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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
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Signé Bondoufle

Au docteur Moulères
Par Jean Vautrin

Ces temps derniers, Tante Girafe avait un peu perdu la boule. C’était souvent une déviance passagère – des absences concentrées, pendant lesquelles ses yeux de porcelaine se perdaient dans le vague du jardin, ou bien au contraire, des bouffées d’enthousiasme inopinées qui lui coloraient temporairement les joues d’un peu de confiture de rose. Les premières la basculaient dans un passé lointain où elle jouait à la poupée et conduisait des ânes, les secondes la projetaient dans de hasardeux projets pour son âge. Mais, j’insiste, il s’agissait la plupart du temps d’une folie douce et nullement encombrante pour les autres.

Tante Girafe se plaisait infiniment aux Glycines. Cette maison dévouée au troisième âge convenait à ses goûts. Elle y avait une chambre à part meublée par ses soins. Si l’envie lui en prenait, rien ne lui interdisait de se mêler aux activités communautaires. Elle prenait volontiers ses repas à la salle à manger d’en bas, qui regardait le parc, et elle ne se faisait pas faute de régenter les plus passifs des pensionnaires, les entraînant, dès le café pris, dans d’interminables parties de scrabble où elle excellait.

Ce matin-là, alors que je la visitais, je la trouvai dans le hall où elle m’attendait avec impatience. Dès le début de l’entretien, je lui découvris un air fourbe de petite fille qui a caché du sucre dans le creux d’un fauteuil. Elle riait d’une manière suraiguë. Pour un rien, pour un oui. Elle arborait un drôle de nœud coque, noué crânement sur le côté pompadour de ses cheveux cendre à l’anglaise, un ruban rose et moiré, visiblement détourné de quelque boîte de chocolats fins.

Elle m’entraîna par le bras du côté de la salle des distractions communes. Malgré ses soixante-dix-huit ans, la malice lui tirait la peau. Elle souriait sans cesse. Nous fîmes halte derrière un philodendron. Au travers de l’écartement fenestré de la plante, je notai la présence du couple de paraplégiques. Sans nous perdre des yeux, ces deux-là feignaient d’aller à dame sur un échiquier de fortune. A leur gauche, un cruciverbiste mongolien comptait sur ses doigts. A tous, Tante Girafe souriait délicieusement.

– Ils sont jaloux, dit-elle avec du miel sous la langue.

Et déboîtant inopinément son long cou de sa fraise claudine à dentelles, elle se pencha dans un effort télescopique vers la gauche.

– Il est là ! susurra-t-elle en mouillant sa bouche maquillée en double file.

Elle ébaucha le geste d’applaudir, se reprit et se rongea un ongle.

– Regarde comme il a l’air triste, s’inquiéta-t-elle.

Elle essayait de me faire voir un homme prostré sur une chaise. C’était un vieillard osseux avec un profil de médaille, des vêtements propres et des poings de travailleur noués l’un à l’autre.

– Monsieur Bondoufle est arrivé hier, dit-elle soudain. Je l’aime déjà.

– Qui te l’a présenté ? demandai-je avec un empressement volontairement inquisiteur.

A ma grande satisfaction, Tante Girafe prit aussitôt l’air biais. Rien ne pouvait lui procurer plus de ce plaisir acide dont elle raffolait que la suspicion de son entourage. Ah ! Que n’aurait-elle donné, chère Tante Girafe, pour être mystérieuse !

– Qui te l’a présenté ? insistai-je.

Elle rosit de contentement trouble. En retapant ses cheveux, elle devint franchement impénétrable et lâcha comme s’il s’agissait de trois petites notes de musique :

– Je sais m’y prendre avec les hommes !

– Tu lui as parlé ?

– Non, avoua-t-elle. D’ailleurs, il n’a adressé la parole à personne.

Prenant appui sur le bac Riviera, elle télescopa à nouveau son long cou et faufila son visage de poupée viennoise au travers de la liane épiphyte.

– Monsieur Bondoufle a de grands yeux tristes, se pâma-t-elle.

Elle resurgit de l’imbroglio végétal et ajouta :

– Ce sont ses neveux

qui l’ont placé ici. Les sagouins ! Pour le faire mourir ! Pour profiter plus vite de sa maison !

