Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
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par Jean Vautrin
Imprimer l'articleSigné Bondoufle
Au docteur Moulères
Par Jean Vautrin
Ces temps derniers, Tante Girafe avait un peu perdu la boule. Cétait souvent une déviance passagère des absences concentrées, pendant lesquelles ses yeux de porcelaine se perdaient dans le vague du jardin, ou bien au contraire, des bouffées denthousiasme inopinées qui lui coloraient temporairement les joues dun peu de confiture de rose. Les premières la basculaient dans un passé lointain où elle jouait à la poupée et conduisait des ânes, les secondes la projetaient dans de hasardeux projets pour son âge. Mais, jinsiste, il sagissait la plupart du temps dune folie douce et nullement encombrante pour les autres.
Tante Girafe se plaisait infiniment aux Glycines. Cette maison dévouée au troisième âge convenait à ses goûts. Elle y avait une chambre à part meublée par ses soins. Si lenvie lui en prenait, rien ne lui interdisait de se mêler aux activités communautaires. Elle prenait volontiers ses repas à la salle à manger den bas, qui regardait le parc, et elle ne se faisait pas faute de régenter les plus passifs des pensionnaires, les entraînant, dès le café pris, dans dinterminables parties de scrabble où elle excellait.
Ce matin-là, alors que je la visitais, je la trouvai dans le hall où elle mattendait avec impatience. Dès le début de lentretien, je lui découvris un air fourbe de petite fille qui a caché du sucre dans le creux dun fauteuil. Elle riait dune manière suraiguë. Pour un rien, pour un oui. Elle arborait un drôle de nud coque, noué crânement sur le côté pompadour de ses cheveux cendre à langlaise, un ruban rose et moiré, visiblement détourné de quelque boîte de chocolats fins.
Elle mentraîna par le bras du côté de la salle des distractions communes. Malgré ses soixante-dix-huit ans, la malice lui tirait la peau. Elle souriait sans cesse. Nous fîmes halte derrière un philodendron. Au travers de lécartement fenestré de la plante, je notai la présence du couple de paraplégiques. Sans nous perdre des yeux, ces deux-là feignaient daller à dame sur un échiquier de fortune. A leur gauche, un cruciverbiste mongolien comptait sur ses doigts. A tous, Tante Girafe souriait délicieusement.
Ils sont jaloux, dit-elle avec du miel sous la langue.
Et déboîtant inopinément son long cou de sa fraise claudine à dentelles, elle se pencha dans un effort télescopique vers la gauche.
Il est là ! susurra-t-elle en mouillant sa bouche maquillée en double file.
Elle ébaucha le geste dapplaudir, se reprit et se rongea un ongle.
Regarde comme il a lair triste, sinquiéta-t-elle.
Elle essayait de me faire voir un homme prostré sur une chaise. Cétait un vieillard osseux avec un profil de médaille, des vêtements propres et des poings de travailleur noués lun à lautre.
Monsieur Bondoufle est arrivé hier, dit-elle soudain. Je laime déjà.
Qui te la présenté ? demandai-je avec un empressement volontairement inquisiteur.
A ma grande satisfaction, Tante Girafe prit aussitôt lair biais. Rien ne pouvait lui procurer plus de ce plaisir acide dont elle raffolait que la suspicion de son entourage. Ah ! Que naurait-elle donné, chère Tante Girafe, pour être mystérieuse !
Qui te la présenté ? insistai-je.
Elle rosit de contentement trouble. En retapant ses cheveux, elle devint franchement impénétrable et lâcha comme sil sagissait de trois petites notes de musique :
Je sais my prendre avec les hommes !
Tu lui as parlé ?
Non, avoua-t-elle. Dailleurs, il na adressé la parole à personne.
Prenant appui sur le bac Riviera, elle télescopa à nouveau son long cou et faufila son visage de poupée viennoise au travers de la liane épiphyte.
Monsieur Bondoufle a de grands yeux tristes, se pâma-t-elle.
Elle resurgit de limbroglio végétal et ajouta :
Ce sont ses neveux
qui lont placé ici. Les sagouins ! Pour le faire mourir ! Pour profiter plus vite de sa maison !
Tante Girafe, ne temporte pas ! Tu vas gâcher ton cur pour la journée.
Mon cur ! Ma journée ! Ces neveux-là sont des assassins de personne âgée !
On a les neveux quon mérite... tu...
Je hais lintempérance de la jeunesse ! trancha-t-elle.
Une tache de contrariété marbra son cou dune nuance rosacée à hauteur de carotide. Alors quelle reprenait son souffle, elle posa sans aménité son regard sur un octogénaire qui gagnait le fond de la salle aux commandes dune voiturette pour handicapé. Le géronte inclina la tête pour la saluer.
Pchi ! Le psychomoteur du fond du couloir essaye encore de me séduire, constata-t-elle, mais il na aucune chance malgré létendue de son vocabulaire et sa connaissance des femmes mûres.
Quapprécies-tu donc chez monsieur Bondoufle ? dis-je sérieusement. Personne ne trouve grâce à tes yeux.
