Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
par Stéphanie Benson
Imprimer l'articleMémoire de Sable
Au début était le verbe. Non. Au début était leau.
Aba laissa son regard glisser le long des crêtes de poussière, écouta le chuchotement intemporel de cette mer au ralenti (car les dunes, comme les vagues de locéan, se font et se défont au gré du temps) et se demanda si la mer, en partant, navait pas confié sa mémoire au sable, tout comme lenfant quil était confiait la sienne à lencre et au papier.
Laisser une empreinte.
Tromper les dieux.
Et si je meurs demain, que restera-t-il de lenfant que je suis, de lêtre humain que jai été, du vieillard que je ne serai pas ?
Les chameaux broutaient le peu de végétation quils trouvaient ; brins dherbe, feuilles minuscules sur troncs desséchés. Aujourdhui, leau sen est allée, et le chameau vit avec son souvenir en forme de vague, de crête, de bosse sur le dos.
Trop chaud.
Aba défit son chèche, puis lentortilla de nouveau autour de sa tête, ne laissant apparaître que les yeux.
Enfant du désert, vivant dans lécho de cette denrée plus précieuse que toutes, à jamais perdue.
Aba navait jamais vu la mer.
Dites, grand-père, cest comment locéan ?
Le grand-père non plus navait jamais vu la mer.
Cest comme le désert en accéléré. Elle va trop vite, leau des océans. Même pas le temps darriver quelque part quelle est déjà repartie. Locéan zappe, mon fils, il ne se pose pas. Ne respecte rien. La mer ronge tandis que le désert recouvre. Que fais-tu ?
- Jécris, grand-père. Je recouvre la page croûte de mon écriture de sable. Je fixe mes pensées pour quelles restent en place. Je ne veux pas être comme la mer.
Le dieu Horus cultive son propre néant.
Aba ne répondit pas. Le soleil terminait son arceau de feu, il allait bientôt pouvoir repartir. Il fallait arriver au campement avant la nuit.
Le vent soufflait du sud, du cur secret du Sahara, de lâme du désert. Aba attrapa le harnais du premier chameau et tira sur le cuir tressé. Lanimal leva la tête, le fixa, fièr, de son regard altier.
Marcher.
Faire don de son ombre.
Tête baissée, cuisses tendues contre lappel du sable mou, contre lenvie dabandonner la lutte. Dans le désert, celui qui ne marche pas sendort à tout jamais. Marcher pour entendre séveiller ton âme, pour écouter ta musique intime entrer en résonance avec le chant du sable. Marcher pour ne pas mourir ; lexistence nest quun pas de plus dans le vent.
Le désert se moque éperdument des traces laissées par lhomme. Il les cache, tout en bas, sous la dune la plus haute, puis les réveille un jour, pour rien, simplement parce quil en a envie.
Aba sarrêta en haut de la crête, contempla la scène figée en bas, dans le creux du bras du désert. Un vase. Un récipient, quoi. Gravé par des mains disparues, dissimulé par le sable complice. Le désert fait parfois des cadeaux.
Le garçon se laissa presque tomber le long de la pente, le sable léclaboussait jusquaux genoux, tourbillonnait, emporté par le rire du vent. Les chameaux suivirent, hautains. Dédaigneux. On napprend jamais rien à un chameau ; il a déjà tout compris, il ne sera jamais ton esclave. Il accepte de taider, car le désert est son royaume.
Aba saccroupit près du récipient. Lobserva.
- Cest quoi, grand-père ? Le grand-père nen savait rien.
- Cest un vase, mon fils. Un vase égyptien Tu ne reconnais pas lécriture ?
Aba regarda de plus près.
- Ce nest pas de lécriture, grand-père, ce sont des dessins. Des dessins denfant. Il ny a même pas de lettres ni de mots. Cest nul.
Puis Aba se leva dédaigneux comme un chameau et sapprêta à remonter en haut de la crête.
Le vase se mit à chanter.
Un chant terreux, boueux, un chant du temps de leau, et Aba se retourna, englué, aspiré à la fois par la surprise et par cet appel venu du monde moite de la vie davant.
Sil y avait des mots dans ce chant, il ne les comprenait pas.
