Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
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Psychanalyse et politique
Par Cornelius Castoriadis*
Ceux qui ont écrit sur les rapports entre psychanalyse et politique se sont fixés, pour la plupart, de manière unilatérale sur des formulations isolées de Freud ou sur ses écrits dexcursion et dincursion dans les domaines de la philosophie de la société et de lhistoire (Malaise dans la civilisation, LAvenir dune illusion, Moïse). On en a presque toujours tiré des conclusions « pessimistes » ou même « réactionnaires » sur les implications de la psychanalyse quant aux projets de transformation sociale et politique Les psychanalystes eux-mêmes, pour autant quils expriment rarement un avis sur ces questions, ont montré un empressement paresseux et suspect à se contenter de ces « conclusions ». Pour ce faire, il fallait négliger ou passer sous silence dautres uvres (par exemple Totem et Tabou) et dautres formulations de Freud sur lesquelles jai attiré lattention ailleurs2. Mais aussi, ce qui est beaucoup plus grave, on a ce faisant occulté des questions de substance fondamentales, et beaucoup plus importantes que les « opinions » de Freud. Quelle est la signification de la psychanalyse elle-même, comme théorie et comme pratique ? Quelles en sont les implications, qui certainement nont pas été toutes explorées par Freud ? Na-t-elle rien à voir avec le mouvement émancipatoire de lOccident ? Leffort de connaître linconscient et de transformer le sujet na-t-il aucun rapport avec la question de la liberté, et avec les questions de la philosophie ? La psychanalyse aurait-elle été possible en dehors des conditions social-historiques qui ont été réalisées en Europe ? La connaissance de linconscient ne peut-elle rien nous apprendre concernant la socialisation des individus, donc aussi les institutions sociales ? Pourquoi la perspective pratique qui est celle de la psychanalyse dans le champ individuel serait-elle automatiquement frappée de nullité lorsquon passe au champ collectif ? Il faut bien constater que ces questions ne sont que très rarement posées, et jamais de manière satisfaisante. Je résume et jélargis, dans les lignes qui suivent, les conclusions dun travail de vingt-cinq ans3.
Je commencerai par un mot de Freud que je trouve profondément vrai. A deux reprises, Freud a déclaré que la psychanalyse, la pédagogie et la politique sont les trois professions impossibles4. Il na pas expliqué pourquoi elles étaient impossibles [ ]. Il semble que nous pourrions évoquer une raison assez forte, rendant au moins la psychanalyse et la pédagogie presque impossibles : cest que les deux visent à changer les êtres humains. Pourtant les choses ne sont pas si simples. Un psychiatre comportementaliste (en fait, pavlovien), un « pédagogue » comme le père du président Schreber, les gardiens dun camp de concentration nazi ou stalinien, les agents du Minilove, et OBrien lui-même (Orwell, 1984), agissent tous pour changer des êtres humains et, souvent, ils réussissent.
Mais, dans tous ces cas, la fin de lactivité est déjà complètement déterminée dans lesprit de lagent : il sagit déradiquer, dans lesprit et lâme du patient, toute trace dun penser et dun vouloir propres. Lagent utilise des moyens tout autant déterminés, et il est censé contrôler pleinement ces moyens et le processus densemble [ ]. Son savoir peut évidemment comprendre aussi une certaine connaissance des processus psychiques profonds, comme la montré Bruno Bettelheim dans son analyse des linéaments rationnels du traitement des prisonniers dans les camps nazis : il sagissait de briser limage de soi du prisonnier, de démolir ses repères identificatoires. Avant Bettelheim et indépendamment de lui, Orwell avait vu cela clairement et profondément dans 1984. Ce sont aussi ces considérations qui me font parler de politique, en discutant la phrase de Freud, et non pas de « gouvernement » (Regierung) : « gouverner » les hommes, par la terreur ou par la manipulation douce, peut être ramené à une technique rationnelle, à une action zweckrational, instrumentale ou rationnelle quant aux moyens, selon lexpression de Max Weber.
Mais rien de ce qui vient dêtre dit ne peut être appliqué à la psychanalyse. Aussi ouvertes que soient les discussions sur les visées et les fins ou la fin de lanalyse, lobjectif que lanalyste essaie datteindre ne peut pas être aisément défini en termes déterminés et spécifiques [ ]. Freud est revenu à plusieurs reprises sur la question de la fin et des fins de lanalyse, en en donnant des définitions diverses et apparemment différentes. Une des plus tardives, selon moi la plus riche, la plus prégnante et la plus risquée, cest le célèbre Wo es war, soll Ich werden, où était Ça, Je dois/doit devenir. Jai déjà commenté longuement cette formulation ailleurs5 et je me borne à résumer mes conclusions. Si comme semble malheureusement limpliquer la suite immédiate du texte de Freud nous comprenons cette phrase comme voulant dire : le Ça, le Es, doit être éliminé ou conquis par le Je, le Ich, asséché et cultivé comme la Zuyder Zee, nous nous proposerions un objectif à la fois inaccessible et monstrueux6. Inaccessible, puisquil ne peut pas exister dêtre humain dont linconscient a été conquis par le conscient, dont les pulsions sont soumises à un contrôle complet par les considérations rationnelles, qui a cessé de phantasmer et de rêver. Monstrueux, puisque si nous atteignions cet état, nous aurions tué ce qui fait de nous des êtres humains, qui nest pas la rationalité mais le surgissement continu, incontrôlé et incontrôlable de notre imagination radicale créatrice dans et par le flux des représentations, des affects et des désirs. Au contraire, une des fins de lanalyse est de libérer ce flux du refoulement auquel il est soumis par un Je qui nest dhabitude quune construction rigide et essentiellement sociale. Cest pourquoi je propose que la formulation de Freud soit complétée par : Wo Ich bin, soll auch Es auftauchen, là où Je suis/est, Ça doit aussi émerger.
Lobjectif de lanalyse nest pas déliminer une instance psychique au profit dune autre, mais daltérer la relation entre instances. Pour ce faire, elle doit altérer essentiellement lune de ces instances : le Je, ou le conscient. Le Je saltère en recevant et admettant les contenus de linconscient, en les réfléchissant et en devenant capable de choisir lucidement les impulsions et les idées quil tentera de mettre en acte. En dautres termes, le Je a à devenir une subjectivité réfléchissante, capable de délibération et de volonté. Le but de lanalyse nest pas la sainteté ; comme a dit Kant, personne nest jamais un saint. Ce point est décisif : il oppose explicitement lanalyse à toutes les éthiques fondées sur la condamnation du désir, et donc sur la culpabilité. Je désire vous tuer ou vous violer mais je ne le ferai pas. A comparer avec Matthieu 5, 27-28 : « Vous avez appris quil a été dit : Tu ne commettras pas dadultère. Mais moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cur, ladultère avec elle. » Comment lanalyse pourrait-elle jamais oublier le fait cardinal qui la fonde, que nous commençons notre vie en regardant une femme pour la désirer (quel que soit notre sexe), que ce désir ne peut jamais être éliminé et, plus important encore, que sans désir nous ne deviendrons jamais des êtres humains et même, nous ne pourrions tout simplement pas survivre.