– Tante Girafe, ne t’emporte pas ! Tu vas gâcher ton cœur pour la journée.

– Mon cœur ! Ma journée ! Ces neveux-là sont des assassins de personne âgée !

– On a les neveux qu’on mérite... tu...

– Je hais l’intempérance de la jeunesse ! trancha-t-elle.

Une tache de contrariété marbra son cou d’une nuance rosacée à hauteur de carotide. Alors qu’elle reprenait son souffle, elle posa sans aménité son regard sur un octogénaire qui gagnait le fond de la salle aux commandes d’une voiturette pour handicapé. Le géronte inclina la tête pour la saluer.

– Pchi ! Le psychomoteur du fond du couloir essaye encore de me séduire, constata-t-elle, mais il n’a aucune chance malgré l’étendue de son vocabulaire et sa connaissance des femmes mûres.

– Qu’apprécies-tu donc chez monsieur Bondoufle ? dis-je sérieusement. Personne ne trouve grâce à tes yeux.

– Sa grande dignité, rétorqua-t-elle aussitôt. Sa volonté de fer. Je l’aime parce qu’il est un rebelle !

– Contre qui se bat-il ?

– Contre la terre entière, dit Tante Girafe et le feu monta jusqu’à ses pommettes. Contre ses neveux, les infâmes cochons ! Contre l’administration. Contre la médecine... Monsieur Bondoufle est de la race protestataire.

Je jetai un coup d’œil du côté du vieillard immobile.

– Comment proteste-t-il ? me risquai-je.

– Il se retient de pisser, dit gravement Tante Girafe. Monsieur Bondouile n’urinera plus. Et je lui donne raison.

Ayant ainsi parlé, Tante Girafe s’en fut dans le parc.

Je l’y rejoignis avec à la main une boîte de bonbons anglais de chez Smith Kendon qui, ordinairement, l’aurait jetée dans des transports de joie. Au lieu de cela, à petits pas, faisant et refaisant le tour de la pièce d’eau, nous arpentions les allées de gravier.

La vie avait pris les teintes imbéciles d’une carte postale en bromocolor. L’été embellissait les arbres. Un jardinier griffait les cailloux. Un tourniquet arômatisait la pelouse. Un merle sifflait une rengaine. C’était en tout point un calme après-midi de vieillards.

– Crois-tu que ce soit drôle ? frissonna ma tante en regardant les arbres. Crois-tu que ce soit digne d’attendre la mort ainsi ? En marchant sur des petits cailloux ? Et le soir devant la télé ? Plouf, jusqu’à ce que la tête parte en arrière ! Bêtes comme des poules qui grattent la cour et pondent des œufs jusqu’au dernier moment ! Est-ce que tu crois que je n’ai pas été mieux que ça ? Plus rayonnante ? Plus ambitieuse ? Plus sauvage ? Et mon deuxième mari ? Et mon dernier mari ?

Elle s’assit sur un banc et se désintéressa de moi.

Tandis que je respectais son absence et la nature intime de son voyage intérieur en faisant les cent pas, monsieur Bondoufle apparut sur la terrasse. Les mains nouées derrière le dos, il tenait une bouteille.

Au bas de l’escalier qui menait à la pièce d’eau, il me sembla qu’il jetait un regard circonspect sur l’ensemble du parc. Ayant repéré ma silhouette à contre-jour de la pelouse, il se décida soudain pour un banc qui nous faisait face à quelque distance.

Un merle atterrit devant lui, poussa un gloussement furieux en le voyant au dernier moment, lâcha une fiente de frayeur rétrospective, et inclina la tête. Ensuite, s’habituant à la présence immobile du bonhomme, l’oiseau commença à siffler un tube pour jeune merle.

Tante Girafe avait relevé la tête. Elle souriait à monsieur Bondoufle. Le teint mystérieusement translucide, elle avait quitté cette pâleur languide si proche de l’abandon.

La vieille dame posa sa main sur la mienne.

– Paul, porte-lui les bonbons, dit-elle. Dis-lui que c’est de ma part. Il comprendra qu’il n’est pas seul.

