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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
par Cédric Jaburek
Imprimer l'articleAinsi on tient lAfrique
Entretien avec Jean-François Médard*
LAfrique semble être un continent oublié, quand ce nest pour faire des bilans terrifiants sur ses guerres civiles, ses millions daffamés ou de malades du sida. Pourtant, les politiciens et hommes daffaires français gardent des relations très étroites avec les Etats africains les moins démocratiques. Ils sont pour eux source de prestige et de profits considérables. Le récent ouvrage de F.X. Verschave Noir Silence, qui a tenté de briser le mutisme général sur ce quil a appelé la Françafrique, a provoqué le courroux de trois chefs dEtats africains1. Nous avons interrogé Jean-François Médard qui travaille depuis une trentaine dannées sur la nature des systèmes politiques africains et sur les relations entre la France et ses anciennes colonies en Afrique noire.
Le Passant Ordinaire : Quand on parle de Françafrique on évoque habituellement les réseaux qui régissent la politique française en Afrique. Que pouvez-vous dire sur lorigine de ces réseaux ?
Jean-François Médard : Pour voir lévolution de ces réseaux, il faut remonter à lhistoire de la décolonisation qui senracine dans la colonisation. Tout a commencé avec De Gaulle-Foccart. De Gaulle cétait la main droite qui laissait faire et qui téléguidait la main gauche quétait Foccart. Globalement lAfrique noire a été décolonisée pacifiquement, sauf dans le cas de Cameroun, où il y a eu une guerre assez abominable. Le parti gaulliste, qui était parmi les plus colonialistes pendant la IVe république, a réussi à introduire le mouvement de décolonisation accordant une indépendance, mais de façon à la vider de son contenu. Comme Don Calogero dans le film Le guépard qui disait : « Il faut que tout change pour que tout reste la même chose ». Lindépendance a donc été donnée dans un cadre de coopération, daccords dassistance technique, civile et militaire, et dans celui de la zone franc CFA. Cest un des aspects essentiels de cette Françafrique. Cest à la fois ce dispositif institutionnel mais cest aussi tout ce qui se cache derrière. Tout ce qui loriente et lui donne un sens. Un sens occulte.
Dès le début, Foccart avait une position stratégique auprès de De Gaulle, il était responsable des relations avec lAfrique - du domaine réservé. Cétait lui aussi qui supervisait les services spéciaux, ainsi que toutes les affaires politiques du parti gaulliste, notamment le SAC2, donc déjà un réseau.
Le SAC cest la colonne vertébrale de ce réseau. Il sest illustré plus tard par de gros scandales, massacres, attaques à main armée, recrutant à la fois chez danciens résistants mais aussi chez danciens truands ou collaborateurs. Ces réseaux se développaient notamment au Gabon, lune des bases du système, à cause de Elf mais aussi de Bongo3, puis la Côte dIvoire...
Foccart organise donc toute une série de réseaux officiels et officieux appelés « réseaux damis, de relations » quil contrôle ; ils utilisaient souvent des entreprises dimport/export, et senracinaient aussi dans les milieux les plus colonialistes gaullistes de la IVe République. Sous Foccart, on peut dire que ces réseaux sont centralisés. Il les contrôle jouant à la fois de la force, de la violence, de coups dEtats éventuellement, de lintervention secrète et occulte de larmée, des mercenaires et aussi alors de la corruption. Ainsi dès le début on peut dire que les mécanismes cachés de la Françafrique, ce sont la violence plus la corruption.
Quest-ce qui a changé avec larrivée au pouvoir de Mitterrand ?