Mais il sapprocha.
Le vase se tut.
- Lespèce de bâton en forme de deux triangles réunis par la pointe sous lequel court un filet deau, ça veut dire frère, expliqua le grand-père comme si de rien nétait. Le bonhomme accroupi qui tient un bâton à côté du rond, du serpent et du demi-cercle exprime lidée dun malfaiteur, dun ennemi.
- Comment un frère peut-il être à la fois frère et ennemi ? demanda Aba, étonné.
- Nas-tu jamais frappé ton frère, mon fils ? interrogea le grand-père.
Aba dissimula son regard dans les replis de son chèche.
- Seulement quand il ménerve.
- Et pourquoi ténerve-t-il ?
- Il fait ce quil veut. Cest le préféré de ma mère et de mon père, cest toujours lui qui a raison.
- Ta-t-il jamais frappé, lui ?
- Bien sûr que non, bougonna Aba. Il est bien trop lâche. Et puis, il nen a pas besoin. Il suffit quil aille se plaindre à ma mère. Cest son chouchou.
Sil avait été le genre dhomme à sourire, le grand-père aurait souri, mais il ne souriait jamais. Il hochait la tête. Il inclinait la tête, plutôt. Très légèrement ou de manière plus énergique selon ce quil souhaitait signifier. Là, il linclina une seule fois, puis simmobilisa. Aba attendit.
- Ton frère Osi pense que tu es mon fils préféré, murmura le grand-père. Il pense que je te laisse trop de liberté. Aba contempla le vase.
Le vent faisait danser les grains de sable autour du pot. Le vent riait, taquinait : on joue à cache-cache, Aba ? Je cache le vase et tu le cherches ?
Aba fronça les sourcils. On en retrouvait jamais rien dans le sable ; la mer désert est profonde, insondable, la croûte terrestre loin en dessous. Le désert avale avec gourmandise les trésors quil restitue à compte-gouttes, jamais au hasard.
Le garçon saccroupit, fit courir le bout de son doigt sur les dessins étranges, puis, obéissant à une impulsion étrange, il se saisit du vase frère ennemi et le serra contre son cur.
- Il faut partir, dit-il au premier chameau qui le regarda dun air indifférent. Sinon, nous marcherons dans la nuit.
Ce nétait pas vraiment un problème. Aba voyait très bien dans le désert sans soleil, mais le vent faussait les cartes, élevait dans lair des grains de sable pour cacher les étoiles. Le désert ne dissimule pas seulement dans ses profondeurs les trésors dun autre temps. Il cache aussi les trésors du ciel aux yeux des hommes. Le désert, cest bien connu, aime tricher.
Aba se remit à marcher, le vase frère ennemi dans une main, le harnais du premier chameau dans lautre. Le premier chameau le suivit. Parce quil le voulait bien.
En fait, il ne le suivait pas ; il marchait dans la même direction que ce petit dhomme et guidait lenfant à laide dune lanière de cuir tressé parce que les hommes ne comprennent rien au désert.
Le vase commençait à peser.
- Quest-ce quil y a dans ce pot, grand-père ? demanda Aba dune voix agacée.
- A quoi connais-tu le contenu dun carton fermé ? rétorqua le grand-père.
Aba réfléchit.
Puis il soupira.
Létiquette. Parfois, même pas détiquette : le contenu imprimé directement sur le carton. En couleur. Photo aguichante. Avec un petit mot tout petit pour dire que la photo nest là quà titre dindication, quelle nest nullement contractuelle. Peut-on passer un contrat avec une image ?
Aba regarda le vase. Frère. ennemi. Le vase ne contenait quand même pas tout un frère. Dabord, cétait trop petit. Il examina limage suivante.Un bâton. Un bâton en forme de sabre avec des demi-cercles et un drôle doiseau. Juste après, trois autres bâtons et une sorte de couteau.
- Ca veut dire quoi, ça ? demanda-t-il.
- A ton avis ?
Le grand-père avait ses jours. Des jours avec et des jours sans. Des jours de coopération, des jours où son savoir lui semblait aussi précieux que leau de son corps. A garder pour soi. Des jours où il refusait de pisser.
