Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
par Emmanuel Renault
Imprimer l'articleUn nouveau tiers-mondisme en politique ?
Comment doit-on accueillir les étrangers ? Depuis quelques années, la question est dactualité et lon peut prévoir sans risque de se tromper quelle continuera durablement de se poser. Comme lexplique Hans-Magnus Enzenberger, nous sommes en effet entrés dans lère des grandes migrations1. Jamais les échanges de biens et de personnes nont été aussi développés à léchelle mondiale, alors que parallèlement, dans de nombreux pays, vivre rime encore avec misère et extrême pauvreté, guerres et famines. Comment nen résulterait-il pas une forte pression migratoire sur les pays du Nord ? Doù le problème politique de laccueil des étrangers. Il est le plus souvent compris comme un problème de médecine sociale : nous ne pourrions accueillir toute la misère du monde parce que toute société admettrait un seuil de tolérance bien déterminé A ce propos, il suffira dindiquer que les sociétés ne sont pas des corps organiques isolés (pas plus que les étrangers des microbes), tout en rappelant une remarque dEnzenberger : « Manifestement, les gens dEurope occidentale sont nombreux à se croire en danger de mort. Ils comparent leur situation à celle de naufragés. Ils inversent en somme la métaphore. Ce sont les gens du pays, qui se voient comme des Boat people en fuite, des émigrants de lentrepont, ou des Albanais affamés entassés sur un vaisseau fantôme »2. Mais le problème de laccueil des étrangers mérite également dêtre considéré sous un jour, comme un problème authentiquement politique mettant en jeu le sens même de la démocratie et la valeur que nous pouvons lui accorder à lépoque de léconomie mondialisée et de la mondialisation des résistances.
On connaît le discours sur les étrangers : « quils restent chez eux, on nen veut pas chez nous ». Afin de mettre ses ressorts en lumières, commençons par demander ce que signifie « être chez soi ». Etre chez soi, cest, semble-t-il, se mouvoir dans un monde dans lequel nous pouvons réaliser nos attentes fondamentales, ce qui définit bien une forme de liberté, et peut-être la plus haute. Ces attentes fondamentales dépendent de notre besoin de voir reconnue notre dignité dêtre humain, mais aussi notre identité, cest-à-dire lensemble des valeurs auxquelles nous identifions notre existence particulière. Nous nous sentons « chez nous » lorsque nous vivons dans un monde qui nous semble conforme à ces valeurs, et inversement, cest ce chez nous qui fait la valeur de notre existence, car cest lui qui nous permet de voir reconnus par les habitants dun même monde les traits caractéristiques de notre identité personnelle.
Dans un monde où lensemble des rapports sociaux sont pris dans une dynamique de rationalisation à des fins de valorisation marchande, il est normal que le sentiment dêtre chez soi devienne toujours plus problématique. Sans doute faut-il admettre avec Adorno que cette dynamique conduit nécessairement à remplacer « lêtre chez soi » par la « vie mutilée »3, par lexistence dans un monde où toutes les relations sociales sont soumises aux exigences dépersonnalisées de la valorisation. Sans doute faut-il également reconnaître que ce processus atteint une phase nouvelle, sous la double contrainte dune crise durable et dune mondialisation qui affectent profondément lidentité. Les effets de la crise sur les identités professionnelles sont évidents, ses effets sur les identités sexuelles et familiales le sont tout autant : difficile pour un père de continuer à revendiquer efficacement son autorité lorsquil est durablement privé de travail et quil ne parvient plus à maintenir une image positive de lui-même4. Quant aux identités culturelles, elles sont profondément affectées par le développement dune mondialisation saccompagnant de limposition dun code culturel dominant (disons anglo-saxon) et de la fragilisation des cultures particulières.