Sa grande dignité, rétorqua-t-elle aussitôt. Sa volonté de fer. Je laime parce quil est un rebelle !
Contre qui se bat-il ?
Contre la terre entière, dit Tante Girafe et le feu monta jusquà ses pommettes. Contre ses neveux, les infâmes cochons ! Contre ladministration. Contre la médecine... Monsieur Bondoufle est de la race protestataire.
Je jetai un coup dil du côté du vieillard immobile.
Comment proteste-t-il ? me risquai-je.
Il se retient de pisser, dit gravement Tante Girafe. Monsieur Bondouile nurinera plus. Et je lui donne raison.
Ayant ainsi parlé, Tante Girafe sen fut dans le parc.
Je ly rejoignis avec à la main une boîte de bonbons anglais de chez Smith Kendon qui, ordinairement, laurait jetée dans des transports de joie. Au lieu de cela, à petits pas, faisant et refaisant le tour de la pièce deau, nous arpentions les allées de gravier.
La vie avait pris les teintes imbéciles dune carte postale en bromocolor. Lété embellissait les arbres. Un jardinier griffait les cailloux. Un tourniquet arômatisait la pelouse. Un merle sifflait une rengaine. Cétait en tout point un calme après-midi de vieillards.
Crois-tu que ce soit drôle ? frissonna ma tante en regardant les arbres. Crois-tu que ce soit digne dattendre la mort ainsi ? En marchant sur des petits cailloux ? Et le soir devant la télé ? Plouf, jusquà ce que la tête parte en arrière ! Bêtes comme des poules qui grattent la cour et pondent des ufs jusquau dernier moment ! Est-ce que tu crois que je nai pas été mieux que ça ? Plus rayonnante ? Plus ambitieuse ? Plus sauvage ? Et mon deuxième mari ? Et mon dernier mari ?
Elle sassit sur un banc et se désintéressa de moi.
Tandis que je respectais son absence et la nature intime de son voyage intérieur en faisant les cent pas, monsieur Bondoufle apparut sur la terrasse. Les mains nouées derrière le dos, il tenait une bouteille.
Au bas de lescalier qui menait à la pièce deau, il me sembla quil jetait un regard circonspect sur lensemble du parc. Ayant repéré ma silhouette à contre-jour de la pelouse, il se décida soudain pour un banc qui nous faisait face à quelque distance.
Un merle atterrit devant lui, poussa un gloussement furieux en le voyant au dernier moment, lâcha une fiente de frayeur rétrospective, et inclina la tête. Ensuite, shabituant à la présence immobile du bonhomme, loiseau commença à siffler un tube pour jeune merle.
Tante Girafe avait relevé la tête. Elle souriait à monsieur Bondoufle. Le teint mystérieusement translucide, elle avait quitté cette pâleur languide si proche de labandon.
La vieille dame posa sa main sur la mienne.
Paul, porte-lui les bonbons, dit-elle. Dis-lui que cest de ma part. Il comprendra quil nest pas seul.
Jai marché jusquà monsieur Bondoufle. Je me suis arrêté devant lui. I1 a levé le visage. Je me suis acquitté de mon message. Il a posé la bouteille. Il a tendu la main sans rien dire. Il a refermé sa paume calleuse sur la boîte de toffees. Il a rebaissé la tête jusquà nêtre plus quun béret. Précédé par le merle qui rouscaillait en voletant, jai rejoint Tante Girafe. Elle regardait loiseau noir qui sétait posé devant elle.
Assez pour aujourdhui, dit-elle. Rentre-moi, jai de quoi réfléchir.
Le lendemain, à lheure habituelle de ma visite, Tante Girafe nétait pas de vigie dans lentrée des Glycines. Jallai jusquà sa chambre. Ayant frappé, jattendis.
Entrez, dit-elle au bout dun long moment et jentendis un bruit de faïence brisée.
Entrez, répéta-t-elle dune voix si haut perchée et si maniérée que je ne la reconnus pas.
Ah... Cest toi ? soupira-t-elle en me voyant franchir le seuil.
Outrageusement maquillée, elle était incapable de dissimuler sa déception.
Tu attends une visite ?
Elle préféra ne pas répondre. Elle porta la main à sa gaine et essaya de ramasser les éclats din vase de Chine quelle avait fait tomber dans la précipitation. Je me baissai pour laider.
Comment va monsieur Bondoufle ? chuchotai-je en me relevant.
Je lembrassai comme à lhabitude. Elle présenta son front. Jy respirai la poudre de riz et leau de mélisse. Aujourdhui, le nud était vert.
Il se retient toujours, dit sombrement ma tante. Ils lui ont donné toutes sortes de diurétiques. Mais nous tiendrons bon.
Je la considérai avec surprise.
Je me suis solidarisée avec lui depuis ce matin, revendiqua-t-elle fièrement. Finis le thé de cinq ans et les queues de cerises. Plus de pipis au lit, voilà tout.
Tante Girafe ! Où cela te mènera-t-il ? Pense à ton diabète.
Pense à mon avenir. Pense à la tristesse des pas sur le gravier. Jai décidé de me fiancer à monsieur Bondoufle.
Elle avait un air de jeunesse infernale dans les yeux.