Dans le parti socialiste, il y avait eu des critiques assez acerbes de la politique précédente. Foccart avait quitté le pouvoir avec larrivée de Giscard, mais ces pratiques ont continué. Déjà, quand on parle de la période de Pompidou à Giscard, ces réseaux commencent à éclater. Mitterrand choisit dans un premier temps Pierre Cot comme ministre de la Coopération qui préconisait une politique beaucoup plus ouverte
Mais cela ne dure pas longtemps, parce que cest toujours à lElysée que se faisait encore la politique française sur lAfrique. Très rapidement les chefs dEtats africains, voyant la politique de Cot, remontent directement à lElysée pour que ça change. ça va changer assez vite. Houphouët Boigny4, Bongo, tous ces gens-là font pression pour que ça rentre dans lordre. Mitterrand avait été ministre dOutre-Mer dans les années 50, mais il navait pas de réseau propre. Donc il va choisir un chirurgien dentiste, Guy Penne, qui était franc-maçon, pour utiliser les réseaux francs-maçons français et africains extrêmement actifs. Puis son fils, qui était journaliste à lAFP, entre comme documentaliste dans la cellule africaine de lElysée. Là, il devient un personnage indispensable parce que les chefs africains, pour atteindre Mitterrand, passent par le fils - doù « Papamadit ». Guy Penne doit être mis au vert après le scandale du Carrefour du Développement5 et cest à ce moment-là que le fils Mitterrand, Jean-Christophe, le remplace. Là commence une nouvelle ère : il se lance dans un tas de trafics - son père ne lignorait pas, cest absolument évident5. Le fils Mitterrand avait été ensuite écarté par son père parce quil avait été impliqué dans un trafic darmes, une exportation de missiles en Afrique du Sud - alors quil y avait officiellement un boycott - via le régime marxiste de Sassa Nguéssou6. Le scandale na pas vraiment éclaté, mais son père a trouvé plus prudent de le mettre à lécart. Il faisait tous les trafics possibles, darmes, dinfluence, de nimporte quoi...
Vous parlez du caractère patrimonialiste des Etats africains et des relations franco-africaines. En quoi cela consiste exactement ? Quels en sont les mécanismes ?
Jai utilisé dabord le concept du patrimonialisme dans létude comparative des systèmes politiques africains. Quand jai débarqué au Cameroun dans les années 70, ce que je voyais ne correspondait absolument pas aux interprétations de lépoque. À lépoque, intellectuellement jétais armé par un autre concept qui était le concept clientéliste. Je lavais découvert aux Etats-Unis et ensuite à Bordeaux avec le système Chaban. Je voyais que ça sappliquait également en France contrairement à ce quon semblait dire. Je suis passé dun système de pouvoir personnel à lautre, et la question patronage - clientélisme ma aidé. Les comparaisons de ces systèmes nexpliquaient tout ce que javais sous les yeux. Alors jai trouvé, grâce à Weber entre autres, cette idée de domination patrimoniale. Ce type de domination traditionnel, pour simplifier, repose sur la confusion du public et du privé. Il y a une différenciation entre ces domaines puisque nous ne sommes plus dans la parenté : un chef commande à des personnes sans liens de parenté. Or cette domination prend la forme de relations familiales. Il gère son royaume comme si cétait son domaine, les serviteurs sont des clients ou les clients sont des serviteurs. En Afrique, on a exporté dabord la bureaucratie, avec létat colonial, elle été patrimonialisée en ce sens quelle a été appropriée privativement par les détenteurs du pouvoir. Doù la confusion entre la personne du pouvoir et sa position. On en arrive alors à la situation où le chef dEtat, le grand patron, règne sur son domaine comme sur une propriété privée. Macias Nguema, qui était un des dictateurs des plus horribles, en Guinée Equatoriale, avait enfermé tous les billets de la banque de la Guinée Equatoriale dans sa case au village au fin fond de la forêt, et quand il a été renversé, des journalistes lui ont demandé pourquoi lavait-il fait. « Je suis chef de mon peuple, tout mappartient », a-t-il répondu.
Il y a deux caractéristiques fondamentales de la logique patrimoniale, cest la personnalisation du pouvoir à tous les niveaux, celui qui détient une parcelle dautorité se lapproprie au profit de ses proches. Les sources politiques et économiques sont alors interchangeables, le pouvoir devient la source daccès aux richesses, puisquil ny a pas de richesse vraiment au départ, ni daccumulation.