Jai parlé de relation altérée entre instances psychiques.
On peut la décrire en disant que le refoulement laisse la place à la reconnaissance des contenus inconscients, et la réflexion sur eux, et que linhibition, lévitement ou lagir compulsifs laissent la place à la délibération lucide. Limportance de ce changement ne se trouve pas dans lélimination du conflit psychique [mais] dans linstauration dune subjectivité réflexive et délibérante, qui a cessé dêtre une machine pseudo-rationnelle et socialement adaptée et a reconnu et libéré limagination radicale au noyau de la psyché.
Je traduis le werden de Freud par devenir (qui est son sens exact) et non pas par « être » ou même « advenir », car la subjectivité que jessaie de décrire est essentiellement un processus, non pas un état atteint une fois pour toutes. Cest aussi pourquoi je dirai que nous pouvons élucider la fin de lanalyse, non pas la définir strictement. Ce que jappelle le projet dautonomie, au niveau de lêtre humain singulier, est la transformation du sujet de manière quil puisse entrer dans ce processus. La fin de la psychanalyse est consubstantielle avec le projet dautonomie.
Cette fin ne peut pas être atteinte, ni même approchée, sans lactivité propre du patient : remémorer, répéter, perlaborer (durcharbeiten). Le patient est lagent principal du processus psychanalytique [ ].
Ainsi, la psychanalyse nest pas une technique, et il nest même pas correct de parler de technique psychanalytique. La psychanalyse est une activité pratico-poiétique, où les deux participants sont des agents. Le patient est lagent principal du développement de sa propre activité. Je lappelle poiétique, car elle est créatrice : son issue est (doit être) lauto-altération de lanalysant, cest-à-dire, rigoureusement parlant, lapparition dun autre être. Je lappelle pratique, car jappelle praxis lactivité lucide dont lobjet est lautonomie humaine et pour laquelle le seul « moyen » datteindre cette fin est cette autonomie elle-même.
De ce point de vue, la situation de la pédagogie est très semblable. La pédagogie commence à lâge zéro, et personne ne sait quand elle se termine. Lobjectif de la pédagogie [ ] est daider le nouveau-né, ce hopeful et dreadful monster, à devenir un être humain. La fin de la paideia est daider ce faisceau de pulsions et dimagination à devenir un anthropos, [soit] un être autonome. On peut tout aussi bien dire, se rappelant Aristote, un être capable de gouverner et dêtre gouverné.
La pédagogie doit, à chaque instant, développer lactivité propre du sujet en utilisant, pour ainsi dire, cette même activité propre. Lobjet de la pédagogie nest pas denseigner des matières spécifiques, mais de développer la capacité dapprendre du sujet apprendre à apprendre, apprendre à découvrir, apprendre à inventer. Cela, bien entendu, elle ne peut le faire sans enseigner certaines matières pas plus que lanalyse ne peut progresser sans les interprétations de lanalyste. Mais, de même que ces interprétations, les matières enseignées doivent être considérées comme des marches ou des points dappui servant non seulement à rendre possible lenseignement dune quantité croissante de matières, mais à développer les capacités de lenfant à apprendre, découvrir et inventer. La pédagogie doit nécessairement aussi enseigner et de ce point de vue on doit condamner les excès de plusieurs pédagogues modernes. Mais deux principes doivent être fermement défendus :
tout processus déducation qui ne vise pas à développer au maximum lactivité propre des élèves est mauvais ;
tout système éducatif incapable de fournir une réponse raisonnable à la question éventuelle des élèves : pourquoi devrions-nous apprendre cela ? est défectueux.
[Sur] limmense sujet des relations entre psychanalyse et pédagogie, il faut dissiper au moins un malentendu. La psychanalyse ne postule pas lexistence dun être humain intrinsèquement « bon », pas plus quelle ne croit comme Reich, Marcuse ou quelques idéologues français du « désir » quil suffit de laisser les désirs et les pulsions sexprimer pour aboutir au bonheur universel. On aboutirait plutôt, dans un tel cas, au meurtre universel. Pour la psychanalyse comme aussi, en fait, pour le sens commun et pour les penseurs depuis Platon et Aristote jusquà Diderot , un être humain adulte a nécessairement intériorisé un nombre immense de contraintes externes qui forment, désormais, une partie intégrante de sa psyché. Du point de vue psychanalytique, un tel être a renoncé à la toute-puissance, a accepté que les mots ne signifient pas ce quil voudrait quils signifient, a reconnu lexistence dautres êtres humains dont les désirs, la plupart du temps, sopposent aux siens, et ainsi de suite. Du point de vue social-historique, il a intériorisé, virtuellement, la totalité de linstitution donnée de la société et, plus spécifiquement, les significations imaginaires qui organisent, dans chaque société particulière, le monde humain et non humain, et lui donnent un sens.
Ainsi, du point de vue psychanalytique, la pédagogie est (doit être) léducation du nouveau-né qui lamène à létat décrit plus haut, comportant linhibition minimale de son imagination radicale et le développement maximal de sa réflexivité. Mais, du point de vue social-historique, la pédagogie devrait élever son sujet de telle sorte quil intériorise, et donc fasse beaucoup plus quaccepter, les institutions existantes, quelles quelles soient. Il est clair que nous arrivons ainsi à une antinomie apparente, et à une question profonde et difficile. Cela nous conduit à la politique, et au projet dautonomie comme projet nécessairement social, et non pas simplement individuel.
Avant de laborder, une remarque encore sur le terme freudien dimpossibilité par lequel nous avons commencé. Limpossibilité de la psychanalyse et de la pédagogie consiste en ceci quelles doivent toutes les deux sappuyer sur une autonomie qui nexiste pas encore afin daider à la création de lautonomie du sujet. Cela apparaît, du point de vue de la logique ordinaire, la logique ensembliste-identitaire, comme une impossibilité logique. Mais limpossibilité semble aussi consister, en particulier dans le cas de la pédagogie, en la tentative de faire être des hommes et des femmes autonomes dans le cadre dune société hétéronome et, au-delà de cela, dans cette énigme apparemment insoluble, aider les êtres humains à accéder à lautonomie, en même temps que ou bien que ils absorbent et intériorisent les institutions existantes.