Tu lui as parlé ?
Figure-toi que je suis la seule personne à qui Urbain adresse la parole depuis hier soir, dit la vieille dame en rougissant. Et je suis tout à lui.
Que veux-tu dire exactement, Tante Girafe ?
Elle naimait pas que je la gronde. Elle a baissé la tête. Elle a joué avec lourlet de sa robe.
Je ne me masturbe plus depuis quil est là, avoua-t-elle en me défiant du regard. Et ne prends pas lair aussi choqué que cet imbécile de médecin pour vieillards quand je lai supplié de ne pas mattacher les mains pour la nuit. Nous avons tous droit à une part de bonheur, il me semble.
Jai caressé sa vieille jolie tête.
Parle-moi de monsieur Bondoufle, Tante Girafe.
Elle a minaudé sur place.
Cest un homme exceptionnel. Quand il ne sera plus obligé de se retenir, ni moi par solidarité damour, nous nous aiderons à prendre un dernier plaisir. Nous lavons décidé ensemble. Nous en avons ri dans la salle à manger ce matin, et tout le monde nous a regardés. Mais notre tendresse lun pour lautre était si forte que nous ne sentions pas la bassesse des autres. Cest eux qui étaient seuls. Monsieur Bondoufle ma pris la main. Et cest devenu notre force en un clin dil.
Toute pivoine, Tante Girafe sest tue. Elle avait le souffle aussi court que si elle venait de grimper un escalier. Elle a regardé ses ongles en soupirant.
Tu veux en savoir plus sur la colère de monsieur Bondoufle après la terre entière ? a-t-elle demandé soudain.
Je lui ai proposé une chaise.
Oui, jaimerais bien.
Très bien. Connais-tu
seulement les collines dIrancy ?
Lai-je assez dit ? Tante Girafe perd la boule ces temps-ci. Le berceau de la famille est icaunais. I1 y avait chez mes parents à Auxerre une admirable toile datée 1937 et peinte par Caillaud. Elle représentait cette zone de cultures fruitières qui domine la vallée de lYonne au sud de la ville. Jai essayé de rafraîchir la mémoire de la vieille dame:
Ce tableau, cest toi-même qui lavais offert à ma mère.
Elle a paru réfléchir. Le menton bégu, elle a subitement retrouvé la vision de sa sur aînée.
Ah !... La maison dAuxerre ! sest-elle émerveillée. Ton père qui était si bon médecin...
... Et nous allions à Irancy les dimanches, souviens-toi !
Tu crois ?
Elle nétait plus sûre de rien.
Nous allions manger des cerises.
Non. Du raisin, dit-elle avec outrance. Tu oublies quil y a aussi des vignes, mécréant !
Elle me regarda avec sévérité, exigeant par télépathie que nous quittions ce passé douteux où elle navait plus dattaches, pour retrouver le présent qui la ravivait autrement.
Je veux que nous parlions de ce qui mintéresse, dit-elle. Si je te parle des collines dIrancy, cest parce que monsieur Bondoufle a dévoué toute sa vie au vin de cette région.
Elle prit lair plus important encore.
Je ne sais pas si tu as jamais goûté le rouge de la côte de Palotte ? Cest un cru vif comme un danseur, et cest précisément de lui que soccupait monsieur Bondoufle.
Il était vigneron ?
Mieux ! Il était caviste. Il goûtait. Il pipait. Il étiquetait. Il comparait... Cet homme-là a cacheté plus de flacons que tu ne regarderas de femmes.
Tante Girafe sanimait à mesure. La transparence de son teint était menacée par le sinueux courroux de veines bleues qui senflaient à fleur de peau de ses tempes. Elle ma crocheté le bras avec force. Elle ma forcé à masseoir auprès delle.
Urbain Bondoufle a perdu le goût de la vie le jour où son patron a vendu la terre. Les neveux sont devenus les nouveaux propriétaires. Ils nont plus voulu de leur oncle entre les pattes. Ces jeunes parvenus ! Ils ont dit quil avait la chinagre. Que ses mains étaient foutues par le travail. Ils lont renvoyé ! Comme on réforme une charrue ! Cétait il y a quinze ans. Ils lui ont laissé la maison où il a toujours vécu. Et encore, vilains porcs ! Maintenant quils veulent la lui reprendre, ils lont jeté à lhospice !
Elle nen pouvait plus. Bien longtemps après quelle se fut tue, elle a gardé une tonalité sombre dans le fond des yeux. Puis, peu à peu, les prunelles se sont éclaircies. Elles regardaient le ciel au travers des rideaux. Une candeur sy installait. Le menton de Tante Girafe, livré à lui-même, sest effacé lentement vers larrière, trahi par labsence de dents. Son allant avait fait place à une vacuité douceâtre qui rabotait linquiétude de son visage, tandis quà son insu sagrandissaient démesurément ses pupilles, embuées dun glacis dhébétude.
Le balancier régulier dune pendule ajoutait à lhypnose. Il faisait chaud et monotone, une moiteur fade, en tout point comparable à celle dune serre. Les vieillards et la terre des orchidées sentent le même jardin de la mort.
