Accéder au site du Passant Ordinaire Notre Monde le dvd
le Passant Ordinaire
FrançaisEnglishItalianoAmerican

Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
Imprimer cet article Imprimer l'article

Gens du Sud


Ils ont le teint hâlé, le visage buriné,

torturé par la chaleur comme la végétation méridionale, un sarment de vigne, un

olivier, ils ne peuvent qu’être du sud ! Rien ne les atteint, à longueur d’année, ils vivent dehors, en groupe, les enfants souvent

légèrement vêtus, ils ont cette chaleur intérieure, imperméable au froid, imperméable à tout... Ils nous côtoient, mais d’invisibles

barrières les tiennent loin de nous, inaccessibles, aussi loin qu’un sud imaginaire. Ils sont de l’est, lointain, des plaines du Gange, ce sont les tsiganes.



Ils ont l’accent espagnol pour certains, les autres un drôle de langage, une sonorité gutturale, des consonances slaves. Selon l’auteur Vaux de Folletier, dans Mille ans d’Histoires Tsiganes, leurs racines sont en Inde. Linguiste, au contact de leur langage, le romanés, il découvre l’usage de certains mots d’une langue à la localisation précise au sein de ce dialecte, du sanscrit. Ainsi de recherche en travaux, le périple des tsiganes débute en 950, aboutit en France en 1419 aux abords du Rhône, ils se signalent en Espagne en 1425, voyagent à travers l’Europe ; en 1734, ils apparaissent en Louisiane. Depuis les Tsiganes sont présents dans 135 pays.

Nous mettons des barrières légales, eux des limites culturelles. Etre tsigane, c’est nécessairement être différent, naître tsigane c’est grandir, en s’imprégnant de cette culture, dans un ensemble en opposition avec le monde des sédentaires, affirmer son origine ethnique c’est abonder dans le sens des préjugés, de l’altérité c’est ainsi dire : « je suis différent de toi, gadjo ! ». Sédentarisés, les modes opératoires de l’expression culturelle sont maintenus. Dans cet espace s’organise la vie du voyage, la culture tsigane même si elle ne voyage plus, existe toujours. Sur une aire de stationnement précaire, la frontière s’établit par la mise en place d’espace vital familial, passé le dernier cercle, de la famille en limite du groupe, on entre dans la frontière, pénétrant dans un autre monde, pas besoin de papier : l’apparence physique, le comportement dénonce l’identité. De ce constat, un groupe peut s’installer n’importe où, à condition d’avoir à proximité un point d’eau courante, une borne d’incendie ! Il suffit de s’arrêter, de s’agglomérer, en respectant les cercles vitaux ; l’argument fédérateur, en cas de doute, est d’appartenir à la « Nation ». Un croisement d’autoroute, un parking de supermarché, une pelouse de cité urbaine, tout est supportable, tant que ceux au-delà de la frontière ne font que passer. Effectivement, ils passent, en regardant, jugeant peut-être, ils n’auraient pas idée de s’arrêter en terre étrangère, peur de l’autre, peur de ce qu’on ne connaît pas. Passée la frontière, est mis en œuvre un cérémonial séculaire, l’entrée dans les strates vous expose à un interlocuteur, l’ultime rempart est souvent une femme, garante de la quiétude du cercle familial, elle vous jauge, vous juge, autorise l’accès au cercle le plus proche du foyer familial, la caravane, sinon la sanction est un refus ferme et définitif. Sans appel !



Légiférer



Le politique légifère, selon Jacqueline Charlemagne, spécialiste de droit, la législation en matière de gens du voyage est plus souvent contrainte que droit. Le tsigane bénéficie d’avantages sociaux en tant que citoyen français, de droits spécifiques, peu dans la prise en compte du pur respect du mode de vie, plus dans la réglementation des déplacements, de l’activité économique. Résultat : des générations de jeunes, d’anciens voient, ont vu leur vie rythmée par l’expulsion du territoire de la commune, au titre de citoyen indésirable, de délinquant potentiel, d’espions probables avant la seconde guerre mondiale. Un jour, m’inquiétant auprès d’un homme d’âge respectable de sa passivité devant l’injonction des gendarmes à quitter la commune, je reçus cette réponse tout empreinte de logique. Sous ce même costume uniformisé, lorsqu’il avait vingt ans, une femme, un enfant en bas âge, deux représentants de l’ordre l’ont emmené, emprisonné à Rennes, convoyé en Allemagne pour quatre années d’internement. Qui pouvait, au moment de notre conversation, lui garantir que ces mêmes représentants ne seraient pas capables d’agir de manière identique, sans plus d’explication.