La solution de cette énigme est la tâche « impossible » de la politique dautant plus impossible quelle doit, ici encore, sappuyer sur une autonomie qui nexiste pas encore afin de faire surgir lautonomie. Cest le sujet que nous devons maintenant aborder.
La psychanalyse vise à aider lindividu à devenir autonome : capable dactivité réfléchie et de délibération. De ce point de vue, elle appartient pleinement à limmense courant social-historique qui se manifeste dans les combats pour lautonomie, au projet émancipatoire auquel appartiennent aussi la démocratie et la philosophie. Mais, comme je lai déjà indiqué, elle doit demblée faire face, comme la pédagogie, à la question des institutions existantes de la société. Dans le cas de la pédagogie, cela est immédiatement manifeste. Dans le cas de la psychanalyse, la rencontre avec linstitution existante est la rencontre avec le Je concret du patient. Ce Je est, pour une part décisive, une fabrication sociale : il est construit pour fonctionner dans un dispositif social donné et pour préserver, continuer et reproduire ce dispositif cest-à-dire les institutions existantes. Celles-ci ne se conservent pas tellement par la violence et la coercition explicite, mais surtout par leur intériorisation par les individus quelles fabriquent.
Les institutions, et les significations imaginaires sociales, sont des créations de limaginaire radical, de limaginaire social instituant, la capacité créatrice de la collectivité anonyme, telle quelle se manifeste clairement, par exemple, dans et par la création du langage, des formes de famille, des murs, des idées, etc. La collectivité ne peut exister que comme instituée. Ses institutions sont, chaque fois, sa création propre, mais presque toujours, une fois créées, elles apparaissent à la collectivité comme données (par les ancêtres, les dieux, Dieu, la nature, la Raison, les lois de lhistoire, les mécanismes de la concurrence, etc.). Elles deviennent ainsi fixes, rigides, sacrées. Il y a toujours, dans les institutions, un élément central, puissant et efficace, dauto-perpétuation (et les instruments nécessaires à cette fin) ce que lon appellerait, en psychanalyse, la répétition ; le principal parmi ces instruments est, comme déjà dit, la fabrication dindividus conformes. Jappelle cet état de la société lhétéronomie ; le heteros, lautre, qui a donné la loi nest personne dautre que la société instituante elle-même, laquelle doit, pour des raisons très profondes, occulter ce fait. Jappelle autonome une société qui non seulement sait explicitement quelle a créé ses lois, mais qui sest instituée de manière à libérer son imaginaire radical et à être capable daltérer ses institutions moyennant sa propre activité collective, réflexive et délibérative. Et jappelle politique lactivité lucide dont lobjet est linstitution dune société autonome et les décisions concernant les entreprises collectives. Il est immédiatement évident que le projet dune société autonome perd tout sens sil nest pas, en même temps, le projet qui vise à faire surgir des individus autonomes et réciproquement.
Il existe en effet une analogie éclairante (certainement pas une identité ou une « homologie structurale ») entre les questions et les tâches quaffronte le projet dautonomie dans le champ individuel et dans le champ collectif. Dans le cas de lhétéronomie, la structure rigide de linstitution et loccultation de limaginaire radical, instituant, correspondent à la rigidité de lindividu socialement fabriqué et au refoulement de limagination radicale de la psyché. Dans la perspective du projet dautonomie, nous avons défini les visées de la psychanalyse et de la pédagogie comme, premièrement, linstauration dun autre type de relation entre le sujet réflexif sujet de pensée et de volonté et son inconscient, cest-à-dire son imagination radicale, et, deuxièmement, la libération de sa capacité de faire, et de former un projet ouvert pour sa vie et y travailler. Nous pouvons, de manière similaire, définir la visée de la politique comme, premièrement, linstauration dun autre type de relation entre la société instituante et la société instituée, entre les lois chaque fois données et lactivité réflexive et délibérante du corps politique, et, deuxièmement, la libération de la créativité collective, permettant de former des projets collectifs pour des entreprises collectives et dy travailler. Et nous pouvons pointer le lien essentiel entre les deux que constitue la pédagogie, léducation, la paideia : car comment pourrait-il y avoir une collectivité réflexive sans individus réflexifs ? Une société autonome, comme collectivité qui sauto-institue et sauto-gouverne, présuppose le développement de la capacité de tous ses membres de participer à ses activités réflexives et délibératives. La démocratie, au sens plein, peut être définie comme le régime de la réflexivité collective ; on peut montrer que tout le reste découle de cette définition. Et la démocratie ne peut exister sans individus démocratiques, et réciproquement. Cela aussi est un des aspects paradoxaux de l« impossibilité » de la politique.
Nous pouvons montrer encore plus clairement la solidarité intime entre les dimensions sociale et individuelle du projet dautonomie à partir dune autre considération. La socialisation de la psyché, et même sa simple survie, exige quelle reconnaisse et accepte le fait que ses désirs nucléaires, originaires, ne peuvent jamais être réalisés Dans les sociétés hétéronomes, cela a toujours été accompli non pas par la simple interdiction des actes, mais surtout par linterdiction des pensées, le blocage du flux représentatif, le silence imposé à limagination radicale. Comme si la société appliquait à lenvers, pour les lui imposer, les voies de linconscient. A la toute-puissance de la pensée inconsciente, elle répond en essayant dinduire la pleine impuissance de cette pensée, et finalement de la pensée tout court, comme seul moyen pour limiter les actes. Interdire la pensée est ainsi apparu comme la seule manière dinterdire les actes. Cela va beaucoup plus loin que le « surmoi sévère et cruel » de Freud : lhistoire montre que cela a entraîné une mutilation de limagination radicale de la psyché. Nous voulons des individus autonomes, cest-à-dire des individus capables dune activité réfléchie propre. Mais, à moins que nous nentrions dans une répétition sans fin, les contenus et les objets de cette activité, et même le développement de ses moyens et méthodes, ne peuvent être fournis que par limagination radicale de la psyché. Cest là que se trouve la source de la contribution de lindividu à la création social-historique. Et cest pourquoi une éducation non mutilante, une véritable paideia, est dune importance capitale.