- Il y a des bâtons, murmura Aba. Cest peut-être une historie de bagarre.
Les frères ennemis doivent se bagarrer, non ?
- Nous navons quun seul frère ennemi pour le moment, fit remarquer le grand-père.
- Cest bête ce que tu dis. Sil y a un frère, il y en a forcément un autre quelque part. Sinon, ce nest pas un frère mais un fils unique.
Le grand-père inclina la tête.
Aba marcha. Il gravit la pente presque ombragée dune dune en forme de meringue. Aba navait jamais mangé de meringue. Dans le désert, on ne samuse pas à séparer les ufs en deux couleurs. On les mange tout cru, trop heureux de les trouver. Mais il avait lu des livres, Aba, des livres écrits pour des enfants dautres pays où on séparait les ufs et les mélangeait au sucre avec un fouet.
- Daccord, acquiesça Aba. Pour linstant, nous navons quun frère. Ennemi.
- Le premier signe signifie létranglement, dit le grand-père dune voix ennuyée. Le deuxième : couper, tailler, tuer.
Aba faillit laisser tomber le vase.
- Il a tué son frère ! sexclama-t-il. Le salaud !Grand-père inclina la tête.
- Peut-être trouvait-il que son frère était le préféré et que ce nétait pas juste, dit le vieil homme dun ton narquois.
Le vent souffla.
Aba ne serrait plus le vase contre son cur. Il redoutait à présent dapprendre la nature de son contenu.
Du sable. Dans le désert, les récipients se remplissent de sable. Dans le désert, tout se remplit de sable. Le nez, les yeux, les oreilles, les cheveux, les chaussures Cest pourquoi Aba sentoure la tête dun chèche et ne se chausse que de babouches souples qui laissent aller et venir le sable mou. Dans le vase, quoi quil y ait eu avant, aujourdhui, il ny a plus que du sable, et le sable ne retient pas les fantômes.
- Ce nest pas une raison pour tuer son frère, insista-t-il. On ne tue pas son frère juste parce que cest le préféré.
- Et pourquoi pas ? Tuer, cest juste frapper un peu plus fort que dordinaire.
Aba baissa le regard.
Le vent faisait danser lécume de sable sur la crête de la dune. Aba tira sur le premier chameau qui se mit à avancer plus vite. Uniquement parce quil le voulait bien.
- Il ne sagit pas de bien et de mal, vois-tu, dit le premier chameau, mais dordre et de désordre. Nous travaillons, nous autres, à préserver lordre, lharmonie du monde.
- Tu ne travailles pas du tout, toi, maugréa Aba.
- Cest peut-être toi qui portes le chargement de dattes ?
- Moi, je porte le vase du frère ennemi qui a été étranglé, coupé, taillé, tué.
- ça, souffla le chameau, ce nest pas ce que jappelle un travail. Et tu ne comprends rien à lécriture.
Aba stoppa net. Fouilla dans la poche de son boubou et brandit son cahier aux pages recouvertes dune écriture régulière.
- Et ça ? Cest quoi, dans ce cas ?
- Des mots, mâchonna le premier chameau. Rien que des mots.
- Et quest-ce que cest que lécriture si ce nest pas des mots ?
Le premier chameau expira longuement par le nez, faisant frémir les poils sous ses narines.
Des images, dit-il lentement. De la musique. Des odeurs. Lécho lointain du chant des dieux. Une histoire.
Sur la surface granuleuse de la dune, un bousier avançait en laissant derrière lui le dessin harmonieux tracé par ses six pattes dans le sable.
- Le frère ennemi nest pas la victime mais celui par qui le désordre arrive. Cest lui qui, par jalousie, a séduit la femme de son frère. Puis il retrouve son frère, raconte que sa femme le trompe, le frère tue sa femme et prélève son foie pour quelle ne profite jamais du jardin dOsiris.
Aba fut stupéfait, mais il nallait quand même pas se laisser impressionner par un chameau. Il étudia le vase. Un signe vaguement phallique, de leau, une femme, (ça, cest le signe des ténèbres, dit le grand-père) dun demi rond (signe de la femme) un demi rond avec des vagues sur la ligne du diamètre (qui est du pays, dici, une femme adultère, commences-tu enfin à comprendre ?).