Je constate que cette confusion du public et du privé, de léconomique et du politique, se transpose très précisément aux relations franco-africaines. Nos hommes politiques ou fonctionnaires font des affaires en Afrique. Inversement, les hommes daffaires font de la politique, les relations se personnalisent, le modèle se transplante. Loriginalité de la Françafrique est constituée dun mélange déchanges sociaux, échanges politiques et déchanges économiques, le tout dans un environnement où le recours à la force clandestine ou même officielle est loin dêtre exclu.
Je parle de néopatrimonialisme, parce quil ny a pas de normes traditionnelles pour réguler tout cela. Dans le patrimonialisme traditionnel, on se réfère à une coutume, à un passé, à une légitimité. Doù le grand problème des dirigeants africains : la survie politique. Ils sont dans des contraintes de fragilité politique fondamentale, ils nont pas de légitimité intrinsèque donc leur pouvoir repose sur la force et la violence. Mais, comme disait Talleyrand, on peut tout faire avec les baïonnettes sauf sasseoir dessus. Le seul mode de légitimation cest la redistribution de type clientéliste particulariste, le jeu de la faveur, de la défaveur, la grâce et la disgrâce. Ainsi on tient les gens. La France avait besoin dune clientèle dans les Etats africains pour des raisons de stratégie politique, et ces dirigeants sont dans un besoin critique de cette protection et des ressources que la France variée leur apporte. En échange, ils vont financer nos partis, ils vont voter à lO.N.U. dans les intérêts de la France tandis quelle se fera lavocat de ces pays auprès de lEurope.
Une machine a été lancée, nous sommes incapables de larrêter et elle continue jusquà extinction par ses propres contradictions. Les organismes publics français ont chacun leur vision différente qui sentrecroise avec linfrastructure des réseaux, comme le réseau Pasqua, une branche du SAC qui avait rompu avec Foccart. Puis chaque homme politique français de droite comme de gauche se crée son propre réseau. Madelin est proche de Wade7 au Sénégal. Quant à Foccart, qui a rejoint la Françafrique, il est copain avec Eyadéma8 et Bongo. Il soutient les projets pétroliers du Tchad : il a écrit un article ridicule dans Le Monde, en disant que ce serait favorable au développement du Tchad. On na jamais vu lexploitation pétrolière favoriser le développement dun pays en voie de développement.
Les Français sont très présents militairement en Afrique, quel est leur rôle
exactement ? Est-ce quils servent encore une politique française ou est-ce quils entrent dans le jeu des réseaux ?
Le drapeau sert à camoufler beaucoup de choses. Je pense quils entrent dans le jeu des réseaux et de leurs intérêts corporatifs. Comme pour tous les coopérants, il y a des avantages économiques considérables. Il y a aussi des aspects stratégiques. Justement, à propos de lhistoire du Rwanda, je viens dapprendre de source sûre quil y avait des intérêts stratégiques. Tout un système découte sur lAfrique orientale était basé au Rwanda. Lobjectif de lopération Turquoise cétait de protéger et couvrir tout ça, ce dont on a jamais parlé.
Je pense quil y a aussi un troisième élément dont il faut tenir compte, cest la continuité de notre armée coloniale. Là aussi il y a des pesanteurs historiques.
Larmée nest pas la seule à avoir hérité de lépoque coloniale...
On na pas décolonisé notre mentalité. Ici, il faut revenir au messianisme français qui a servi à justifier la colonisation et qui a justifié ensuite la postcolonisation. Cest totalement intériorisé par toutes nos élites politiques.
La fameuse « mission civilisatrice de la France » : cest vide de contenu, parce quon ne préconise la francophonie que comme alternative à langlais. Cest une vision négative, défensive, dans une phase de déclin.