Je reviens à ce que jai appelé lénigme de la politique. Une société autonome implique des individus autonomes. Les individus deviennent ce quils sont en absorbant et intériorisant les institutions ; en un sens, ils sont lincarnation principale de ces institutions. Nous savons que cette intériorisation nest rien moins que superficielle : les modes de pensée et daction, les normes et les valeurs, et finalement lidentité même de lindividu comme être social, dépendent tous delle. Dans une société hétéronome, lintériorisation de toutes les lois au sens le plus vaste de ce terme serait sans effet, si elle nétait pas accompagnée par lintériorisation de la loi suprême, ou méta-loi : tu ne mettras pas en question les lois. Mais la méta-loi dune société autonome ne peut être que celle-ci : tu obéiras à la loi mais tu peux la mettre en question ; tu peux soulever la question de la justice de la loi ou de sa convenance [ ].
Nous pouvons maintenant formuler la solution de notre énigme, qui est en même temps lobjet premier dune politique de lautonomie, à savoir démocratique : aider la collectivité à créer les institutions dont lintériorisation par les individus ne limite pas, mais élargit leur capacité de devenir autonomes. Il est clair quà partir de cette formulation, combinée avec le principe dégalité impliqué par le pluriel : les individus, on peut dériver les règles principales dune institution pleinement démocratique de la société (et, par exemple, aussi bien les droits de lhomme que limpératif de loctroi à tous de possibilités effectives égales de participation à toute forme de pouvoir qui pourrait exister) [ ].
Lautonomie nest pas une fin en soi ; elle est aussi cela, mais nous voulons lautonomie aussi et surtout pour être capables et libres de faire des choses. Ce point est toujours oublié par la philosophie politique désincarnée et ratiocinante de notre époque. Une politique de lautonomie est partie prenante de toutes ces tâches ; elle nest ni le psychanalyste, ni le pédagogue, ni la conscience de la société, mais elle constitue une dimension essentielle de sa réflexivité. Comme telle, elle doit agir sur des êtres humains en les posant comme autonomes afin de les aider à atteindre leur propre autonomie, sans jamais oublier que la source ultime de la créativité historique est limaginaire radical de la collectivité anonyme. Cest en ce sens que nous pouvons comprendre pourquoi la politique est une « profession impossible », comme la psychanalyse et la pédagogie, et même impossiblement plus impossible que celles-ci étant donné la nature et les dimensions de son partenaire et de ses tâches.
Je terminerai avec quelques remarques sur la question la plus importante de toutes, qui est commune à la psychanalyse et à la politique.
Les institutions sociales dominent les individus parce quelles les fabriquent et les forment : totalement, dans les sociétés traditionnelles, à un degré très important encore dans nos sociétés libérales. Cest ce que signifie lintériorisation des institutions par lindividu tout au long de sa vie. Le point décisif ici est lintériorisation des significations des significations imaginaires sociales. La société arrache lêtre humain singulier à lunivers clos de la monade psychique, elle le force dentrer dans le monde dur de la réalité ; mais elle lui offre, en échange, du sens du sens diurne. Dans le monde réel créé chaque fois par la société, les choses ont un sens ; la vie et (dhabitude) la mort ont un sens. Ce sens est la face subjective, la face pour lindividu, des significations imaginaires sociales.
Cette Sinngebung, donation de sens, ou mieux Sinnschöpfung, création de sens, est le moment crucial et dur. Or la psychanalyse nenseigne pas un sens de la vie. Elle peut seulement aider le patient à trouver, inventer, créer pour lui-même un sens pour sa vie. Il nest pas question de définir ce sens à lavance et de manière universelle [ ].
Mais pourquoi lanalyse si souvent échoue, ou devient interminable ? [ ]. Je pense que la mort joue [ ] un rôle décisif dans la question, mais pas exactement de la manière que Freud avait en vue.
Une analyse interminable est caractérisée essentiellement par la répétition. Elle est comme la névrose à un niveau plus élevé : elle est de la répétition redoublée. Pourquoi cette répétition ? En abrégeant une longue discussion, on peut dire : la répétition au sens pertinent ici, cest-à-dire la petite monnaie de la mort, est la voie quutilise le patient pour se défendre contre la réalité de la mort pleine. Lanalyse échoue ou devient interminable, en premier lieu, en raison de lincapacité du patient (et de lanalyste qui travaille avec lui) daccepter la mort de celui quil était pour devenir une autre personne ; cela Freud le savait bien, même sil la décrit en utilisant dautres termes. Mais aussi, beaucoup plus important, en raison de lincapacité du patient et ici celui-ci est nécessairement seul daccepter la réalité de la mort réelle, totale, pleine. La mort est le roc dernier contre lequel lanalyse peut se briser.
La vie, nous le savons tous, contient et implique la précarité continuellement suspendue du sens, la précarité des objets investis, la précarité des activités investies et du sens dont on les a dotées. Mais la mort, nous le savons également, implique la-sensé de tout sens. Notre temps nest pas du temps. Notre temps nest pas le temps. Notre temps na pas du temps.
Lanalyse nest pas finie (et la maturité nest pas atteinte) avant que le sujet ne soit devenu capable de vivre au bord de labîme, pris dans ce double nud ultime : vis comme un mortel vis comme si tu étais immortel [...].
Ces banalités légendaires, comme aurait dit Jules Laforgue, trouvent un équivalent fondamental au niveau social, donc aussi politique. Les sociétés hétéronomes réalisent une Sinnschöpfung, une création de sens, pour tous, et imposent à tous lintériorisation de ce sens. Elles instituent aussi des représentants réels ou symboliques dun sens pérenne et dune immortalité imaginaire auxquels, de diverses manières, tous sont supposés participer. Il peut sagir du mythe de limmortalité personnelle, ou de la ré-incarnation. Mais il peut sagir aussi de la pérennité dun artefact institué le Roi, lEtat, la Nation, le Parti auquel chacun peut, tant bien que mal, sidentifier.
Je pense quune société autonome naccepterait rien de tout cela (au niveau public, jentends), et quune des difficultés principales, sinon la difficulté, qui confronte le projet dautonomie est la difficulté pour les êtres humains daccepter, sans phrase, la mortalité de lindividu, de la collectivité et même de leurs uvres.
Hobbes avait raison, mais pas pour ses raisons à lui. La peur de la mort est la pierre angulaire des institutions. Non pas la peur dêtre tué par le voisin mais la peur, tout à fait justifiée, que tout, même le sens, se dissoudra.
Personne, évidemment, ne peut « résoudre » le problème qui en résulte. Il ne pourra lêtre, sil lest, que par une nouvelle création social-historique et laltération correspondante de lêtre humain et de son attitude à légard de la vie et de la mort.
Entre-temps, il serait certainement très utile de réfléchir aux réponses partielles quont données à ce problème les deux sociétés où le projet dautonomie a été créé et poursuivi la société grecque ancienne et la société occidentale. En particulier, on ne peut manquer dêtre frappé par lénorme différence de ces deux réponses, et de la relier à dautres aspects importants de ces deux tentatives de créer une société démocratique. Mais cest là une question immense, quil faudra reprendre ailleurs.