Aba inclina la tête, tira sur le harnais, se remit en route. Le premier chameau décida de le suivre. Le pauvre petit ne sen sortirait pas tout seul.
Son frère lattendait bien avant le campement, fier et droit comme lhomme du désert quil était devenu.
Je vais me marier, annonça-t-il à Aba.
Le jeune homme tira sur le harnais du premier chameau alors quun nuage de sable fouettait son cur et que les grains acérés le mettaient à vif.
- Avec qui ? demanda le petit frère dune voix sombre.
- Avec Isa. Je suis ivre de bonheur. Je regrette seulement que le grand-père - paix à son âme - ne puisse être de la fête. Tu devrais songer à te marier, toi aussi.
Aba garda le silence.
Il jeta le vase du frère ennemi dans un coin sombre de sa tente et ne le regarda plus, et les bousiers continuèrent de pousser sur le sable des dunes de petites boules de bouse de chameaux, et le soleil continua de se lever et de se coucher, et Osi épousa Isa dans la joie, et le jeune frère ennemi dissimula sa colère dans sa chèche couleur de nuit.
Une nuit, alors que le campement était installé à loasis des trois flamants roses, Aba, devenu homme, entendit un bruit juste devant sa tente.
Il se leva, enfila son boubou couleur daigreur, entoura sa tête dun chèche couleur colère, et sortit dans la nuit du dieu Seth affronter le serpent Apopis.
- Aba, je viens te voir sans haine ni armes, dit Isa dune voix couleur miel. Mon mari ton frère est absent, mais je vois depuis des mois et des mois les regards assassins de tes yeux posés sur lui, et le désir caché sous tes paupières qui mévitent, alors je viens te supplier : ne lui fais aucun mal. Si tu veux, je peux être à toi lors de chacune de ses absences, mais retire ta haine du dos de ton frère.
Aba garda le silence, mais dun geste de la main invita Isa à pénétrer sous sa tente.
A laube, quand elle repartit, le vase se mit à chanter et le grand-père à parler.
- Regarde bien ce dessin, ordonna le vieil homme. Il sagit dAmset, lun des quatre fils dHorus, celui qui garde le foie du défunt pendant son voyage vers les jardins dOsiris. Mais le foie doit être rendu au corps pour permettre au voyage de saccomplir. Va-t-en loin, mon fils, cherche le corps de la femme malheureuse, laisse le désert soigner tes plaies car toute maladie est réversible, même celle de lâme.
Mais Aba secoua lentement la tête.
- Ce qui est écrit saccomplira, grand-père, dit-il dune voix couleur de boue Je prélèverai le foie de la femme infidèle et je lenfermerai dans ce vase aux fins fonds du désert.
- Ce nest pas ton histoire, mon fils.
- Il ny a quune histoire, grand-père. Une seule et unique histoire qui se répète à travers les temps. Les hommes naissent, vieillissent et meurent, les femmes enfantent et se dessèchent, mais lhistoire reste le même et le désert ny changera rien.
Le lendemain matin, un ibis vint se poser sur loasis, un ibis gris sur leau grise sous les palmiers vert et or, et il fixa Aba qui sortait de sa tente, le cur lourd de sable rouge.
- Quand jai écouté les babouins, ils parlaient en désordre, dit libis. Ils racontaient nimporte quoi, sans queue ni tête, sans réfléchir Alors jai écrit ce désordre et je leur ai lu leurs paroles et ils ont appris à ranger le désordre et à sécouter parler car le mot écrit a une mémoire plus longue que la vie et reste afin de nous apprendre par lexpérience des autres. Toi, fils du désert, ne peux-tu bâtir sur autre chose que le sable ?
- Ne peux-tu écrire autre chose que le frère ennemi dune histoire précédente ?
- Aba inclina la tête une seule et unique fois.
Il prit le vase dans une main et retourna dans le désert pour écrire.
Une autre histoire damour et de pardon, dordre rétabli.
Puis il posa le vase au pied dune dune et laissa le vent de sable nettoyer ses plaies.
Car ce qui est écrit existe et perdure bien au-delà de linsignifiance humaine.