Comment se sentir chez soi dans un monde qui me demande de ne plus être moi parce quil noffre plus despace pour mes identités ? Dans une telle situation de remise en cause de « lêtre chez soi », dans une situation où cette remise en cause est liée à une pression extérieure (la mondialisation), comment lhospitalité ne se renverserait-elle pas en hostilité5, comment les étrangers présents sur le territoire ne seraient-ils pas conçus comme les représentants de ce qui remet en cause la liberté, comme un danger à contenir ? Sans doute faut-il admettre en effet que lhostilité à légard des étrangers exprime lexigence légitime dun contrôle sur notre propre existence et sur le monde où nous avons à réaliser notre liberté. A ceci près que lhostilité à légard des étrangers donne de cette exigence légitime une interprétation erronée, parce que la présence des étrangers sur le territoire national nest pas la cause de cette fragilisation de lidentité, tout au plus lun des effets de la dynamique produisant la vie mutilée. Cette exigence légitime devrait conduire à une tentative de contrôle politique du monde social dont la stigmatisation de populations particulières ne saurait tenir lieu.
Quelle forme doit donc prendre cette exigence légitime ? Le problème est ici double, car dune part, ce contrôle politique semble toujours dans les faits synonyme dune souveraineté nationale, ou multinationale (dans le cadre des institutions européennes par exemple), et dautre part, parce que lexercice de cette souveraineté semble toujours lié à la défense dune culture déterminée. Le premier aspect du problème concerne le rapport que doit entretenir cette souveraineté nationale ou multinationale avec ceux qui sont hors du cadre national ou multinational, le second concerne la place que la défense dune culture particulière doit prendre dans lexercice politique dune souveraineté qui ne saurait sy réduire. Le premier aspect du problème conduit à la définition dun (nouveau) tiers-mondisme politique, le second à la définition dun (nouvel) internationalisme politique.
Quelle place doit prendre la défense dune culture particulière dans lexercice démocratique de la souveraineté ? Si la démocratie a une valeur, cest parce quelle est lun des instruments nécessaires de notre émancipation et que cette émancipation passe notamment par la critique de tout ce que nos traditions comportent dirrationnel et de négateur de la liberté. Lidée de démocratie semble donc difficilement compatible avec le principe de la défense dune culture particulière. Mais il semble également que toute émancipation doit avoir pour but la réalisation de la liberté dans un monde où nous nous sentons chez nous, et il semble difficile de comprendre ce que pourrait être un tel « chez nous » qui ne serait pas défini par sa conformité à des valeurs culturelles ou à des identités. Nous rencontrons donc une aporie, la seule solution possible est donc à chercher dans lidée dune défense de lidentité qui ne soit pas inconditionnelle, mais toujours conditionnée par lhorizon de lémancipation. Pour penser cette limitation, nous disposons de deux modèles : suivant le premier, il faut sappuyer sur des principes universels pour déterminer quels types de défense de lidentité sont légitimes, et quels types ne le sont pas6. Mais lon peut également se référer à un second modèle pour lequel la limitation de lidentité doit seffectuer non pas au nom de principes universels (dont on peut toujours se demander comment les appliquer), mais dans le développement de la lutte et de la délibération politique. Une illustration de ce modèle est fournie par les luttes contre la mondialisation où lon voit toute sorte de revendications identitaires et sociales se combiner (des Indiens du Chiappas aux services publics européens, en passant par les Sans-terres du Brésil et la défense de la francophonie au Québec) et prendre ainsi une forme commune dans leur processus de politisation. Dans une telle situation, non seulement la défense de lidentité nest pas hostile à létranger, mais elle est fondamentalement hospitalière aux autres cultures et aux autres identités, puisquelle voit dans une alliance le moyen de la défense de la culture et de lidentité. Ce qui revient à dire que lexigence démancipation ne peut trouver de signification véritable que dans le nouvel internationalisme politique de ce dialogue des identités7.