A limproviste, elle a disjoncté. Ses yeux ont accommodé sur moi.
Ce tableau par Caillaud, où est-il passé ? demanda-t-elle.
Il est chez moi, Girafe. Mère me la légué à sa mort.
Je veux que tu me rapportes ce tableau immédiatement, exigea-t-elle. Je le veux. Je le veux. Il me revient de droit.
Jétais en train de lui sourire quand on a frappé à la porte.
Mon Dieu ! sursauta-t-elle en portant la main à son cur.
Cétait comme un élan de jeunesse. Lémoi la transfusait de couleurs nouvelles. Balayée sa fatigue ! Tante Girafe, tout à la fois, tira sur ses bas blancs pour les tendre, assura ses pieds déformés par les cors dans des chaussures à boucles et moulina un geste impératif menjoignant de disparaître au plus vite.
Elle tint à ouvrir la porte elle-même, et, quand Urbain Bondoufle fit un pas en avant, vite, elle seffaça de peur quil nentrât pas commodément.
Les poings en ceps de vigne de lhomme tenaient chacun deux bouteilles de vin de Bourgogne. En mapercevant, il prit lair gêné.
Bonjour, dit-il le premier.
Ses yeux bleus tenaient du prodige. Ils étaient le ciel pur. Sa bouche, bien dessinée sous la moustache, ourlait une face à mille plis, sculptés par lapplication au travail.
Il a souri à Tante Girafe:
Je peux vous laisser ça là ? a-t-il demandé en montrant ses flacons.
Et je suis parti, par discrétion.
Trois jours ont passé avant que je ne revienne.
Tante Girafe était devant la porte des Glycines. Elle mattendait en se tordant les bras. Son cou était serré dans une guimpe noire. Tout son corps jeté sur le devant était un cortège de deuil.
Urbain est mort, dit-elle brièvement. Un coup de revolver dans sa bouche.
Maintenant, nous glissions sur le grav¦er des allées. Les tilleuls présentaient le sabre. Une fois le perron franchi, Tante Girafe a caracolé dans le hall de toute sa hauteur. Elle en a profité pour ne pas prêter garde à ses congénères qui la suivaient du regard. Nous avons patiné le long du couloir encaustiqué. Elle a ouvert la porte de sa chambre.
Il na pas supporté la pensée quon allait reprendre sa maison et forcer sa cave, a-t-elle dit.
Elle ma attiré vers elle. Elle navait pas très bonne haleine. Elle navait pas lair triste. Ses yeux navaient pas pleuré. Simplement, elle avait pris un teint tellement translucide que je la sentais vraiment cassante.
Elle a rapidement jeté ses dernières forces dans la célébration de son dernier amour.
Jai été très heureuse, dit-elle. Je lai été pendant trois jours. A mon âge, cest beaucoup de chance. I1 faut aller très vite. Chaque battement de cur compte. Hier, Urbain ma embrassée sur la bouche. Sil avait vécu, je te lai dit, je comptais bien avoir des rapports.
Sur le point de pleurer, elle a miraculeusement prêté attention à un oiseau qui sifflait à tue-tête dans le parc.
Le merle, a dit Tante Girafe et ses yeux se sont agrandis vers le vague.
Une rumeur chaude, bruissante dinsectes, sinfiltrait par la fenêtre entrouverte.
Elle a éteint un sourire coincé et ma tendu une lettre. Mon nom était inscrit sur lenveloppe. Dune écriture large et scolaire, Urbain Bondoufle sadressait à moi, avait utilisé une feuille de cahier et définissait ainsi ses dernières volontés :
Auriez-vous lamabilité de charger les bouteilles quon va vous remettre dans votre voiture ? Pourriez-vous les porter dans la cave de monsieur Bondoufle Urbain. Jai marqué sur ce papier lendroit où IL habite. Cest à Irancy. Au centre du village, en face de léglise, on ne peut pas se tromper. Une vieille maison avec des caves voûtées. Cest là quIL veut quelles soient enterrées. Avec les autres bouteilles de son urine. Quinze ans de sa vie. 32 850 bouteilles sorties chaudes de la vigne de son corps. Etiquetées. Millésimées. Bouchées.
Jugez-moi comme il vous plaît, mais qui vit sans folie nest pas si sage quil croit.
Signé Bondoulle.
Tante Girafe est allée jusquau tiroir de sa commode Louis XVI. Dix-huit bouteilles y étaient couchées, soigneusement bouchées. Elles étaient toutes emplies dun liquide jaune dor qui pouvait parfaitement passer pour du vin blanc.
Voyant mon étonnement, Tante Girafe a retrouvé pour un temps son expression espiègle.
Nous avons seulement fait semblant de nous retenir, dit-elle. Cétait mon idée. Voilà trois jours que nous faisions pipi dans des bouteilles.. Cétait un jeu damour, a ajouté la vieille dame en essuyant une larme. Un jeu damour comme il nen arrivera jamais plus, a hoqueté Girafe. Cest ce quaurait dû comprendre le médecin en nous surprenant hier dans ma chambre.
Qua-t-il fait ?