Guillaume Blanchon
Aba laissa son regard glisser le long des crêtes de poussière, écouta le chuchotement intemporel de cette mer au ralenti (car les dunes, comme les vagues de locéan, se font et se défont au gré du temps) et se demanda si la mer, en partant, navait pas confié sa mémoire au sable, tout comme lenfant quil était confiait la sienne à lencre et au papier.
Laisser une empreinte.
Tromper les dieux.
Et si je meurs demain, que restera-t-il de lenfant que je suis, de lêtre humain que jai été, du vieillard que je ne serai pas ?
Les chameaux broutaient le peu de végétation quils trouvaient ; brins dherbe, feuilles minuscules sur troncs desséchés. Aujourdhui, leau sen est allée, et le chameau vit avec son souvenir en forme de vague, de crête, de bosse sur le dos.
Trop chaud.
Aba défit son chèche, puis lentortilla de nouveau autour de sa tête, ne laissant apparaître que les yeux.
Enfant du désert, vivant dans lécho de cette denrée plus précieuse que toutes, à jamais perdue.
Aba navait jamais vu la mer.
Dites, grand-père, cest comment locéan ?
Le grand-père non plus navait jamais vu la mer.
Cest comme le désert en accéléré. Elle va trop vite, leau des océans. Même pas le temps darriver quelque part quelle est déjà repartie. Locéan zappe, mon fils, il ne se pose pas. Ne respecte rien. La mer ronge tandis que le désert recouvre. Que fais-tu ?
- Jécris, grand-père. Je recouvre la page croûte de mon écriture de sable. Je fixe mes pensées pour quelles restent en place. Je ne veux pas être comme la mer.
Le dieu Horus cultive son propre néant.
Aba ne répondit pas. Le soleil terminait son arceau de feu, il allait bientôt pouvoir repartir. Il fallait arriver au campement avant la nuit.
Le vent soufflait du sud, du cur secret du Sahara, de lâme du désert. Aba attrapa le harnais du premier chameau et tira sur le cuir tressé. Lanimal leva la tête, le fixa, fièr, de son regard altier.
Marcher.
Faire don de son ombre.
Tête baissée, cuisses tendues contre lappel du sable mou, contre lenvie dabandonner la lutte. Dans le désert, celui qui ne marche pas sendort à tout jamais. Marcher pour entendre séveiller ton âme, pour écouter ta musique intime entrer en résonance avec le chant du sable. Marcher pour ne pas mourir ; lexistence nest quun pas de plus dans le vent.
Le désert se moque éperdument des traces laissées par lhomme. Il les cache, tout en bas, sous la dune la plus haute, puis les réveille un jour, pour rien, simplement parce quil en a envie.
Aba sarrêta en haut de la crête, contempla la scène figée en bas, dans le creux du bras du désert. Un vase. Un récipient, quoi. Gravé par des mains disparues, dissimulé par le sable complice. Le désert fait parfois des cadeaux.
Le garçon se laissa presque tomber le long de la pente, le sable léclaboussait jusquaux genoux, tourbillonnait, emporté par le rire du vent. Les chameaux suivirent, hautains. Dédaigneux. On napprend jamais rien à un chameau ; il a déjà tout compris, il ne sera jamais ton esclave. Il accepte de taider, car le désert est son royaume.
Aba saccroupit près du récipient. Lobserva.
- Cest quoi, grand-père ? Le grand-père nen savait rien.
- Cest un vase, mon fils. Un vase égyptien Tu ne reconnais pas lécriture ?
Aba regarda de plus près.
- Ce nest pas de lécriture, grand-père, ce sont des dessins. Des dessins denfant. Il ny a même pas de lettres ni de mots. Cest nul.
Puis Aba se leva dédaigneux comme un chameau et sapprêta à remonter en haut de la crête.
Le vase se mit à chanter.
Un chant terreux, boueux, un chant du temps de leau, et Aba se retourna, englué, aspiré à la fois par la surprise et par cet appel venu du monde moite de la vie davant.
Sil y avait des mots dans ce chant, il ne les comprenait pas.
Mais il sapprocha.
Le vase se tut.