Venons-en au second aspect du problème : quel rapport une souveraineté nationale ou multinationale doit-elle entretenir avec ceux qui restent hors de ce cadre national ou multinational ? Lépoque actuelle se caractérise notamment par une intensification des relations économiques internationales qui nest accompagnée ni par une réduction notable des inégalités entre les différentes parties du monde8 ni par une unification politique du monde. A quelques exceptions près, le modèle démocratique auquel nous nous référons quand nous parlons de démocratie est lapanage du Nord, cest-à-dire de la partie du monde privilégiée. De cette unification seulement économique du monde, il résulte que les décisions que nous prenons démocratiquement pour exercer notre souveraineté sur notre lieu de vie ont des conséquences sur le monde entier, et notamment sur les sociétés dans lesquelles la vie est manifestement infiniment moins vivable que chez nous. Ny a-t-il pas là un problème risquant de remettre en cause jusquau sens même de lidée de démocratie9 ? En effet, quelle est la justification de la démocratie sinon lexigence que tous ceux qui sont concernés pas une décision politique participent à son élaboration ? Quelle peut encore être la légitimité de la citoyenneté démocratique si les décisions dune minorité (les votants aux Etats-Unis ou en Europe) simposent directement ou indirectement au monde entier, cest-à-dire à une population dont la plus grande partie na pu prendre part à la délibération ? Quelle peut-être la valeur dune souveraineté destinée à contrôler un monde où des individus ont à réaliser leur liberté si lexercice de cette souveraineté influe sur les conditions de vie de ceux qui, à létranger, ne peuvent avoir aucun espoir de faire de leur monde un monde vivable ?
Pour résoudre ce problème, il semble quil ny ait là encore que deux solutions possibles. Dune part, établir une forme de démocratie mondiale, ce qui suppose tout un ensemble de conditions qui sont loin dêtre remplies et dont on peut se demander si elles le seront un jour Dautre part, trouver le moyen de résoudre de façon interne ce problème, en trouvant une solution permettant de représenter dans les îlots démocratiques du Nord le point de vue de tous ceux qui ne font que subir les conséquences des démocraties du Nord ; en dautres termes : représenter le Sud dans le Nord. Comment représenter le Sud dans le Nord, alors que par définition, il est hors de lui ? La question semble purement spéculative, elle est pourtant très actuelle, car à lépoque des grandes migrations, les pays du Nord sont peuplés par le Sud, par ces étrangers auxquels on refuse tous les droits politiques (en entérinant ainsi juridiquement lexistence dune classe de citoyens dénués de droits reconnus pourtant comme des droits de lhomme, ce qui équivaut à ne réserver la pleine humanité quaux nationaux et aux résidents de lunion européenne)10. Une solution est bien possible, elle consiste à accorder indirectement au Sud un droit de participation démocratique dans le Nord par lintermédiaire de leurs émigrants auxquels seraient accordés de pleins droits politiques. Ce qui revient à dire quà lépoque de la mondialisation, celle de linterconnexion des économies et des sociétés, mais également celle des grandes migrations, il est temps de penser autrement le lien de la citoyenneté et de la nationalité sous peine de faire perdre tout sens à lidée de démocratie, non seulement parce que les non-nationaux seront toujours plus nombreux sur le territoire national, mais encore parce que le cadre national ne peut plus être conçu comme un cadre pertinent pour lexercice de la souveraineté.
Lorsque lon souligne que la mondialisation périme lidée de souveraineté nationale, cest le plus souvent pour ajouter lune des deux propositions politiques suivantes : la première est quil faut restaurer la souveraineté de lEtat dans un cadre national contre les institutions européennes, cest ce quon nomme en France le discours souverainiste ; la seconde est quil faut restaurer la souveraineté de lEtat sur une échelle plus large (lEurope), ce qui constitue le point commun des différentes formes que revêt loption fédéraliste. Dans un cas comme dans lautre, le problème des implications de mondialisation est posé comme un problème exclusivement lié à lexercice interne dune souveraineté, alors quil concerne aussi, et tout aussi fondamentalement, le rapport de cette souveraineté avec tous ceux qui sont hors du territoire où sexerce directement cette souveraineté. Puisque les luttes sociales mondialisées et le nouvel internationalisme quelles génèrent saccompagnent aujourdhui du discrédit généralisé de la politique institutionnalisée, lheure est venue dun nouveau tiers-mondisme militant pour la reconnaissance du droit à la politique de tous ceux qui représentent les misères sur laquelle la politique fait silence : celles du Sud au premier chef, mais aussi toutes celles quaccumulent au Nord les immigrés du Sud (racisme ordinaire, travail précaire et infractions au droit du travail, conditions de logement indignes ou ségrégation sociale dans les quartiers défavorisés). Le tiers-mondisme social faisait de lexploitation du Sud largument fondamental de la critique de la prospérité du Nord, ce nouveau tiers-mondisme est politique : il se superpose à lancien en voyant dans lexploitation du Sud (et dans cette « délocalisation sur place »11 que constitue au Nord le travail clandestin des sans-papiers du Sud) largument fondamental de la critique des formes dans lesquelles sexerce la démocratie au Nord et le prolongement politique nécessaire des résistances au nouvel ordre du monde.