Il a tué Urbain, dit sérieusement ma tante. il 1ui a confisqué sa bouchonneuse.
Ces temps derniers, Tante Girafe avait un peu perdu la boule. Cétait souvent une déviance passagère des absences concentrées, pendant lesquelles ses yeux de porcelaine se perdaient dans le vague du jardin, ou bien au contraire, des bouffées denthousiasme inopinées qui lui coloraient temporairement les joues dun peu de confiture de rose. Les premières la basculaient dans un passé lointain où elle jouait à la poupée et conduisait des ânes, les secondes la projetaient dans de hasardeux projets pour son âge. Mais, jinsiste, il sagissait la plupart du temps dune folie douce et nullement encombrante pour les autres.
Tante Girafe se plaisait infiniment aux Glycines. Cette maison dévouée au troisième âge convenait à ses goûts. Elle y avait une chambre à part meublée par ses soins. Si lenvie lui en prenait, rien ne lui interdisait de se mêler aux activités communautaires. Elle prenait volontiers ses repas à la salle à manger den bas, qui regardait le parc, et elle ne se faisait pas faute de régenter les plus passifs des pensionnaires, les entraînant, dès le café pris, dans dinterminables parties de scrabble où elle excellait.
Ce matin-là, alors que je la visitais, je la trouvai dans le hall où elle mattendait avec impatience. Dès le début de lentretien, je lui découvris un air fourbe de petite fille qui a caché du sucre dans le creux dun fauteuil. Elle riait dune manière suraiguë. Pour un rien, pour un oui. Elle arborait un drôle de nud coque, noué crânement sur le côté pompadour de ses cheveux cendre à langlaise, un ruban rose et moiré, visiblement détourné de quelque boîte de chocolats fins.
Elle mentraîna par le bras du côté de la salle des distractions communes. Malgré ses soixante-dix-huit ans, la malice lui tirait la peau. Elle souriait sans cesse. Nous fîmes halte derrière un philodendron. Au travers de lécartement fenestré de la plante, je notai la présence du couple de paraplégiques. Sans nous perdre des yeux, ces deux-là feignaient daller à dame sur un échiquier de fortune. A leur gauche, un cruciverbiste mongolien comptait sur ses doigts. A tous, Tante Girafe souriait délicieusement.
Ils sont jaloux, dit-elle avec du miel sous la langue.
Et déboîtant inopinément son long cou de sa fraise claudine à dentelles, elle se pencha dans un effort télescopique vers la gauche.
Il est là ! susurra-t-elle en mouillant sa bouche maquillée en double file.
Elle ébaucha le geste dapplaudir, se reprit et se rongea un ongle.
Regarde comme il a lair triste, sinquiéta-t-elle.
Elle essayait de me faire voir un homme prostré sur une chaise. Cétait un vieillard osseux avec un profil de médaille, des vêtements propres et des poings de travailleur noués lun à lautre.
Monsieur Bondoufle est arrivé hier, dit-elle soudain. Je laime déjà.
Qui te la présenté ? demandai-je avec un empressement volontairement inquisiteur.
A ma grande satisfaction, Tante Girafe prit aussitôt lair biais. Rien ne pouvait lui procurer plus de ce plaisir acide dont elle raffolait que la suspicion de son entourage. Ah ! Que naurait-elle donné, chère Tante Girafe, pour être mystérieuse !
Qui te la présenté ? insistai-je.
Elle rosit de contentement trouble. En retapant ses cheveux, elle devint franchement impénétrable et lâcha comme sil sagissait de trois petites notes de musique :
Je sais my prendre avec les hommes !
Tu lui as parlé ?
Non, avoua-t-elle. Dailleurs, il na adressé la parole à personne.
Prenant appui sur le bac Riviera, elle télescopa à nouveau son long cou et faufila son visage de poupée viennoise au travers de la liane épiphyte.
Monsieur Bondoufle a de grands yeux tristes, se pâma-t-elle.
Elle resurgit de limbroglio végétal et ajouta :
Ce sont ses neveux
qui lont placé ici. Les sagouins ! Pour le faire mourir ! Pour profiter plus vite de sa maison !
Tante Girafe, ne temporte pas ! Tu vas gâcher ton cur pour la journée.
Mon cur ! Ma journée ! Ces neveux-là sont des assassins de personne âgée !
On a les neveux quon mérite... tu...
Je hais lintempérance de la jeunesse ! trancha-t-elle.
Une tache de contrariété marbra son cou dune nuance rosacée à hauteur de carotide. Alors quelle reprenait son souffle, elle posa sans aménité son regard sur un octogénaire qui gagnait le fond de la salle aux commandes dune voiturette pour handicapé. Le géronte inclina la tête pour la saluer.
Pchi ! Le psychomoteur du fond du couloir essaye encore de me séduire, constata-t-elle, mais il na aucune chance malgré létendue de son vocabulaire et sa connaissance des femmes mûres.
Quapprécies-tu donc chez monsieur Bondoufle ? dis-je sérieusement. Personne ne trouve grâce à tes yeux.
Sa grande dignité, rétorqua-t-elle aussitôt. Sa volonté de fer. Je laime parce quil est un rebelle !