J’ai marché jusqu’à monsieur Bondoufle. Je me suis arrêté devant lui. I1 a levé le visage. Je me suis acquitté de mon message. Il a posé la bouteille. Il a tendu la main sans rien dire. Il a refermé sa paume calleuse sur la boîte de toffees. Il a rebaissé la tête jusqu’à n’être plus qu’un béret. Précédé par le merle qui rouscaillait en voletant, j’ai rejoint Tante Girafe. Elle regardait l’oiseau noir qui s’était posé devant elle.

– Assez pour aujourd’hui, dit-elle. Rentre-moi, j’ai de quoi réfléchir.

Le lendemain, à l’heure habituelle de ma visite, Tante Girafe n’était pas de vigie dans l’entrée des Glycines. J’allai jusqu’à sa chambre. Ayant frappé, j’attendis.

– Entrez, dit-elle au bout d’un long moment et j’entendis un bruit de faïence brisée.

– Entrez, répéta-t-elle d’une voix si haut perchée et si maniérée que je ne la reconnus pas.

– Ah... C’est toi ? soupira-t-elle en me voyant franchir le seuil.

Outrageusement maquillée, elle était incapable de dissimuler sa déception.

– Tu attends une visite ?

Elle préféra ne pas répondre. Elle porta la main à sa gaine et essaya de ramasser les éclats d’in vase de Chine qu’elle avait fait tomber dans la précipitation. Je me baissai pour l’aider.

– Comment va monsieur Bondoufle ? chuchotai-je en me relevant.

Je l’embrassai comme à l’habitude. Elle présenta son front. J’y respirai la poudre de riz et l’eau de mélisse. Aujourd’hui, le nœud était vert.

– Il se retient toujours, dit sombrement ma tante. Ils lui ont donné toutes sortes de diurétiques. Mais nous tiendrons bon.

Je la considérai avec surprise.

– Je me suis solidarisée avec lui depuis ce matin, revendiqua-t-elle fièrement. Finis le thé de cinq ans et les queues de cerises. Plus de pipis au lit, voilà tout.

– Tante Girafe ! Où cela te mènera-t-il ? Pense à ton diabète.

– Pense à mon avenir. Pense à la tristesse des pas sur le gravier. J’ai décidé de me fiancer à monsieur Bondoufle.

Elle avait un air de jeunesse infernale dans les yeux.

– Tu lui as parlé ?

– Figure-toi que je suis la seule personne à qui Urbain adresse la parole depuis hier soir, dit la vieille dame en rougissant. Et je suis tout à lui.

– Que veux-tu dire exactement, Tante Girafe ?

Elle n’aimait pas que je la gronde. Elle a baissé la tête. Elle a joué avec l’ourlet de sa robe.

– Je ne me masturbe plus depuis qu’il est là, avoua-t-elle en me défiant du regard. Et ne prends pas l’air aussi choqué que cet imbécile de médecin pour vieillards quand je l’ai supplié de ne pas m’attacher les mains pour la nuit. Nous avons tous droit à une part de bonheur, il me semble.

J’ai caressé sa vieille jolie tête.

– Parle-moi de monsieur Bondoufle, Tante Girafe.

Elle a minaudé sur place.

– C’est un homme exceptionnel. Quand il ne sera plus obligé de se retenir, ni moi par solidarité d’amour, nous nous aiderons à prendre un dernier plaisir. Nous l’avons décidé ensemble. Nous en avons ri dans la salle à manger ce matin, et tout le monde nous a regardés. Mais notre tendresse l’un pour l’autre était si forte que nous ne sentions pas la bassesse des autres. C’est eux qui étaient seuls. Monsieur Bondoufle m’a pris la main. Et c’est devenu notre force en un clin d’œil.

Toute pivoine, Tante Girafe s’est tue. Elle avait le souffle aussi court que si elle venait de grimper un escalier. Elle a regardé ses ongles en soupirant.

– Tu veux en savoir plus sur la colère de monsieur Bondoufle après la terre entière ? a-t-elle demandé soudain.

Je lui ai proposé une chaise.

– Oui, j’aimerais bien.

– Très bien. Connais-tu

seulement les collines d’Irancy ?

L’ai-je assez dit ? Tante Girafe perd la boule ces temps-ci. Le berceau de la famille est icaunais. I1 y avait chez mes parents à Auxerre une admirable toile datée 1937 et peinte par Caillaud. Elle représentait cette zone de cultures fruitières qui domine la vallée de l’Yonne au sud de la ville. J’ai essayé de rafraîchir la mémoire de la vieille dame:

– Ce tableau, c’est toi-même qui l’avais offert à ma mère.