On connaît le discours sur les étrangers : « quils restent chez eux, on nen veut pas chez nous ». Afin de mettre ses ressorts en lumières, commençons par demander ce que signifie « être chez soi ». Etre chez soi, cest, semble-t-il, se mouvoir dans un monde dans lequel nous pouvons réaliser nos attentes fondamentales, ce qui définit bien une forme de liberté, et peut-être la plus haute. Ces attentes fondamentales dépendent de notre besoin de voir reconnue notre dignité dêtre humain, mais aussi notre identité, cest-à-dire lensemble des valeurs auxquelles nous identifions notre existence particulière. Nous nous sentons « chez nous » lorsque nous vivons dans un monde qui nous semble conforme à ces valeurs, et inversement, cest ce chez nous qui fait la valeur de notre existence, car cest lui qui nous permet de voir reconnus par les habitants dun même monde les traits caractéristiques de notre identité personnelle.
Dans un monde où lensemble des rapports sociaux sont pris dans une dynamique de rationalisation à des fins de valorisation marchande, il est normal que le sentiment dêtre chez soi devienne toujours plus problématique. Sans doute faut-il admettre avec Adorno que cette dynamique conduit nécessairement à remplacer « lêtre chez soi » par la « vie mutilée »3, par lexistence dans un monde où toutes les relations sociales sont soumises aux exigences dépersonnalisées de la valorisation. Sans doute faut-il également reconnaître que ce processus atteint une phase nouvelle, sous la double contrainte dune crise durable et dune mondialisation qui affectent profondément lidentité. Les effets de la crise sur les identités professionnelles sont évidents, ses effets sur les identités sexuelles et familiales le sont tout autant : difficile pour un père de continuer à revendiquer efficacement son autorité lorsquil est durablement privé de travail et quil ne parvient plus à maintenir une image positive de lui-même4. Quant aux identités culturelles, elles sont profondément affectées par le développement dune mondialisation saccompagnant de limposition dun code culturel dominant (disons anglo-saxon) et de la fragilisation des cultures particulières.
Comment se sentir chez soi dans un monde qui me demande de ne plus être moi parce quil noffre plus despace pour mes identités ? Dans une telle situation de remise en cause de « lêtre chez soi », dans une situation où cette remise en cause est liée à une pression extérieure (la mondialisation), comment lhospitalité ne se renverserait-elle pas en hostilité5, comment les étrangers présents sur le territoire ne seraient-ils pas conçus comme les représentants de ce qui remet en cause la liberté, comme un danger à contenir ? Sans doute faut-il admettre en effet que lhostilité à légard des étrangers exprime lexigence légitime dun contrôle sur notre propre existence et sur le monde où nous avons à réaliser notre liberté. A ceci près que lhostilité à légard des étrangers donne de cette exigence légitime une interprétation erronée, parce que la présence des étrangers sur le territoire national nest pas la cause de cette fragilisation de lidentité, tout au plus lun des effets de la dynamique produisant la vie mutilée. Cette exigence légitime devrait conduire à une tentative de contrôle politique du monde social dont la stigmatisation de populations particulières ne saurait tenir lieu.
