la rentrée une
biographie de Théodore Monod au Sang de la Terre.
biographie de Théodore Monod au Sang de la Terre.