- Lespèce de bâton en forme de deux triangles réunis par la pointe sous lequel court un filet deau, ça veut dire frère, expliqua le grand-père comme si de rien nétait. Le bonhomme accroupi qui tient un bâton à côté du rond, du serpent et du demi-cercle exprime lidée dun malfaiteur, dun ennemi.
- Comment un frère peut-il être à la fois frère et ennemi ? demanda Aba, étonné.
- Nas-tu jamais frappé ton frère, mon fils ? interrogea le grand-père.
Aba dissimula son regard dans les replis de son chèche.
- Seulement quand il ménerve.
- Et pourquoi ténerve-t-il ?
- Il fait ce quil veut. Cest le préféré de ma mère et de mon père, cest toujours lui qui a raison.
- Ta-t-il jamais frappé, lui ?
- Bien sûr que non, bougonna Aba. Il est bien trop lâche. Et puis, il nen a pas besoin. Il suffit quil aille se plaindre à ma mère. Cest son chouchou.
Sil avait été le genre dhomme à sourire, le grand-père aurait souri, mais il ne souriait jamais. Il hochait la tête. Il inclinait la tête, plutôt. Très légèrement ou de manière plus énergique selon ce quil souhaitait signifier. Là, il linclina une seule fois, puis simmobilisa. Aba attendit.
- Ton frère Osi pense que tu es mon fils préféré, murmura le grand-père. Il pense que je te laisse trop de liberté. Aba contempla le vase.
Le vent faisait danser les grains de sable autour du pot. Le vent riait, taquinait : on joue à cache-cache, Aba ? Je cache le vase et tu le cherches ?
Aba fronça les sourcils. On en retrouvait jamais rien dans le sable ; la mer désert est profonde, insondable, la croûte terrestre loin en dessous. Le désert avale avec gourmandise les trésors quil restitue à compte-gouttes, jamais au hasard.
Le garçon saccroupit, fit courir le bout de son doigt sur les dessins étranges, puis, obéissant à une impulsion étrange, il se saisit du vase frère ennemi et le serra contre son cur.
- Il faut partir, dit-il au premier chameau qui le regarda dun air indifférent. Sinon, nous marcherons dans la nuit.
Ce nétait pas vraiment un problème. Aba voyait très bien dans le désert sans soleil, mais le vent faussait les cartes, élevait dans lair des grains de sable pour cacher les étoiles. Le désert ne dissimule pas seulement dans ses profondeurs les trésors dun autre temps. Il cache aussi les trésors du ciel aux yeux des hommes. Le désert, cest bien connu, aime tricher.
Aba se remit à marcher, le vase frère ennemi dans une main, le harnais du premier chameau dans lautre. Le premier chameau le suivit. Parce quil le voulait bien.
En fait, il ne le suivait pas ; il marchait dans la même direction que ce petit dhomme et guidait lenfant à laide dune lanière de cuir tressé parce que les hommes ne comprennent rien au désert.
Le vase commençait à peser.
- Quest-ce quil y a dans ce pot, grand-père ? demanda Aba dune voix agacée.
- A quoi connais-tu le contenu dun carton fermé ? rétorqua le grand-père.
Aba réfléchit.
Puis il soupira.
Létiquette. Parfois, même pas détiquette : le contenu imprimé directement sur le carton. En couleur. Photo aguichante. Avec un petit mot tout petit pour dire que la photo nest là quà titre dindication, quelle nest nullement contractuelle. Peut-on passer un contrat avec une image ?
Aba regarda le vase. Frère. ennemi. Le vase ne contenait quand même pas tout un frère. Dabord, cétait trop petit. Il examina limage suivante.Un bâton. Un bâton en forme de sabre avec des demi-cercles et un drôle doiseau. Juste après, trois autres bâtons et une sorte de couteau.
- Ca veut dire quoi, ça ? demanda-t-il.
- A ton avis ?
Le grand-père avait ses jours. Des jours avec et des jours sans. Des jours de coopération, des jours où son savoir lui semblait aussi précieux que leau de son corps. A garder pour soi. Des jours où il refusait de pisser.
- Il y a des bâtons, murmura Aba. Cest peut-être une historie de bagarre.