Quelle forme doit donc prendre cette exigence légitime ? Le problème est ici double, car dune part, ce contrôle politique semble toujours dans les faits synonyme dune souveraineté nationale, ou multinationale (dans le cadre des institutions européennes par exemple), et dautre part, parce que lexercice de cette souveraineté semble toujours lié à la défense dune culture déterminée. Le premier aspect du problème concerne le rapport que doit entretenir cette souveraineté nationale ou multinationale avec ceux qui sont hors du cadre national ou multinational, le second concerne la place que la défense dune culture particulière doit prendre dans lexercice politique dune souveraineté qui ne saurait sy réduire. Le premier aspect du problème conduit à la définition dun (nouveau) tiers-mondisme politique, le second à la définition dun (nouvel) internationalisme politique.
Quelle place doit prendre la défense dune culture particulière dans lexercice démocratique de la souveraineté ? Si la démocratie a une valeur, cest parce quelle est lun des instruments nécessaires de notre émancipation et que cette émancipation passe notamment par la critique de tout ce que nos traditions comportent dirrationnel et de négateur de la liberté. Lidée de démocratie semble donc difficilement compatible avec le principe de la défense dune culture particulière. Mais il semble également que toute émancipation doit avoir pour but la réalisation de la liberté dans un monde où nous nous sentons chez nous, et il semble difficile de comprendre ce que pourrait être un tel « chez nous » qui ne serait pas défini par sa conformité à des valeurs culturelles ou à des identités. Nous rencontrons donc une aporie, la seule solution possible est donc à chercher dans lidée dune défense de lidentité qui ne soit pas inconditionnelle, mais toujours conditionnée par lhorizon de lémancipation. Pour penser cette limitation, nous disposons de deux modèles : suivant le premier, il faut sappuyer sur des principes universels pour déterminer quels types de défense de lidentité sont légitimes, et quels types ne le sont pas6. Mais lon peut également se référer à un second modèle pour lequel la limitation de lidentité doit seffectuer non pas au nom de principes universels (dont on peut toujours se demander comment les appliquer), mais dans le développement de la lutte et de la délibération politique. Une illustration de ce modèle est fournie par les luttes contre la mondialisation où lon voit toute sorte de revendications identitaires et sociales se combiner (des Indiens du Chiappas aux services publics européens, en passant par les Sans-terres du Brésil et la défense de la francophonie au Québec) et prendre ainsi une forme commune dans leur processus de politisation. Dans une telle situation, non seulement la défense de lidentité nest pas hostile à létranger, mais elle est fondamentalement hospitalière aux autres cultures et aux autres identités, puisquelle voit dans une alliance le moyen de la défense de la culture et de lidentité. Ce qui revient à dire que lexigence démancipation ne peut trouver de signification véritable que dans le nouvel internationalisme politique de ce dialogue des identités7.
Venons-en au second aspect du problème : quel rapport une souveraineté nationale ou multinationale doit-elle entretenir avec ceux qui restent hors de ce cadre national ou multinational ? Lépoque actuelle se caractérise notamment par une intensification des relations économiques internationales qui nest accompagnée ni par une réduction notable des inégalités entre les différentes parties du monde8 ni par une unification politique du monde. A quelques exceptions près, le modèle démocratique auquel nous nous référons quand nous parlons de démocratie est lapanage du Nord, cest-à-dire de la partie du monde privilégiée. De cette unification seulement économique du monde, il résulte que les décisions que nous prenons démocratiquement pour exercer notre souveraineté sur notre lieu de vie ont des conséquences sur le monde entier, et notamment sur les sociétés dans lesquelles la vie est manifestement infiniment moins vivable que chez nous. Ny a-t-il pas là un problème risquant de remettre en cause jusquau sens même de lidée de démocratie9 ? En effet, quelle est la justification de la démocratie sinon lexigence que tous ceux qui sont concernés pas une décision politique participent à son élaboration ? Quelle peut encore être la légitimité de la citoyenneté démocratique si les décisions dune minorité (les votants aux Etats-Unis ou en Europe) simposent directement ou indirectement au monde entier, cest-à-dire à une population dont la plus grande partie na pu prendre part à la délibération ? Quelle peut-être la valeur dune souveraineté destinée à contrôler un monde où des individus ont à réaliser leur liberté si lexercice de cette souveraineté influe sur les conditions de vie de ceux qui, à létranger, ne peuvent avoir aucun espoir de faire de leur monde un monde vivable ?