Contre qui se bat-il ?
Contre la terre entière, dit Tante Girafe et le feu monta jusquà ses pommettes. Contre ses neveux, les infâmes cochons ! Contre ladministration. Contre la médecine... Monsieur Bondoufle est de la race protestataire.
Je jetai un coup dil du côté du vieillard immobile.
Comment proteste-t-il ? me risquai-je.
Il se retient de pisser, dit gravement Tante Girafe. Monsieur Bondouile nurinera plus. Et je lui donne raison.
Ayant ainsi parlé, Tante Girafe sen fut dans le parc.
Je ly rejoignis avec à la main une boîte de bonbons anglais de chez Smith Kendon qui, ordinairement, laurait jetée dans des transports de joie. Au lieu de cela, à petits pas, faisant et refaisant le tour de la pièce deau, nous arpentions les allées de gravier.
La vie avait pris les teintes imbéciles dune carte postale en bromocolor. Lété embellissait les arbres. Un jardinier griffait les cailloux. Un tourniquet arômatisait la pelouse. Un merle sifflait une rengaine. Cétait en tout point un calme après-midi de vieillards.
Crois-tu que ce soit drôle ? frissonna ma tante en regardant les arbres. Crois-tu que ce soit digne dattendre la mort ainsi ? En marchant sur des petits cailloux ? Et le soir devant la télé ? Plouf, jusquà ce que la tête parte en arrière ! Bêtes comme des poules qui grattent la cour et pondent des ufs jusquau dernier moment ! Est-ce que tu crois que je nai pas été mieux que ça ? Plus rayonnante ? Plus ambitieuse ? Plus sauvage ? Et mon deuxième mari ? Et mon dernier mari ?
Elle sassit sur un banc et se désintéressa de moi.
Tandis que je respectais son absence et la nature intime de son voyage intérieur en faisant les cent pas, monsieur Bondoufle apparut sur la terrasse. Les mains nouées derrière le dos, il tenait une bouteille.
Au bas de lescalier qui menait à la pièce deau, il me sembla quil jetait un regard circonspect sur lensemble du parc. Ayant repéré ma silhouette à contre-jour de la pelouse, il se décida soudain pour un banc qui nous faisait face à quelque distance.
Un merle atterrit devant lui, poussa un gloussement furieux en le voyant au dernier moment, lâcha une fiente de frayeur rétrospective, et inclina la tête. Ensuite, shabituant à la présence immobile du bonhomme, loiseau commença à siffler un tube pour jeune merle.
Tante Girafe avait relevé la tête. Elle souriait à monsieur Bondoufle. Le teint mystérieusement translucide, elle avait quitté cette pâleur languide si proche de labandon.
La vieille dame posa sa main sur la mienne.
Paul, porte-lui les bonbons, dit-elle. Dis-lui que cest de ma part. Il comprendra quil nest pas seul.
Jai marché jusquà monsieur Bondoufle. Je me suis arrêté devant lui. I1 a levé le visage. Je me suis acquitté de mon message. Il a posé la bouteille. Il a tendu la main sans rien dire. Il a refermé sa paume calleuse sur la boîte de toffees. Il a rebaissé la tête jusquà nêtre plus quun béret. Précédé par le merle qui rouscaillait en voletant, jai rejoint Tante Girafe. Elle regardait loiseau noir qui sétait posé devant elle.
Assez pour aujourdhui, dit-elle. Rentre-moi, jai de quoi réfléchir.
Le lendemain, à lheure habituelle de ma visite, Tante Girafe nétait pas de vigie dans lentrée des Glycines. Jallai jusquà sa chambre. Ayant frappé, jattendis.
Entrez, dit-elle au bout dun long moment et jentendis un bruit de faïence brisée.
Entrez, répéta-t-elle dune voix si haut perchée et si maniérée que je ne la reconnus pas.
Ah... Cest toi ? soupira-t-elle en me voyant franchir le seuil.
Outrageusement maquillée, elle était incapable de dissimuler sa déception.
Tu attends une visite ?
Elle préféra ne pas répondre. Elle porta la main à sa gaine et essaya de ramasser les éclats din vase de Chine quelle avait fait tomber dans la précipitation. Je me baissai pour laider.
Comment va monsieur Bondoufle ? chuchotai-je en me relevant.
Je lembrassai comme à lhabitude. Elle présenta son front. Jy respirai la poudre de riz et leau de mélisse. Aujourdhui, le nud était vert.
Il se retient toujours, dit sombrement ma tante. Ils lui ont donné toutes sortes de diurétiques. Mais nous tiendrons bon.
Je la considérai avec surprise.
Je me suis solidarisée avec lui depuis ce matin, revendiqua-t-elle fièrement. Finis le thé de cinq ans et les queues de cerises. Plus de pipis au lit, voilà tout.
Tante Girafe ! Où cela te mènera-t-il ? Pense à ton diabète.
Pense à mon avenir. Pense à la tristesse des pas sur le gravier. Jai décidé de me fiancer à monsieur Bondoufle.
Elle avait un air de jeunesse infernale dans les yeux.
Tu lui as parlé ?