Les frères ennemis doivent se bagarrer, non ?
- Nous navons quun seul frère ennemi pour le moment, fit remarquer le grand-père.
- Cest bête ce que tu dis. Sil y a un frère, il y en a forcément un autre quelque part. Sinon, ce nest pas un frère mais un fils unique.
Le grand-père inclina la tête.
Aba marcha. Il gravit la pente presque ombragée dune dune en forme de meringue. Aba navait jamais mangé de meringue. Dans le désert, on ne samuse pas à séparer les ufs en deux couleurs. On les mange tout cru, trop heureux de les trouver. Mais il avait lu des livres, Aba, des livres écrits pour des enfants dautres pays où on séparait les ufs et les mélangeait au sucre avec un fouet.
- Daccord, acquiesça Aba. Pour linstant, nous navons quun frère. Ennemi.
- Le premier signe signifie létranglement, dit le grand-père dune voix ennuyée. Le deuxième : couper, tailler, tuer.
Aba faillit laisser tomber le vase.
- Il a tué son frère ! sexclama-t-il. Le salaud !Grand-père inclina la tête.
- Peut-être trouvait-il que son frère était le préféré et que ce nétait pas juste, dit le vieil homme dun ton narquois.
Le vent souffla.
Aba ne serrait plus le vase contre son cur. Il redoutait à présent dapprendre la nature de son contenu.
Du sable. Dans le désert, les récipients se remplissent de sable. Dans le désert, tout se remplit de sable. Le nez, les yeux, les oreilles, les cheveux, les chaussures Cest pourquoi Aba sentoure la tête dun chèche et ne se chausse que de babouches souples qui laissent aller et venir le sable mou. Dans le vase, quoi quil y ait eu avant, aujourdhui, il ny a plus que du sable, et le sable ne retient pas les fantômes.
- Ce nest pas une raison pour tuer son frère, insista-t-il. On ne tue pas son frère juste parce que cest le préféré.
- Et pourquoi pas ? Tuer, cest juste frapper un peu plus fort que dordinaire.
Aba baissa le regard.
Le vent faisait danser lécume de sable sur la crête de la dune. Aba tira sur le premier chameau qui se mit à avancer plus vite. Uniquement parce quil le voulait bien.
- Il ne sagit pas de bien et de mal, vois-tu, dit le premier chameau, mais dordre et de désordre. Nous travaillons, nous autres, à préserver lordre, lharmonie du monde.
- Tu ne travailles pas du tout, toi, maugréa Aba.
- Cest peut-être toi qui portes le chargement de dattes ?
- Moi, je porte le vase du frère ennemi qui a été étranglé, coupé, taillé, tué.
- ça, souffla le chameau, ce nest pas ce que jappelle un travail. Et tu ne comprends rien à lécriture.
Aba stoppa net. Fouilla dans la poche de son boubou et brandit son cahier aux pages recouvertes dune écriture régulière.
- Et ça ? Cest quoi, dans ce cas ?
- Des mots, mâchonna le premier chameau. Rien que des mots.
- Et quest-ce que cest que lécriture si ce nest pas des mots ?
Le premier chameau expira longuement par le nez, faisant frémir les poils sous ses narines.
Des images, dit-il lentement. De la musique. Des odeurs. Lécho lointain du chant des dieux. Une histoire.
Sur la surface granuleuse de la dune, un bousier avançait en laissant derrière lui le dessin harmonieux tracé par ses six pattes dans le sable.
- Le frère ennemi nest pas la victime mais celui par qui le désordre arrive. Cest lui qui, par jalousie, a séduit la femme de son frère. Puis il retrouve son frère, raconte que sa femme le trompe, le frère tue sa femme et prélève son foie pour quelle ne profite jamais du jardin dOsiris.
Aba fut stupéfait, mais il nallait quand même pas se laisser impressionner par un chameau. Il étudia le vase. Un signe vaguement phallique, de leau, une femme, (ça, cest le signe des ténèbres, dit le grand-père) dun demi rond (signe de la femme) un demi rond avec des vagues sur la ligne du diamètre (qui est du pays, dici, une femme adultère, commences-tu enfin à comprendre ?).
