Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
par Patrick Rödel
Imprimer l'articleEloge du café du Commerce
Lisant, lautre jour,le livre dun copain, philosophe de profession, je me suis énervé de voir revenir sous sa plume, à plusieurs reprises, lexpression : « une pensée digne du café du Commerce » qui symbolisait à ses yeux la pensée médiocre, les propos convenus, les lieux communs les plus visités, les projets les plus creux noyés au fond dun demi tiédasse. A quoi il opposait, évidemment, sa propre pensée, ses propres propos qui ne pouvaient être médiocres ni convenus puisquils étaient philosophiques - question de style et de profondeur, question de classe.
Nul orgueil pourtant chez lui, nulle fatuité, je le connais bien. Simplement lassurance tranquille quun abîme sépare les gens du commun de cette aristocratie bien pensante, bien disante que constitue la gent philosophique. Comme si le fait de sarsouiller devant un comptoir était, par essence, différent de celui de vider une bouteille en écoutant du Mozart. Comme si le commerce, au sens abstrait de relations humaines, différait par nature des colloques où ces messieurs se réunissent pour deviser. Non pas que ce soit la même chose; des nuances, des degrés existent mais la vulgarité nest pas toujours là où lon croit, létroitesse de vue, lignorance du monde comme il va, pas davantage.
Jai fréquenté les cafés philo dont les professionnels de la philo vont répétant quil ne peut sy échanger que du bas de gamme, et je peux témoigner que ce que jy ai entendu valait bien ce quailleurs javais entendu : la même dose didées du temps, des questions posées avec une précision, une pertinence enviables, un zeste de sottise comme dans tout groupe humain, des formulations fulgurantes à faire pâlir de jalousie - de la pensée en un mot. Et sil manquait, la plupart du temps les références qui, à lUniversité, font autorité on trouvait en revanche un sens du réel qui fait défaut, souvent, aux universitaires.
Mais à quoi bon revenir là-dessus ? On la dit cent fois : la philosophie est élitiste, elle est réservée au tout petit nombre des meilleurs, aristoï en grec - en tout cas, cest ce que disent les philosophes. Accordons leur que la sagesse nest pas la chose au monde la mieux partagée. Mais pourquoi faudrait-il quelle prenne cet air hautain, quelle affiche ce mépris souverain pour ceux qui peinent quelques coudées au-dessous ? quelle se dissimule derrière ce « ton dimportance », dénoncé par Bourdieu, quelle en rajoute dans le « pathos de la distance », vanté par Nietzsche ?
Paul Ricoeur, en février, donnait une conférence à Bordeaux III sur le thème de la reconnaissance : pas de paillettes, sans doute, pas deffets de manche, non plus, mais une réflexion en marche, qui faisait part de ses émerveillements, de ses hésitations, qui circulait ,avec cette liberté que donne une familiarité de longue date, dans les textes des philosophes et en retenait le simple essentiel, qui annonçait les pistes de travail à explorer, puisque ça continuera bien, après lui, à penser ; un prof de philo, un vrai, qui bosse, ce que le système français peut produire de mieux, et qui na plus rien à prouver, à qui son grand âge permet de dire nuement ce qui, pour lui, a de limportance et constitue lessence de son métier : lordre de lhumain.
Il y eut, bien sûr, des naïfs ou des idiots pour faire la fine bouche parce quils avaient (ou croyaient avoir) tout compris : ça, de la philo ? Ces mots de tous les jours, ces raisonnements que tout le monde aurait pu faire, cette inquiétude, cette modestie aux antipodes des propos définitifs ? Ce pauvre Ricoeur, sapitoyaient-ils, gâteux, oui.
Faut-il donc ne pas comprendre pour apprécier ? Un style contourné est-il le signe dune pensée profonde ? Le fait que nous ne soyons que quelques uns à penser ce que nous pensons et à nous y reconnaître est-il la preuve que nous pensons juste ? Joli débat pour la prochaine rencontre au café du Commerce !
Nul orgueil pourtant chez lui, nulle fatuité, je le connais bien. Simplement lassurance tranquille quun abîme sépare les gens du commun de cette aristocratie bien pensante, bien disante que constitue la gent philosophique. Comme si le fait de sarsouiller devant un comptoir était, par essence, différent de celui de vider une bouteille en écoutant du Mozart. Comme si le commerce, au sens abstrait de relations humaines, différait par nature des colloques où ces messieurs se réunissent pour deviser. Non pas que ce soit la même chose; des nuances, des degrés existent mais la vulgarité nest pas toujours là où lon croit, létroitesse de vue, lignorance du monde comme il va, pas davantage.
Jai fréquenté les cafés philo dont les professionnels de la philo vont répétant quil ne peut sy échanger que du bas de gamme, et je peux témoigner que ce que jy ai entendu valait bien ce quailleurs javais entendu : la même dose didées du temps, des questions posées avec une précision, une pertinence enviables, un zeste de sottise comme dans tout groupe humain, des formulations fulgurantes à faire pâlir de jalousie - de la pensée en un mot. Et sil manquait, la plupart du temps les références qui, à lUniversité, font autorité on trouvait en revanche un sens du réel qui fait défaut, souvent, aux universitaires.
Mais à quoi bon revenir là-dessus ? On la dit cent fois : la philosophie est élitiste, elle est réservée au tout petit nombre des meilleurs, aristoï en grec - en tout cas, cest ce que disent les philosophes. Accordons leur que la sagesse nest pas la chose au monde la mieux partagée. Mais pourquoi faudrait-il quelle prenne cet air hautain, quelle affiche ce mépris souverain pour ceux qui peinent quelques coudées au-dessous ? quelle se dissimule derrière ce « ton dimportance », dénoncé par Bourdieu, quelle en rajoute dans le « pathos de la distance », vanté par Nietzsche ?
Paul Ricoeur, en février, donnait une conférence à Bordeaux III sur le thème de la reconnaissance : pas de paillettes, sans doute, pas deffets de manche, non plus, mais une réflexion en marche, qui faisait part de ses émerveillements, de ses hésitations, qui circulait ,avec cette liberté que donne une familiarité de longue date, dans les textes des philosophes et en retenait le simple essentiel, qui annonçait les pistes de travail à explorer, puisque ça continuera bien, après lui, à penser ; un prof de philo, un vrai, qui bosse, ce que le système français peut produire de mieux, et qui na plus rien à prouver, à qui son grand âge permet de dire nuement ce qui, pour lui, a de limportance et constitue lessence de son métier : lordre de lhumain.
Il y eut, bien sûr, des naïfs ou des idiots pour faire la fine bouche parce quils avaient (ou croyaient avoir) tout compris : ça, de la philo ? Ces mots de tous les jours, ces raisonnements que tout le monde aurait pu faire, cette inquiétude, cette modestie aux antipodes des propos définitifs ? Ce pauvre Ricoeur, sapitoyaient-ils, gâteux, oui.
Faut-il donc ne pas comprendre pour apprécier ? Un style contourné est-il le signe dune pensée profonde ? Le fait que nous ne soyons que quelques uns à penser ce que nous pensons et à nous y reconnaître est-il la preuve que nous pensons juste ? Joli débat pour la prochaine rencontre au café du Commerce !