Pour résoudre ce problème, il semble quil ny ait là encore que deux solutions possibles. Dune part, établir une forme de démocratie mondiale, ce qui suppose tout un ensemble de conditions qui sont loin dêtre remplies et dont on peut se demander si elles le seront un jour Dautre part, trouver le moyen de résoudre de façon interne ce problème, en trouvant une solution permettant de représenter dans les îlots démocratiques du Nord le point de vue de tous ceux qui ne font que subir les conséquences des démocraties du Nord ; en dautres termes : représenter le Sud dans le Nord. Comment représenter le Sud dans le Nord, alors que par définition, il est hors de lui ? La question semble purement spéculative, elle est pourtant très actuelle, car à lépoque des grandes migrations, les pays du Nord sont peuplés par le Sud, par ces étrangers auxquels on refuse tous les droits politiques (en entérinant ainsi juridiquement lexistence dune classe de citoyens dénués de droits reconnus pourtant comme des droits de lhomme, ce qui équivaut à ne réserver la pleine humanité quaux nationaux et aux résidents de lunion européenne)10. Une solution est bien possible, elle consiste à accorder indirectement au Sud un droit de participation démocratique dans le Nord par lintermédiaire de leurs émigrants auxquels seraient accordés de pleins droits politiques. Ce qui revient à dire quà lépoque de la mondialisation, celle de linterconnexion des économies et des sociétés, mais également celle des grandes migrations, il est temps de penser autrement le lien de la citoyenneté et de la nationalité sous peine de faire perdre tout sens à lidée de démocratie, non seulement parce que les non-nationaux seront toujours plus nombreux sur le territoire national, mais encore parce que le cadre national ne peut plus être conçu comme un cadre pertinent pour lexercice de la souveraineté.
Lorsque lon souligne que la mondialisation périme lidée de souveraineté nationale, cest le plus souvent pour ajouter lune des deux propositions politiques suivantes : la première est quil faut restaurer la souveraineté de lEtat dans un cadre national contre les institutions européennes, cest ce quon nomme en France le discours souverainiste ; la seconde est quil faut restaurer la souveraineté de lEtat sur une échelle plus large (lEurope), ce qui constitue le point commun des différentes formes que revêt loption fédéraliste. Dans un cas comme dans lautre, le problème des implications de mondialisation est posé comme un problème exclusivement lié à lexercice interne dune souveraineté, alors quil concerne aussi, et tout aussi fondamentalement, le rapport de cette souveraineté avec tous ceux qui sont hors du territoire où sexerce directement cette souveraineté. Puisque les luttes sociales mondialisées et le nouvel internationalisme quelles génèrent saccompagnent aujourdhui du discrédit généralisé de la politique institutionnalisée, lheure est venue dun nouveau tiers-mondisme militant pour la reconnaissance du droit à la politique de tous ceux qui représentent les misères sur laquelle la politique fait silence : celles du Sud au premier chef, mais aussi toutes celles quaccumulent au Nord les immigrés du Sud (racisme ordinaire, travail précaire et infractions au droit du travail, conditions de logement indignes ou ségrégation sociale dans les quartiers défavorisés). Le tiers-mondisme social faisait de lexploitation du Sud largument fondamental de la critique de la prospérité du Nord, ce nouveau tiers-mondisme est politique : il se superpose à lancien en voyant dans lexploitation du Sud (et dans cette « délocalisation sur place »11 que constitue au Nord le travail clandestin des sans-papiers du Sud) largument fondamental de la critique des formes dans lesquelles sexerce la démocratie au Nord et le prolongement politique nécessaire des résistances au nouvel ordre du monde.