Cornelius Castoriadis*
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Ceux qui ont écrit sur les rapports entre psychanalyse et politique se sont fixés, pour la plupart, de manière unilatérale sur des formulations isolées de Freud ou sur ses écrits dexcursion et dincursion dans les domaines de la philosophie de la société et de lhistoire (Malaise dans la civilisation, LAvenir dune illusion, Moïse). On en a presque toujours tiré des conclusions « pessimistes » ou même « réactionnaires » sur les implications de la psychanalyse quant aux projets de transformation sociale et politique Les psychanalystes eux-mêmes, pour autant quils expriment rarement un avis sur ces questions, ont montré un empressement paresseux et suspect à se contenter de ces « conclusions ». Pour ce faire, il fallait négliger ou passer sous silence dautres uvres (par exemple Totem et Tabou) et dautres formulations de Freud sur lesquelles jai attiré lattention ailleurs2. Mais aussi, ce qui est beaucoup plus grave, on a ce faisant occulté des questions de substance fondamentales, et beaucoup plus importantes que les « opinions » de Freud. Quelle est la signification de la psychanalyse elle-même, comme théorie et comme pratique ? Quelles en sont les implications, qui certainement nont pas été toutes explorées par Freud ? Na-t-elle rien à voir avec le mouvement émancipatoire de lOccident ? Leffort de connaître linconscient et de transformer le sujet na-t-il aucun rapport avec la question de la liberté, et avec les questions de la philosophie ? La psychanalyse aurait-elle été possible en dehors des conditions social-historiques qui ont été réalisées en Europe ? La connaissance de linconscient ne peut-elle rien nous apprendre concernant la socialisation des individus, donc aussi les institutions sociales ? Pourquoi la perspective pratique qui est celle de la psychanalyse dans le champ individuel serait-elle automatiquement frappée de nullité lorsquon passe au champ collectif ? Il faut bien constater que ces questions ne sont que très rarement posées, et jamais de manière satisfaisante. Je résume et jélargis, dans les lignes qui suivent, les conclusions dun travail de vingt-cinq ans3.
Je commencerai par un mot de Freud que je trouve profondément vrai. A deux reprises, Freud a déclaré que la psychanalyse, la pédagogie et la politique sont les trois professions impossibles4. Il na pas expliqué pourquoi elles étaient impossibles [ ]. Il semble que nous pourrions évoquer une raison assez forte, rendant au moins la psychanalyse et la pédagogie presque impossibles : cest que les deux visent à changer les êtres humains. Pourtant les choses ne sont pas si simples. Un psychiatre comportementaliste (en fait, pavlovien), un « pédagogue » comme le père du président Schreber, les gardiens dun camp de concentration nazi ou stalinien, les agents du Minilove, et OBrien lui-même (Orwell, 1984), agissent tous pour changer des êtres humains et, souvent, ils réussissent.
Mais, dans tous ces cas, la fin de lactivité est déjà complètement déterminée dans lesprit de lagent : il sagit déradiquer, dans lesprit et lâme du patient, toute trace dun penser et dun vouloir propres. Lagent utilise des moyens tout autant déterminés, et il est censé contrôler pleinement ces moyens et le processus densemble [ ]. Son savoir peut évidemment comprendre aussi une certaine connaissance des processus psychiques profonds, comme la montré Bruno Bettelheim dans son analyse des linéaments rationnels du traitement des prisonniers dans les camps nazis : il sagissait de briser limage de soi du prisonnier, de démolir ses repères identificatoires. Avant Bettelheim et indépendamment de lui, Orwell avait vu cela clairement et profondément dans 1984. Ce sont aussi ces considérations qui me font parler de politique, en discutant la phrase de Freud, et non pas de « gouvernement » (Regierung) : « gouverner » les hommes, par la terreur ou par la manipulation douce, peut être ramené à une technique rationnelle, à une action zweckrational, instrumentale ou rationnelle quant aux moyens, selon lexpression de Max Weber.
Mais rien de ce qui vient dêtre dit ne peut être appliqué à la psychanalyse. Aussi ouvertes que soient les discussions sur les visées et les fins ou la fin de lanalyse, lobjectif que lanalyste essaie datteindre ne peut pas être aisément défini en termes déterminés et spécifiques [ ]. Freud est revenu à plusieurs reprises sur la question de la fin et des fins de lanalyse, en en donnant des définitions diverses et apparemment différentes. Une des plus tardives, selon moi la plus riche, la plus prégnante et la plus risquée, cest le célèbre Wo es war, soll Ich werden, où était Ça, Je dois/doit devenir. Jai déjà commenté longuement cette formulation ailleurs5 et je me borne à résumer mes conclusions. Si comme semble malheureusement limpliquer la suite immédiate du texte de Freud nous comprenons cette phrase comme voulant dire : le Ça, le Es, doit être éliminé ou conquis par le Je, le Ich, asséché et cultivé comme la Zuyder Zee, nous nous proposerions un objectif à la fois inaccessible et monstrueux6. Inaccessible, puisquil ne peut pas exister dêtre humain dont linconscient a été conquis par le conscient, dont les pulsions sont soumises à un contrôle complet par les considérations rationnelles, qui a cessé de phantasmer et de rêver. Monstrueux, puisque si nous atteignions cet état, nous aurions tué ce qui fait de nous des êtres humains, qui nest pas la rationalité mais le surgissement continu, incontrôlé et incontrôlable de notre imagination radicale créatrice dans et par le flux des représentations, des affects et des désirs. Au contraire, une des fins de lanalyse est de libérer ce flux du refoulement auquel il est soumis par un Je qui nest dhabitude quune construction rigide et essentiellement sociale. Cest pourquoi je propose que la formulation de Freud soit complétée par : Wo Ich bin, soll auch Es auftauchen, là où Je suis/est, Ça doit aussi émerger.
Lobjectif de lanalyse nest pas déliminer une instance psychique au profit dune autre, mais daltérer la relation entre instances. Pour ce faire, elle doit altérer essentiellement lune de ces instances : le Je, ou le conscient. Le Je saltère en recevant et admettant les contenus de linconscient, en les réfléchissant et en devenant capable de choisir lucidement les impulsions et les idées quil tentera de mettre en acte. En dautres termes, le Je a à devenir une subjectivité réfléchissante, capable de délibération et de volonté. Le but de lanalyse nest pas la sainteté ; comme a dit Kant, personne nest jamais un saint. Ce point est décisif : il oppose explicitement lanalyse à toutes les éthiques fondées sur la condamnation du désir, et donc sur la culpabilité. Je désire vous tuer ou vous violer mais je ne le ferai pas. A comparer avec Matthieu 5, 27-28 : « Vous avez appris quil a été dit : Tu ne commettras pas dadultère. Mais moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cur, ladultère avec elle. » Comment lanalyse pourrait-elle jamais oublier le fait cardinal qui la fonde, que nous commençons notre vie en regardant une femme pour la désirer (quel que soit notre sexe), que ce désir ne peut jamais être éliminé et, plus important encore, que sans désir nous ne deviendrons jamais des êtres humains et même, nous ne pourrions tout simplement pas survivre.