Aba inclina la tête, tira sur le harnais, se remit en route. Le premier chameau décida de le suivre. Le pauvre petit ne sen sortirait pas tout seul.
Son frère lattendait bien avant le campement, fier et droit comme lhomme du désert quil était devenu.
Je vais me marier, annonça-t-il à Aba.
Le jeune homme tira sur le harnais du premier chameau alors quun nuage de sable fouettait son cur et que les grains acérés le mettaient à vif.
- Avec qui ? demanda le petit frère dune voix sombre.
- Avec Isa. Je suis ivre de bonheur. Je regrette seulement que le grand-père - paix à son âme - ne puisse être de la fête. Tu devrais songer à te marier, toi aussi.
Aba garda le silence.
Il jeta le vase du frère ennemi dans un coin sombre de sa tente et ne le regarda plus, et les bousiers continuèrent de pousser sur le sable des dunes de petites boules de bouse de chameaux, et le soleil continua de se lever et de se coucher, et Osi épousa Isa dans la joie, et le jeune frère ennemi dissimula sa colère dans sa chèche couleur de nuit.
Une nuit, alors que le campement était installé à loasis des trois flamants roses, Aba, devenu homme, entendit un bruit juste devant sa tente.
Il se leva, enfila son boubou couleur daigreur, entoura sa tête dun chèche couleur colère, et sortit dans la nuit du dieu Seth affronter le serpent Apopis.
- Aba, je viens te voir sans haine ni armes, dit Isa dune voix couleur miel. Mon mari ton frère est absent, mais je vois depuis des mois et des mois les regards assassins de tes yeux posés sur lui, et le désir caché sous tes paupières qui mévitent, alors je viens te supplier : ne lui fais aucun mal. Si tu veux, je peux être à toi lors de chacune de ses absences, mais retire ta haine du dos de ton frère.
Aba garda le silence, mais dun geste de la main invita Isa à pénétrer sous sa tente.
A laube, quand elle repartit, le vase se mit à chanter et le grand-père à parler.
- Regarde bien ce dessin, ordonna le vieil homme. Il sagit dAmset, lun des quatre fils dHorus, celui qui garde le foie du défunt pendant son voyage vers les jardins dOsiris. Mais le foie doit être rendu au corps pour permettre au voyage de saccomplir. Va-t-en loin, mon fils, cherche le corps de la femme malheureuse, laisse le désert soigner tes plaies car toute maladie est réversible, même celle de lâme.
Mais Aba secoua lentement la tête.
- Ce qui est écrit saccomplira, grand-père, dit-il dune voix couleur de boue Je prélèverai le foie de la femme infidèle et je lenfermerai dans ce vase aux fins fonds du désert.
- Ce nest pas ton histoire, mon fils.
- Il ny a quune histoire, grand-père. Une seule et unique histoire qui se répète à travers les temps. Les hommes naissent, vieillissent et meurent, les femmes enfantent et se dessèchent, mais lhistoire reste le même et le désert ny changera rien.
Le lendemain matin, un ibis vint se poser sur loasis, un ibis gris sur leau grise sous les palmiers vert et or, et il fixa Aba qui sortait de sa tente, le cur lourd de sable rouge.
- Quand jai écouté les babouins, ils parlaient en désordre, dit libis. Ils racontaient nimporte quoi, sans queue ni tête, sans réfléchir Alors jai écrit ce désordre et je leur ai lu leurs paroles et ils ont appris à ranger le désordre et à sécouter parler car le mot écrit a une mémoire plus longue que la vie et reste afin de nous apprendre par lexpérience des autres. Toi, fils du désert, ne peux-tu bâtir sur autre chose que le sable ?
- Ne peux-tu écrire autre chose que le frère ennemi dune histoire précédente ?
- Aba inclina la tête une seule et unique fois.
Il prit le vase dans une main et retourna dans le désert pour écrire.
Une autre histoire damour et de pardon, dordre rétabli.
Puis il posa le vase au pied dune dune et laissa le vent de sable nettoyer ses plaies.
Car ce qui est écrit existe et perdure bien au-delà de linsignifiance humaine.
Guillaume Blanchon