(1) H.-M. Enzenberger, La grande migration, Gallimard, 1995
(2) Ibid., p. 28-29.
(3) T. W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, 1983, p. 36 : « Il fait même partie de mon bonheur de ne pas être propriétaire , écrivait Nietzsche dans le Gai Savoir. Il faudrait ajouter maintenant quil fait aussi partie de la morale de ne pas habiter chez soi. Voilà qui témoigne du rapport difficile que lindividu entretient avec ce quil possède, pour autant quil possède encore quelque chose ».
(4) Sur la crise économique comme « crise anthro-pologique » affectant les différents niveaux de lidentité, voir C. Dubar, La crise des identités, PUF, 2000.
(5) Sur ce rapport de lhospitalité et de lhostilité, voir J. Derrida, De lhospitalité, Calmann-Levy, 1997.
(6) Voir par exemple, J. Habermas, « La lutte pour la reconnaissance dans lEtat de droit démocratique », in Lintégration républicaine, Fayard, 1998, p. 205-256.
(7) A ce propos, voir C. Corman, Sur la piste des marranes, de Sefarad à Seattle, Editions du Passant, 2000.
(8) Même si le cycle qui associait réduction des inégalités internes aux pays développés et accroissement des inégalités Nord-Sud est rompu, comme le montre P.-N. Giraud, Linégalité du monde. Economie du monde contemporain, Gallimard, 1996.
(9) Le problème est posé par A. Wellmer, « Les conditions dune culture démocratique », in A. Berten et alii, Libéraux et communautariens, PUF, 1997, p. 392 sq
(10) A ce propos, voir E. Balibar, « Le droit de cité ou lapartheid », in E. Balibar et alii, Sans papiers : larchaïsme fatal, La découverte, 1999, p. 89-116, repris in E. Balibar, Nous, citoyens dEurope ?, La découverte, 2001, p. 68-92.
(11) E. Terray, « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocation sur place », in E. Balibar et alii, Sans-papiers : larchaïsme fatal, p. 9-34.
(2) Ibid., p. 28-29.
(3) T. W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, 1983, p. 36 : « Il fait même partie de mon bonheur de ne pas être propriétaire , écrivait Nietzsche dans le Gai Savoir. Il faudrait ajouter maintenant quil fait aussi partie de la morale de ne pas habiter chez soi. Voilà qui témoigne du rapport difficile que lindividu entretient avec ce quil possède, pour autant quil possède encore quelque chose ».
(4) Sur la crise économique comme « crise anthro-pologique » affectant les différents niveaux de lidentité, voir C. Dubar, La crise des identités, PUF, 2000.
(5) Sur ce rapport de lhospitalité et de lhostilité, voir J. Derrida, De lhospitalité, Calmann-Levy, 1997.
(6) Voir par exemple, J. Habermas, « La lutte pour la reconnaissance dans lEtat de droit démocratique », in Lintégration républicaine, Fayard, 1998, p. 205-256.
(7) A ce propos, voir C. Corman, Sur la piste des marranes, de Sefarad à Seattle, Editions du Passant, 2000.
(8) Même si le cycle qui associait réduction des inégalités internes aux pays développés et accroissement des inégalités Nord-Sud est rompu, comme le montre P.-N. Giraud, Linégalité du monde. Economie du monde contemporain, Gallimard, 1996.
(9) Le problème est posé par A. Wellmer, « Les conditions dune culture démocratique », in A. Berten et alii, Libéraux et communautariens, PUF, 1997, p. 392 sq
(10) A ce propos, voir E. Balibar, « Le droit de cité ou lapartheid », in E. Balibar et alii, Sans papiers : larchaïsme fatal, La découverte, 1999, p. 89-116, repris in E. Balibar, Nous, citoyens dEurope ?, La découverte, 2001, p. 68-92.
(11) E. Terray, « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocation sur place », in E. Balibar et alii, Sans-papiers : larchaïsme fatal, p. 9-34.