Jai parlé de relation altérée entre instances psychiques.
On peut la décrire en disant que le refoulement laisse la place à la reconnaissance des contenus inconscients, et la réflexion sur eux, et que linhibition, lévitement ou lagir compulsifs laissent la place à la délibération lucide. Limportance de ce changement ne se trouve pas dans lélimination du conflit psychique [mais] dans linstauration dune subjectivité réflexive et délibérante, qui a cessé dêtre une machine pseudo-rationnelle et socialement adaptée et a reconnu et libéré limagination radicale au noyau de la psyché.
Je traduis le werden de Freud par devenir (qui est son sens exact) et non pas par « être » ou même « advenir », car la subjectivité que jessaie de décrire est essentiellement un processus, non pas un état atteint une fois pour toutes. Cest aussi pourquoi je dirai que nous pouvons élucider la fin de lanalyse, non pas la définir strictement. Ce que jappelle le projet dautonomie, au niveau de lêtre humain singulier, est la transformation du sujet de manière quil puisse entrer dans ce processus. La fin de la psychanalyse est consubstantielle avec le projet dautonomie.
Cette fin ne peut pas être atteinte, ni même approchée, sans lactivité propre du patient : remémorer, répéter, perlaborer (durcharbeiten). Le patient est lagent principal du processus psychanalytique [ ].
Ainsi, la psychanalyse nest pas une technique, et il nest même pas correct de parler de technique psychanalytique. La psychanalyse est une activité pratico-poiétique, où les deux participants sont des agents. Le patient est lagent principal du développement de sa propre activité. Je lappelle poiétique, car elle est créatrice : son issue est (doit être) lauto-altération de lanalysant, cest-à-dire, rigoureusement parlant, lapparition dun autre être. Je lappelle pratique, car jappelle praxis lactivité lucide dont lobjet est lautonomie humaine et pour laquelle le seul « moyen » datteindre cette fin est cette autonomie elle-même.
De ce point de vue, la situation de la pédagogie est très semblable. La pédagogie commence à lâge zéro, et personne ne sait quand elle se termine. Lobjectif de la pédagogie [ ] est daider le nouveau-né, ce hopeful et dreadful monster, à devenir un être humain. La fin de la paideia est daider ce faisceau de pulsions et dimagination à devenir un anthropos, [soit] un être autonome. On peut tout aussi bien dire, se rappelant Aristote, un être capable de gouverner et dêtre gouverné.
La pédagogie doit, à chaque instant, développer lactivité propre du sujet en utilisant, pour ainsi dire, cette même activité propre. Lobjet de la pédagogie nest pas denseigner des matières spécifiques, mais de développer la capacité dapprendre du sujet apprendre à apprendre, apprendre à découvrir, apprendre à inventer. Cela, bien entendu, elle ne peut le faire sans enseigner certaines matières pas plus que lanalyse ne peut progresser sans les interprétations de lanalyste. Mais, de même que ces interprétations, les matières enseignées doivent être considérées comme des marches ou des points dappui servant non seulement à rendre possible lenseignement dune quantité croissante de matières, mais à développer les capacités de lenfant à apprendre, découvrir et inventer. La pédagogie doit nécessairement aussi enseigner et de ce point de vue on doit condamner les excès de plusieurs pédagogues modernes. Mais deux principes doivent être fermement défendus :
tout processus déducation qui ne vise pas à développer au maximum lactivité propre des élèves est mauvais ;
tout système éducatif incapable de fournir une réponse raisonnable à la question éventuelle des élèves : pourquoi devrions-nous apprendre cela ? est défectueux.
[Sur] limmense sujet des relations entre psychanalyse et pédagogie, il faut dissiper au moins un malentendu. La psychanalyse ne postule pas lexistence dun être humain intrinsèquement « bon », pas plus quelle ne croit comme Reich, Marcuse ou quelques idéologues français du « désir » quil suffit de laisser les désirs et les pulsions sexprimer pour aboutir au bonheur universel. On aboutirait plutôt, dans un tel cas, au meurtre universel. Pour la psychanalyse comme aussi, en fait, pour le sens commun et pour les penseurs depuis Platon et Aristote jusquà Diderot , un être humain adulte a nécessairement intériorisé un nombre immense de contraintes externes qui forment, désormais, une partie intégrante de sa psyché. Du point de vue psychanalytique, un tel être a renoncé à la toute-puissance, a accepté que les mots ne signifient pas ce quil voudrait quils signifient, a reconnu lexistence dautres êtres humains dont les désirs, la plupart du temps, sopposent aux siens, et ainsi de suite. Du point de vue social-historique, il a intériorisé, virtuellement, la totalité de linstitution donnée de la société et, plus spécifiquement, les significations imaginaires qui organisent, dans chaque société particulière, le monde humain et non humain, et lui donnent un sens.
Ainsi, du point de vue psychanalytique, la pédagogie est (doit être) léducation du nouveau-né qui lamène à létat décrit plus haut, comportant linhibition minimale de son imagination radicale et le développement maximal de sa réflexivité. Mais, du point de vue social-historique, la pédagogie devrait élever son sujet de telle sorte quil intériorise, et donc fasse beaucoup plus quaccepter, les institutions existantes, quelles quelles soient. Il est clair que nous arrivons ainsi à une antinomie apparente, et à une question profonde et difficile. Cela nous conduit à la politique, et au projet dautonomie comme projet nécessairement social, et non pas simplement individuel.
Avant de laborder, une remarque encore sur le terme freudien dimpossibilité par lequel nous avons commencé. Limpossibilité de la psychanalyse et de la pédagogie consiste en ceci quelles doivent toutes les deux sappuyer sur une autonomie qui nexiste pas encore afin daider à la création de lautonomie du sujet. Cela apparaît, du point de vue de la logique ordinaire, la logique ensembliste-identitaire, comme une impossibilité logique. Mais limpossibilité semble aussi consister, en particulier dans le cas de la pédagogie, en la tentative de faire être des hommes et des femmes autonomes dans le cadre dune société hétéronome et, au-delà de cela, dans cette énigme apparemment insoluble, aider les êtres humains à accéder à lautonomie, en même temps que ou bien que ils absorbent et intériorisent les institutions existantes.