Le politique a saisi l’importance de la problématique tsigane, après rapports parlementaires, consultations d’instances sociales, constats d’échec devant des expériences malheureuses dans différentes villes, cette communauté, si on ne veut pas la voir, fait tout de même parler d’elle. Le taux de natalité est supérieur à celui de la population sédentaire, 51% de la population tsigane à moins de 18 ans, la source de l’économie traditionnelle se tarit, alors une loi récente intitulée Loi Besson, peut devenir une aubaine politique. Il sera politiquement moins difficile d’expliquer que l’Etat, dans un intérêt d’ordre public, oblige à la réalisation d’aires d’accueil. En construisant une aire adéquate, tout stationnement sur l’ensemble de la commune tombe sous le coup de l’expulsion immédiate.



Gérer



Ce serait réducteur que de considérer les gens du voyage comme un simple phénomène à gérer, une entité que l’on place ici, insérée dans une couche sociale, à gérer ! Gens du voyage, voyageurs, tsiganes, manouches, roms et gitans, tous ces termes n’ont pas pour seul point commun le mode de vie. Si les trois premiers définissent une ethnie, les trois suivants sont chacun un groupe ethnique propre. Des roms séjourneront très rarement avec des manouches, le premier exerce un type d’expression, de hiérarchie, d’union de raison, l’autre cantonne son activité culturelle à la famille, acceptant de s’agglomérer temporairement avec d’autres familles. De nouveaux membres de l’ethnie rom préfèrent la discrétion, s’installent avec bonheur dans un système de liberté, choisissent la migration à travers les pays européens, ce sont les ressortissants des anciens pays satellites de l’URSS. Des manouches choisiront peu la compagnie de Gitans. Ces derniers ont plutôt un mode de vie sédentaire, ce n’est pas génétique mais le résultat d’une politique ancestrale espagnole. Le procureur du Roi, en 1539, devant l’affluence de gitans nomades, obligea tous les membres de la communauté à cette époque, sous peine d’être condamné à 6 ans de galère, à la sédentarisation. Ces différences existent, elles sont ancrées dans les ethnies, il y a des exceptions bien sûr, mais elles se fondent sur des concessions que l’on ne peut imposer. Il résulte que pour penser gérer, il faut s’imprégner de ces expressions culturelles. Ne pas prendre en compte ces différences, serait une hérésie entraînant certainement la loi à l’échec. La société tsigane est constituée comme la nôtre, avec ses couches, ses strates établies selon un pouvoir d’achat, une richesse ; du fait de l’anarchie régnante en matière d’accueil, la pauvreté côtoie la richesse exubérante. La perte de valeurs, effet ou cause d’un déclin, ne peut pas faire affront à la mise en exergue de ces mêmes valeurs exprimées au sein d’une autre famille, sans qu’à un moment il y ait conflit. Enfin devant la contrainte de ne pouvoir stationner où l’on désire, certains tsiganes ont dû ou ont pu faire l’acquisition de terrains dits familiaux. Ainsi les gens du voyage se sédentarisent par nécessité, fatigués de se faire expulser, ils peuvent reproduire le foyer familial beaucoup plus élargi qu’on ne le conçoit dans notre société sédentaire. Un terrain familial est un appui culturel, un moyen d’apaisement, un cercle favorable. Mais le code de l’urbanisme supporte mal les libertés prises par les propriétaires de terrains familiaux. Sa refonte au mois de juin 2001 devrait prendre en compte certains articles de la Loi Besson, et donc se mettre en conformité !



La plus grande minorité oubliée



Des siècles de nomadisme, contraints à certains moments, sur des territoires ont obligé ou permis aux tsiganes de maintenir leur expression culturelle comme un moyen revendicatif. Lorsque l’on jette un regard, ils semblent lointains, inaccessibles, tant ils marquent une méfiance, difficilement assimilables car notre esprit cartésien, mû par le désir de comprendre, n’a pas cours au sein de la communauté. C’est une ethnie, ils la revendiquent, pas en ces termes, mais en faisant référence au sang, comme par défiance, une légitimité. Veulent-ils une intégration ? Sûrement pas pour le moment, la méfiance est de rigueur, discourir sur les gens du voyage est trop récent pour abattre des générations de blâmes et de rejets. Donc ils ne communiquent pas avec l’extérieur, ils écoutent, dès que la promesse n’est pas suivie d’effets, elle devient argument du non respect d’une valeur chère aux tsiganes, le respect de la parole. C’est donc antinomique avec le discours politique, et sa noble science. Günter Walraff, lors d’une communication devant le Parlement Européen, au début de cette année, attirait l’attention de l’assemblée sur la situation de la plus grande minorité européenne, les tsiganes. Ils sont, selon ses sources, quelque 13 millions d’individus au sein de la communauté européenne, en marge, délaissés par les différentes instances, pour solde de tout compte une forme de liberté, le délaissement. l’Europe est très diversifiée dans la gestion de la communauté tsigane, un pays peut-être favorisant, alors qu’à la frontière suivante c’est l’inverse, alors par pragmatisme les tsiganes migrent vers des pays accueillants. La rumeur court très vite au sein de cette ethnie, la parole est le vecteur, elle transporte l’information bonne ou mauvaise, telle ville est bonne, tel pays est mauvais, telle instance est dangereuse. La sphère tsigane communique beaucoup de l’intérieur, c’est une nécessité, même un comportement culturel et social. Cette sphère, d’elle-même, maintient la frontière, avec le monde sédentaire, très opaque, le besoin de maintenir avec l’Autre une méconnaissance, dans l’intention de ne pas inciter à la rencontre. Certes nombre de tsiganes peuvent témoigner connaître des bons sédentaires, bons parce qu’ils furent utiles, bons employeurs, ou simplement gentils, mais globalement les relations avec les sédentaires restent distantes. A tel point que ces deux sphères ont produit un mode de relations, seulement deux ponts enjambent cette frontière, l’observation est personnelle, sa démonstration tout autant. Le premier pont est celui de la demande, la chine pour les manouches, roms ou gitans, on chine pour travailler, pour obtenir ses droits sociaux, des aides financières, la persuasion est un élément primordial, elle doit nécessairement aboutir. Inversement à l’intérieur de la communauté, on demande, on donne avec plaisir, preuve du lien familial ou affectif qui unit l’un à l’autre. L’autre pont est conflictuel, rejet, expulsion, crimes et délits dont les auteurs peuvent être des tsiganes. On pourrait penser que le mariage est un trait d’union entre les deux communautés : faux, car l’un des membres du couple doit faire un choix, assez souvent au profit des tsiganes. Ce type d’acceptation est mieux perçu. Ou alors, le tsigane fait le deuil de sa culture, au profit d’une culture, une, générale et indivisible, celle des sédentaires, mais on ne peut que très rarement rester entre ces deux mondes.