Figure-toi que je suis la seule personne à qui Urbain adresse la parole depuis hier soir, dit la vieille dame en rougissant. Et je suis tout à lui.
Que veux-tu dire exactement, Tante Girafe ?
Elle naimait pas que je la gronde. Elle a baissé la tête. Elle a joué avec lourlet de sa robe.
Je ne me masturbe plus depuis quil est là, avoua-t-elle en me défiant du regard. Et ne prends pas lair aussi choqué que cet imbécile de médecin pour vieillards quand je lai supplié de ne pas mattacher les mains pour la nuit. Nous avons tous droit à une part de bonheur, il me semble.
Jai caressé sa vieille jolie tête.
Parle-moi de monsieur Bondoufle, Tante Girafe.
Elle a minaudé sur place.
Cest un homme exceptionnel. Quand il ne sera plus obligé de se retenir, ni moi par solidarité damour, nous nous aiderons à prendre un dernier plaisir. Nous lavons décidé ensemble. Nous en avons ri dans la salle à manger ce matin, et tout le monde nous a regardés. Mais notre tendresse lun pour lautre était si forte que nous ne sentions pas la bassesse des autres. Cest eux qui étaient seuls. Monsieur Bondoufle ma pris la main. Et cest devenu notre force en un clin dil.
Toute pivoine, Tante Girafe sest tue. Elle avait le souffle aussi court que si elle venait de grimper un escalier. Elle a regardé ses ongles en soupirant.
Tu veux en savoir plus sur la colère de monsieur Bondoufle après la terre entière ? a-t-elle demandé soudain.
Je lui ai proposé une chaise.
Oui, jaimerais bien.
Très bien. Connais-tu
seulement les collines dIrancy ?
Lai-je assez dit ? Tante Girafe perd la boule ces temps-ci. Le berceau de la famille est icaunais. I1 y avait chez mes parents à Auxerre une admirable toile datée 1937 et peinte par Caillaud. Elle représentait cette zone de cultures fruitières qui domine la vallée de lYonne au sud de la ville. Jai essayé de rafraîchir la mémoire de la vieille dame:
Ce tableau, cest toi-même qui lavais offert à ma mère.
Elle a paru réfléchir. Le menton bégu, elle a subitement retrouvé la vision de sa sur aînée.
Ah !... La maison dAuxerre ! sest-elle émerveillée. Ton père qui était si bon médecin...
... Et nous allions à Irancy les dimanches, souviens-toi !
Tu crois ?
Elle nétait plus sûre de rien.
Nous allions manger des cerises.
Non. Du raisin, dit-elle avec outrance. Tu oublies quil y a aussi des vignes, mécréant !
Elle me regarda avec sévérité, exigeant par télépathie que nous quittions ce passé douteux où elle navait plus dattaches, pour retrouver le présent qui la ravivait autrement.
Je veux que nous parlions de ce qui mintéresse, dit-elle. Si je te parle des collines dIrancy, cest parce que monsieur Bondoufle a dévoué toute sa vie au vin de cette région.
Elle prit lair plus important encore.
Je ne sais pas si tu as jamais goûté le rouge de la côte de Palotte ? Cest un cru vif comme un danseur, et cest précisément de lui que soccupait monsieur Bondoufle.
Il était vigneron ?
Mieux ! Il était caviste. Il goûtait. Il pipait. Il étiquetait. Il comparait... Cet homme-là a cacheté plus de flacons que tu ne regarderas de femmes.
Tante Girafe sanimait à mesure. La transparence de son teint était menacée par le sinueux courroux de veines bleues qui senflaient à fleur de peau de ses tempes. Elle ma crocheté le bras avec force. Elle ma forcé à masseoir auprès delle.
Urbain Bondoufle a perdu le goût de la vie le jour où son patron a vendu la terre. Les neveux sont devenus les nouveaux propriétaires. Ils nont plus voulu de leur oncle entre les pattes. Ces jeunes parvenus ! Ils ont dit quil avait la chinagre. Que ses mains étaient foutues par le travail. Ils lont renvoyé ! Comme on réforme une charrue ! Cétait il y a quinze ans. Ils lui ont laissé la maison où il a toujours vécu. Et encore, vilains porcs ! Maintenant quils veulent la lui reprendre, ils lont jeté à lhospice !
Elle nen pouvait plus. Bien longtemps après quelle se fut tue, elle a gardé une tonalité sombre dans le fond des yeux. Puis, peu à peu, les prunelles se sont éclaircies. Elles regardaient le ciel au travers des rideaux. Une candeur sy installait. Le menton de Tante Girafe, livré à lui-même, sest effacé lentement vers larrière, trahi par labsence de dents. Son allant avait fait place à une vacuité douceâtre qui rabotait linquiétude de son visage, tandis quà son insu sagrandissaient démesurément ses pupilles, embuées dun glacis dhébétude.
Le balancier régulier dune pendule ajoutait à lhypnose. Il faisait chaud et monotone, une moiteur fade, en tout point comparable à celle dune serre. Les vieillards et la terre des orchidées sentent le même jardin de la mort.
A limproviste, elle a disjoncté. Ses yeux ont accommodé sur moi.