Avant la fin de la guerre froide, il y avait une sorte de délégation, tout ce que les Américains demandaient, cest que la France fasse la police dans sa zone pour empêcher les communistes dy pénétrer. Avec la fin de la guerre froide, les Américains reprennent leurs billes, donc il ny a plus de chasse gardée.
Quel est le rôle joué par les médias français dans lentretien de cette politique françafricaine ?
Depuis le début, la presse a joué un rôle très ambigu. Derrière la façade policée de la coopération, les réseaux ont eu la capacité extraordinaire de rester dans lombre. Ce qui suppose quils étaient très bien infiltrés dans la presse... La France na jamais été informée de ce qui avait été fait en son nom.
Quand on lit dans Le Monde un article de Jacques Isnard, spécialiste des affaires militaires, qui me semble être un instrument de désinformation de la part de larmée et des services spéciaux, on voit quil essaye de passer un message. À savoir larmée daujourdhui, ce nest pas du tout larmée dAlgérie, de grand-papa, les histoires dAusaresses pour les militaires daujourdhui cest quelque chose dabsolument impensable, cest de larchaïsme... Et cest le même discours quon voit passer partout, y compris dans Le Monde. Ce qui est intéressant cest que quelque chose bouge. Quelque chose est condamné, mais nen finit pas de mourir.
Jean-François Médard*
Propos recueillis par Cédric Jaburek
* Professeur émérite à lInstitut de sciences politiques de Bordeaux, Centre détudes sur lAfrique noire.
(1) François Xavier Verschave, président de lassociation Survie, a publié Noir Silence aux éditions des Arènes, Paris 2000. Trois autocrates africains (Congo, Tchad et Gabon) lont accusé « doffense à chef dEtat » pour avoir évoqué leurs crimes.
(2) Le Service dAction Civique était la partie immergée et clandestine du gaullisme; émanation du service dordre du RPF sous la IVe République.
(3) Omar Bongo, président de la République du Gabon depuis son indépendance en 1967.
(4) Félix Houphouët-Boigny, « le sage de lAfrique », dirige la Côte dIvoire depuis 1960 jusquà sa mort en 1993.
(5) Le scandale du Carrefour du Développement. Lancien ministre socialiste de la Coopération, Christian Nucci, aurait été impliqué dans un important détournement de fonds publics destiné pour lAfrique. La Haute Cour de justice a prononcé un non-lieu partiel et a amnistié Nucci en avril 1990.
(6) Lire Ces messieurs Afrique, Calmann-Lévy, 1992 dAntoine Glaser et Stephen Smith ainsi que Ces messieurs Afrique 2 : des réseaux aux lobbies chez le même éditeur en 1997.
(7) Abdoulaye Wade, actuel président du Sénégal.
(8) Général Guassingbé Eyadéma, à la tête du Togo depuis 1967. Il y a instauré un Etat de Terreur. Cest lun des pays les plus pauvres au monde.
(2) Le Service dAction Civique était la partie immergée et clandestine du gaullisme; émanation du service dordre du RPF sous la IVe République.
(3) Omar Bongo, président de la République du Gabon depuis son indépendance en 1967.
(4) Félix Houphouët-Boigny, « le sage de lAfrique », dirige la Côte dIvoire depuis 1960 jusquà sa mort en 1993.
(5) Le scandale du Carrefour du Développement. Lancien ministre socialiste de la Coopération, Christian Nucci, aurait été impliqué dans un important détournement de fonds publics destiné pour lAfrique. La Haute Cour de justice a prononcé un non-lieu partiel et a amnistié Nucci en avril 1990.
(6) Lire Ces messieurs Afrique, Calmann-Lévy, 1992 dAntoine Glaser et Stephen Smith ainsi que Ces messieurs Afrique 2 : des réseaux aux lobbies chez le même éditeur en 1997.
(7) Abdoulaye Wade, actuel président du Sénégal.
(8) Général Guassingbé Eyadéma, à la tête du Togo depuis 1967. Il y a instauré un Etat de Terreur. Cest lun des pays les plus pauvres au monde.