La solution de cette énigme est la tâche « impossible » de la politique dautant plus impossible quelle doit, ici encore, sappuyer sur une autonomie qui nexiste pas encore afin de faire surgir lautonomie. Cest le sujet que nous devons maintenant aborder.
La psychanalyse vise à aider lindividu à devenir autonome : capable dactivité réfléchie et de délibération. De ce point de vue, elle appartient pleinement à limmense courant social-historique qui se manifeste dans les combats pour lautonomie, au projet émancipatoire auquel appartiennent aussi la démocratie et la philosophie. Mais, comme je lai déjà indiqué, elle doit demblée faire face, comme la pédagogie, à la question des institutions existantes de la société. Dans le cas de la pédagogie, cela est immédiatement manifeste. Dans le cas de la psychanalyse, la rencontre avec linstitution existante est la rencontre avec le Je concret du patient. Ce Je est, pour une part décisive, une fabrication sociale : il est construit pour fonctionner dans un dispositif social donné et pour préserver, continuer et reproduire ce dispositif cest-à-dire les institutions existantes. Celles-ci ne se conservent pas tellement par la violence et la coercition explicite, mais surtout par leur intériorisation par les individus quelles fabriquent.
Les institutions, et les significations imaginaires sociales, sont des créations de limaginaire radical, de limaginaire social instituant, la capacité créatrice de la collectivité anonyme, telle quelle se manifeste clairement, par exemple, dans et par la création du langage, des formes de famille, des murs, des idées, etc. La collectivité ne peut exister que comme instituée. Ses institutions sont, chaque fois, sa création propre, mais presque toujours, une fois créées, elles apparaissent à la collectivité comme données (par les ancêtres, les dieux, Dieu, la nature, la Raison, les lois de lhistoire, les mécanismes de la concurrence, etc.). Elles deviennent ainsi fixes, rigides, sacrées. Il y a toujours, dans les institutions, un élément central, puissant et efficace, dauto-perpétuation (et les instruments nécessaires à cette fin) ce que lon appellerait, en psychanalyse, la répétition ; le principal parmi ces instruments est, comme déjà dit, la fabrication dindividus conformes. Jappelle cet état de la société lhétéronomie ; le heteros, lautre, qui a donné la loi nest personne dautre que la société instituante elle-même, laquelle doit, pour des raisons très profondes, occulter ce fait. Jappelle autonome une société qui non seulement sait explicitement quelle a créé ses lois, mais qui sest instituée de manière à libérer son imaginaire radical et à être capable daltérer ses institutions moyennant sa propre activité collective, réflexive et délibérative. Et jappelle politique lactivité lucide dont lobjet est linstitution dune société autonome et les décisions concernant les entreprises collectives. Il est immédiatement évident que le projet dune société autonome perd tout sens sil nest pas, en même temps, le projet qui vise à faire surgir des individus autonomes et réciproquement.
Il existe en effet une analogie éclairante (certainement pas une identité ou une « homologie structurale ») entre les questions et les tâches quaffronte le projet dautonomie dans le champ individuel et dans le champ collectif. Dans le cas de lhétéronomie, la structure rigide de linstitution et loccultation de limaginaire radical, instituant, correspondent à la rigidité de lindividu socialement fabriqué et au refoulement de limagination radicale de la psyché. Dans la perspective du projet dautonomie, nous avons défini les visées de la psychanalyse et de la pédagogie comme, premièrement, linstauration dun autre type de relation entre le sujet réflexif sujet de pensée et de volonté et son inconscient, cest-à-dire son imagination radicale, et, deuxièmement, la libération de sa capacité de faire, et de former un projet ouvert pour sa vie et y travailler. Nous pouvons, de manière similaire, définir la visée de la politique comme, premièrement, linstauration dun autre type de relation entre la société instituante et la société instituée, entre les lois chaque fois données et lactivité réflexive et délibérante du corps politique, et, deuxièmement, la libération de la créativité collective, permettant de former des projets collectifs pour des entreprises collectives et dy travailler. Et nous pouvons pointer le lien essentiel entre les deux que constitue la pédagogie, léducation, la paideia : car comment pourrait-il y avoir une collectivité réflexive sans individus réflexifs ? Une société autonome, comme collectivité qui sauto-institue et sauto-gouverne, présuppose le développement de la capacité de tous ses membres de participer à ses activités réflexives et délibératives. La démocratie, au sens plein, peut être définie comme le régime de la réflexivité collective ; on peut montrer que tout le reste découle de cette définition. Et la démocratie ne peut exister sans individus démocratiques, et réciproquement. Cela aussi est un des aspects paradoxaux de l« impossibilité » de la politique.
Nous pouvons montrer encore plus clairement la solidarité intime entre les dimensions sociale et individuelle du projet dautonomie à partir dune autre considération. La socialisation de la psyché, et même sa simple survie, exige quelle reconnaisse et accepte le fait que ses désirs nucléaires, originaires, ne peuvent jamais être réalisés Dans les sociétés hétéronomes, cela a toujours été accompli non pas par la simple interdiction des actes, mais surtout par linterdiction des pensées, le blocage du flux représentatif, le silence imposé à limagination radicale. Comme si la société appliquait à lenvers, pour les lui imposer, les voies de linconscient. A la toute-puissance de la pensée inconsciente, elle répond en essayant dinduire la pleine impuissance de cette pensée, et finalement de la pensée tout court, comme seul moyen pour limiter les actes. Interdire la pensée est ainsi apparu comme la seule manière dinterdire les actes. Cela va beaucoup plus loin que le « surmoi sévère et cruel » de Freud : lhistoire montre que cela a entraîné une mutilation de limagination radicale de la psyché. Nous voulons des individus autonomes, cest-à-dire des individus capables dune activité réfléchie propre. Mais, à moins que nous nentrions dans une répétition sans fin, les contenus et les objets de cette activité, et même le développement de ses moyens et méthodes, ne peuvent être fournis que par limagination radicale de la psyché. Cest là que se trouve la source de la contribution de lindividu à la création social-historique. Et cest pourquoi une éducation non mutilante, une véritable paideia, est dune importance capitale.