Elle a paru réfléchir. Le menton bégu, elle a subitement retrouvé la vision de sa sœur aînée.

– Ah !... La maison d’Auxerre ! s’est-elle émerveillée. Ton père qui était si bon médecin...

– ... Et nous allions à Irancy les dimanches, souviens-toi !

– Tu crois ?

Elle n’était plus sûre de rien.

– Nous allions manger des cerises.

– Non. Du raisin, dit-elle avec outrance. Tu oublies qu’il y a aussi des vignes, mécréant !

Elle me regarda avec sévérité, exigeant par télépathie que nous quittions ce passé douteux où elle n’avait plus d’attaches, pour retrouver le présent qui la ravivait autrement.

– Je veux que nous parlions de ce qui m’intéresse, dit-elle. Si je te parle des collines d’Irancy, c’est parce que monsieur Bondoufle a dévoué toute sa vie au vin de cette région.

Elle prit l’air plus important encore.

– Je ne sais pas si tu as jamais goûté le rouge de la côte de Palotte ? C’est un cru vif comme un danseur, et c’est précisément de lui que s’occupait monsieur Bondoufle.

– Il était vigneron ?

– Mieux ! Il était caviste. Il goûtait. Il pipait. Il étiquetait. Il comparait... Cet homme-là a cacheté plus de flacons que tu ne regarderas de femmes.

Tante Girafe s’animait à mesure. La transparence de son teint était menacée par le sinueux courroux de veines bleues qui s’enflaient à fleur de peau de ses tempes. Elle m’a crocheté le bras avec force. Elle m’a forcé à m’asseoir auprès d’elle.

– Urbain Bondoufle a perdu le goût de la vie le jour où son patron a vendu la terre. Les neveux sont devenus les nouveaux propriétaires. Ils n’ont plus voulu de leur oncle entre les pattes. Ces jeunes parvenus ! Ils ont dit qu’il avait la chinagre. Que ses mains étaient foutues par le travail. Ils l’ont renvoyé ! Comme on réforme une charrue ! C’était il y a quinze ans. Ils lui ont laissé la maison où il a toujours vécu. Et encore, vilains porcs ! Maintenant qu’ils veulent la lui reprendre, ils l’ont jeté à l’hospice !

Elle n’en pouvait plus. Bien longtemps après qu’elle se fut tue, elle a gardé une tonalité sombre dans le fond des yeux. Puis, peu à peu, les prunelles se sont éclaircies. Elles regardaient le ciel au travers des rideaux. Une candeur s’y installait. Le menton de Tante Girafe, livré à lui-même, s’est effacé lentement vers l’arrière, trahi par l’absence de dents. Son allant avait fait place à une vacuité douceâtre qui rabotait l’inquiétude de son visage, tandis qu’à son insu s’agrandissaient démesurément ses pupilles, embuées d’un glacis d’hébétude.

Le balancier régulier d’une pendule ajoutait à l’hypnose. Il faisait chaud et monotone, une moiteur fade, en tout point comparable à celle d’une serre. Les vieillards et la terre des orchidées sentent le même jardin de la mort.

A l’improviste, elle a disjoncté. Ses yeux ont accommodé sur moi.

– Ce tableau par Caillaud, où est-il passé ? demanda-t-elle.

– Il est chez moi, Girafe. Mère me l’a légué à sa mort.

– Je veux que tu me rapportes ce tableau immédiatement, exigea-t-elle. Je le veux. Je le veux. Il me revient de droit.

J’étais en train de lui sourire quand on a frappé à la porte.

– Mon Dieu ! sursauta-t-elle en portant la main à son cœur.

C’était comme un élan de jeunesse. L’émoi la transfusait de couleurs nouvelles. Balayée sa fatigue ! Tante Girafe, tout à la fois, tira sur ses bas blancs pour les tendre, assura ses pieds déformés par les cors dans des chaussures à boucles et moulina un geste impératif m’enjoignant de disparaître au plus vite.

Elle tint à ouvrir la porte elle-même, et, quand Urbain Bondoufle fit un pas en avant, vite, elle s’effaça de peur qu’il n’entrât pas commodément.