Ce tableau par Caillaud, où est-il passé ? demanda-t-elle.
Il est chez moi, Girafe. Mère me la légué à sa mort.
Je veux que tu me rapportes ce tableau immédiatement, exigea-t-elle. Je le veux. Je le veux. Il me revient de droit.
Jétais en train de lui sourire quand on a frappé à la porte.
Mon Dieu ! sursauta-t-elle en portant la main à son cur.
Cétait comme un élan de jeunesse. Lémoi la transfusait de couleurs nouvelles. Balayée sa fatigue ! Tante Girafe, tout à la fois, tira sur ses bas blancs pour les tendre, assura ses pieds déformés par les cors dans des chaussures à boucles et moulina un geste impératif menjoignant de disparaître au plus vite.
Elle tint à ouvrir la porte elle-même, et, quand Urbain Bondoufle fit un pas en avant, vite, elle seffaça de peur quil nentrât pas commodément.
Les poings en ceps de vigne de lhomme tenaient chacun deux bouteilles de vin de Bourgogne. En mapercevant, il prit lair gêné.
Bonjour, dit-il le premier.
Ses yeux bleus tenaient du prodige. Ils étaient le ciel pur. Sa bouche, bien dessinée sous la moustache, ourlait une face à mille plis, sculptés par lapplication au travail.
Il a souri à Tante Girafe:
Je peux vous laisser ça là ? a-t-il demandé en montrant ses flacons.
Et je suis parti, par discrétion.
Trois jours ont passé avant que je ne revienne.
Tante Girafe était devant la porte des Glycines. Elle mattendait en se tordant les bras. Son cou était serré dans une guimpe noire. Tout son corps jeté sur le devant était un cortège de deuil.
Urbain est mort, dit-elle brièvement. Un coup de revolver dans sa bouche.
Maintenant, nous glissions sur le grav¦er des allées. Les tilleuls présentaient le sabre. Une fois le perron franchi, Tante Girafe a caracolé dans le hall de toute sa hauteur. Elle en a profité pour ne pas prêter garde à ses congénères qui la suivaient du regard. Nous avons patiné le long du couloir encaustiqué. Elle a ouvert la porte de sa chambre.
Il na pas supporté la pensée quon allait reprendre sa maison et forcer sa cave, a-t-elle dit.
Elle ma attiré vers elle. Elle navait pas très bonne haleine. Elle navait pas lair triste. Ses yeux navaient pas pleuré. Simplement, elle avait pris un teint tellement translucide que je la sentais vraiment cassante.
Elle a rapidement jeté ses dernières forces dans la célébration de son dernier amour.
Jai été très heureuse, dit-elle. Je lai été pendant trois jours. A mon âge, cest beaucoup de chance. I1 faut aller très vite. Chaque battement de cur compte. Hier, Urbain ma embrassée sur la bouche. Sil avait vécu, je te lai dit, je comptais bien avoir des rapports.
Sur le point de pleurer, elle a miraculeusement prêté attention à un oiseau qui sifflait à tue-tête dans le parc.
Le merle, a dit Tante Girafe et ses yeux se sont agrandis vers le vague.
Une rumeur chaude, bruissante dinsectes, sinfiltrait par la fenêtre entrouverte.
Elle a éteint un sourire coincé et ma tendu une lettre. Mon nom était inscrit sur lenveloppe. Dune écriture large et scolaire, Urbain Bondoufle sadressait à moi, avait utilisé une feuille de cahier et définissait ainsi ses dernières volontés :
Auriez-vous lamabilité de charger les bouteilles quon va vous remettre dans votre voiture ? Pourriez-vous les porter dans la cave de monsieur Bondoufle Urbain. Jai marqué sur ce papier lendroit où IL habite. Cest à Irancy. Au centre du village, en face de léglise, on ne peut pas se tromper. Une vieille maison avec des caves voûtées. Cest là quIL veut quelles soient enterrées. Avec les autres bouteilles de son urine. Quinze ans de sa vie. 32 850 bouteilles sorties chaudes de la vigne de son corps. Etiquetées. Millésimées. Bouchées.
Jugez-moi comme il vous plaît, mais qui vit sans folie nest pas si sage quil croit.
Signé Bondoulle.
Tante Girafe est allée jusquau tiroir de sa commode Louis XVI. Dix-huit bouteilles y étaient couchées, soigneusement bouchées. Elles étaient toutes emplies dun liquide jaune dor qui pouvait parfaitement passer pour du vin blanc.
Voyant mon étonnement, Tante Girafe a retrouvé pour un temps son expression espiègle.
Nous avons seulement fait semblant de nous retenir, dit-elle. Cétait mon idée. Voilà trois jours que nous faisions pipi dans des bouteilles.. Cétait un jeu damour, a ajouté la vieille dame en essuyant une larme. Un jeu damour comme il nen arrivera jamais plus, a hoqueté Girafe. Cest ce quaurait dû comprendre le médecin en nous surprenant hier dans ma chambre.
Qua-t-il fait ?
Il a tué Urbain, dit sérieusement ma tante. il 1ui a confisqué sa bouchonneuse.