Une nouvelle ère



Après des siècles répressifs, puis des décennies régies par des textes contraignants, le législateur a innové en 1990 en votant la loi Besson, première version ! Cette loi imposait aux communes de plus de 5 000 habitants à s’équiper d’une aire d’accueil pour les gens du voyage, mais cette mouture devint caduque, car en 1995 un amendement intitulé amendement Delevoye a rendu le caractère obligatoire sans effet. Les instances locales n’avaient plus d’obligation, de fait les tsiganes non plus. Cette loi a une seconde version, celle-ci plus attrayante, car l’Etat investit dans la création des aires d’accueil, jusqu’à hauteur de 70% du coût, le caractère obligatoire est amplifié, après acceptation d’un schéma départemental ; le préfet pourra inscrire d’office, dans les comptes de la commune, la dépense nécessaire à la réalisation d’une aire d’accueil. Sur le fond le texte de loi, son décret d’application du mois de juillet 2000, énonce le principe. La loi Besson les concernant directement est citée lors des expulsions, les tsiganes commencent à s’exprimer. Actuellement ils affirment être las des devoirs qu’on leur impose, qu’ils doivent respecter ; c’est infantilisant ce comportement à leur encontre, ils revendiquent une nouvelle condition, celle d’avoir des droits, donc d’être adultes. Un schéma départemental est une contrainte. Finies les aires fictives, sur d’anciennes décharges réhabilitées, derrière le cimetière, en zone inondable, en bordure de grands axes routiers, surtout sans concertation préalable avec des organisations représentatives. Qui va revendiquer chez les gens du voyage ? Sûrement pas un « gadjo ». Des associations évangélistes ou catholiques ? Mais là, les représentants prêchent pour leur paroisse. Des gens du voyage eux-mêmes ? La communauté n’a pas encore le sens organisationnel, culturellement la parole d’un homme n’est jamais globalisante. Chez les manouches, il exprime son point de vue, peut engager sa famille très élargie, mais rarement un groupe au sein duquel il serait le représentant ; les roms règlent leurs problèmes, un conflit est laissé à l’appréciation d’une kris, réunion d’anciens qui disent le droit, ils établissent les torts et prononcent une sentence, appliquée sous peine d’exclusion de la cumpania. Les gitans ont le même comportement que les manouches, mais ils laisseront facilement l’un d’eux parler. Trouver la courroie de transmission de la communication des gens du voyage est difficile, l’établissement d’un dialogue incitera peut-être les deux communautés à percevoir l’autre, tenter de se comprendre. Si l’on prend comme point de départ la Loi Besson, elle a pour intitulé l’accueil et l’habitat des gens du voyage, les politiques y voient seulement l’accueil, les gens du voyage l’envisagent sous sa forme de l’habitat ; l’avantage de structures établies peut amener à la résorption de conflits.

Nous progressons au 21e siècle vers une phase de concertation avec les tsiganes, bien ! Il est temps, ils sont en France depuis six siècles. Les tsiganes ont des qualités d’adaptabilité étonnantes, naturelles, ils jugeront. Si des mesures locales ne leur conviennent pas, s’ils en ont les moyens, ils formeront leur convoi de caravanes en direction de l’un des points cardinaux, plus aisément le Sud, la difficulté est peut-être plus supportable quand il fait beau. Six siècles ainsi ; nous, sédentaires, accordons leur une devise latine Fluctuat nec mergitur.


© 2000-2016 - Tous droits réservés
le Passant Ordinaire