Les poings en ceps de vigne de l’homme tenaient chacun deux bouteilles de vin de Bourgogne. En m’apercevant, il prit l’air gêné.

– Bonjour, dit-il le premier.

Ses yeux bleus tenaient du prodige. Ils étaient le ciel pur. Sa bouche, bien dessinée sous la moustache, ourlait une face à mille plis, sculptés par l’application au travail.

Il a souri à Tante Girafe:

– Je peux vous laisser ça là ? a-t-il demandé en montrant ses flacons.

Et je suis parti, par discrétion.

Trois jours ont passé avant que je ne revienne.

Tante Girafe était devant la porte des Glycines. Elle m’attendait en se tordant les bras. Son cou était serré dans une guimpe noire. Tout son corps jeté sur le devant était un cortège de deuil.

– Urbain est mort, dit-elle brièvement. Un coup de revolver dans sa bouche.

Maintenant, nous glissions sur le grav¦er des allées. Les tilleuls présentaient le sabre. Une fois le perron franchi, Tante Girafe a caracolé dans le hall de toute sa hauteur. Elle en a profité pour ne pas prêter garde à ses congénères qui la suivaient du regard. Nous avons patiné le long du couloir encaustiqué. Elle a ouvert la porte de sa chambre.

– Il n’a pas supporté la pensée qu’on allait reprendre sa maison et forcer sa cave, a-t-elle dit.

Elle m’a attiré vers elle. Elle n’avait pas très bonne haleine. Elle n’avait pas l’air triste. Ses yeux n’avaient pas pleuré. Simplement, elle avait pris un teint tellement translucide que je la sentais vraiment cassante.

Elle a rapidement jeté ses dernières forces dans la célébration de son dernier amour.

– J’ai été très heureuse, dit-elle. Je l’ai été pendant trois jours. A mon âge, c’est beaucoup de chance. I1 faut aller très vite. Chaque battement de cœur compte. Hier, Urbain m’a embrassée sur la bouche. S’il avait vécu, je te l’ai dit, je comptais bien avoir des rapports.

Sur le point de pleurer, elle a miraculeusement prêté attention à un oiseau qui sifflait à tue-tête dans le parc.

– Le merle, a dit Tante Girafe et ses yeux se sont agrandis vers le vague.

Une rumeur chaude, bruissante d’insectes, s’infiltrait par la fenêtre entrouverte.

Elle a éteint un sourire coincé et m’a tendu une lettre. Mon nom était inscrit sur l’enveloppe. D’une écriture large et scolaire, Urbain Bondoufle s’adressait à moi, avait utilisé une feuille de cahier et définissait ainsi ses dernières volontés :

Auriez-vous l’amabilité de charger les bouteilles qu’on va vous remettre dans votre voiture ? Pourriez-vous les porter dans la cave de monsieur Bondoufle Urbain. J’ai marqué sur ce papier l’endroit où IL habite. C’est à Irancy. Au centre du village, en face de l’église, on ne peut pas se tromper. Une vieille maison avec des caves voûtées. C’est là qu’IL veut qu’elles soient enterrées. Avec les autres bouteilles de son urine. Quinze ans de sa vie. 32 850 bouteilles sorties chaudes de la vigne de son corps. Etiquetées. Millésimées. Bouchées.

Jugez-moi comme il vous plaît, mais qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit.

Signé Bondoulle.

Tante Girafe est allée jusqu’au tiroir de sa commode Louis XVI. Dix-huit bouteilles y étaient couchées, soigneusement bouchées. Elles étaient toutes emplies d’un liquide jaune d’or qui pouvait parfaitement passer pour du vin blanc.

Voyant mon étonnement, Tante Girafe a retrouvé pour un temps son expression espiègle.

– Nous avons seulement fait semblant de nous retenir, dit-elle. C’était mon idée. Voilà trois jours que nous faisions pipi dans des bouteilles.. C’était un jeu d’amour, a ajouté la vieille dame en essuyant une larme. Un jeu d’amour comme il n’en arrivera jamais plus, a hoqueté Girafe. C’est ce qu’aurait dû comprendre le médecin en nous surprenant hier dans ma chambre.

– Qu’a-t-il fait ?

– Il a tué Urbain, dit sérieusement ma tante. il 1ui a confisqué sa bouchonneuse.


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