Je reviens à ce que jai appelé lénigme de la politique. Une société autonome implique des individus autonomes. Les individus deviennent ce quils sont en absorbant et intériorisant les institutions ; en un sens, ils sont lincarnation principale de ces institutions. Nous savons que cette intériorisation nest rien moins que superficielle : les modes de pensée et daction, les normes et les valeurs, et finalement lidentité même de lindividu comme être social, dépendent tous delle. Dans une société hétéronome, lintériorisation de toutes les lois au sens le plus vaste de ce terme serait sans effet, si elle nétait pas accompagnée par lintériorisation de la loi suprême, ou méta-loi : tu ne mettras pas en question les lois. Mais la méta-loi dune société autonome ne peut être que celle-ci : tu obéiras à la loi mais tu peux la mettre en question ; tu peux soulever la question de la justice de la loi ou de sa convenance [ ].
Nous pouvons maintenant formuler la solution de notre énigme, qui est en même temps lobjet premier dune politique de lautonomie, à savoir démocratique : aider la collectivité à créer les institutions dont lintériorisation par les individus ne limite pas, mais élargit leur capacité de devenir autonomes. Il est clair quà partir de cette formulation, combinée avec le principe dégalité impliqué par le pluriel : les individus, on peut dériver les règles principales dune institution pleinement démocratique de la société (et, par exemple, aussi bien les droits de lhomme que limpératif de loctroi à tous de possibilités effectives égales de participation à toute forme de pouvoir qui pourrait exister) [ ].
Lautonomie nest pas une fin en soi ; elle est aussi cela, mais nous voulons lautonomie aussi et surtout pour être capables et libres de faire des choses. Ce point est toujours oublié par la philosophie politique désincarnée et ratiocinante de notre époque. Une politique de lautonomie est partie prenante de toutes ces tâches ; elle nest ni le psychanalyste, ni le pédagogue, ni la conscience de la société, mais elle constitue une dimension essentielle de sa réflexivité. Comme telle, elle doit agir sur des êtres humains en les posant comme autonomes afin de les aider à atteindre leur propre autonomie, sans jamais oublier que la source ultime de la créativité historique est limaginaire radical de la collectivité anonyme. Cest en ce sens que nous pouvons comprendre pourquoi la politique est une « profession impossible », comme la psychanalyse et la pédagogie, et même impossiblement plus impossible que celles-ci étant donné la nature et les dimensions de son partenaire et de ses tâches.
Je terminerai avec quelques remarques sur la question la plus importante de toutes, qui est commune à la psychanalyse et à la politique.
Les institutions sociales dominent les individus parce quelles les fabriquent et les forment : totalement, dans les sociétés traditionnelles, à un degré très important encore dans nos sociétés libérales. Cest ce que signifie lintériorisation des institutions par lindividu tout au long de sa vie. Le point décisif ici est lintériorisation des significations des significations imaginaires sociales. La société arrache lêtre humain singulier à lunivers clos de la monade psychique, elle le force dentrer dans le monde dur de la réalité ; mais elle lui offre, en échange, du sens du sens diurne. Dans le monde réel créé chaque fois par la société, les choses ont un sens ; la vie et (dhabitude) la mort ont un sens. Ce sens est la face subjective, la face pour lindividu, des significations imaginaires sociales.
Cette Sinngebung, donation de sens, ou mieux Sinnschöpfung, création de sens, est le moment crucial et dur. Or la psychanalyse nenseigne pas un sens de la vie. Elle peut seulement aider le patient à trouver, inventer, créer pour lui-même un sens pour sa vie. Il nest pas question de définir ce sens à lavance et de manière universelle [ ].
Mais pourquoi lanalyse si souvent échoue, ou devient interminable ? [ ]. Je pense que la mort joue [ ] un rôle décisif dans la question, mais pas exactement de la manière que Freud avait en vue.
Une analyse interminable est caractérisée essentiellement par la répétition. Elle est comme la névrose à un niveau plus élevé : elle est de la répétition redoublée. Pourquoi cette répétition ? En abrégeant une longue discussion, on peut dire : la répétition au sens pertinent ici, cest-à-dire la petite monnaie de la mort, est la voie quutilise le patient pour se défendre contre la réalité de la mort pleine. Lanalyse échoue ou devient interminable, en premier lieu, en raison de lincapacité du patient (et de lanalyste qui travaille avec lui) daccepter la mort de celui quil était pour devenir une autre personne ; cela Freud le savait bien, même sil la décrit en utilisant dautres termes. Mais aussi, beaucoup plus important, en raison de lincapacité du patient et ici celui-ci est nécessairement seul daccepter la réalité de la mort réelle, totale, pleine. La mort est le roc dernier contre lequel lanalyse peut se briser.
La vie, nous le savons tous, contient et implique la précarité continuellement suspendue du sens, la précarité des objets investis, la précarité des activités investies et du sens dont on les a dotées. Mais la mort, nous le savons également, implique la-sensé de tout sens. Notre temps nest pas du temps. Notre temps nest pas le temps. Notre temps na pas du temps.
Lanalyse nest pas finie (et la maturité nest pas atteinte) avant que le sujet ne soit devenu capable de vivre au bord de labîme, pris dans ce double nud ultime : vis comme un mortel vis comme si tu étais immortel [...].
Ces banalités légendaires, comme aurait dit Jules Laforgue, trouvent un équivalent fondamental au niveau social, donc aussi politique. Les sociétés hétéronomes réalisent une Sinnschöpfung, une création de sens, pour tous, et imposent à tous lintériorisation de ce sens. Elles instituent aussi des représentants réels ou symboliques dun sens pérenne et dune immortalité imaginaire auxquels, de diverses manières, tous sont supposés participer. Il peut sagir du mythe de limmortalité personnelle, ou de la ré-incarnation. Mais il peut sagir aussi de la pérennité dun artefact institué le Roi, lEtat, la Nation, le Parti auquel chacun peut, tant bien que mal, sidentifier.
Je pense quune société autonome naccepterait rien de tout cela (au niveau public, jentends), et quune des difficultés principales, sinon la difficulté, qui confronte le projet dautonomie est la difficulté pour les êtres humains daccepter, sans phrase, la mortalité de lindividu, de la collectivité et même de leurs uvres.
Hobbes avait raison, mais pas pour ses raisons à lui. La peur de la mort est la pierre angulaire des institutions. Non pas la peur dêtre tué par le voisin mais la peur, tout à fait justifiée, que tout, même le sens, se dissoudra.
Personne, évidemment, ne peut « résoudre » le problème qui en résulte. Il ne pourra lêtre, sil lest, que par une nouvelle création social-historique et laltération correspondante de lêtre humain et de son attitude à légard de la vie et de la mort.
Entre-temps, il serait certainement très utile de réfléchir aux réponses partielles quont données à ce problème les deux sociétés où le projet dautonomie a été créé et poursuivi la société grecque ancienne et la société occidentale. En particulier, on ne peut manquer dêtre frappé par lénorme différence de ces deux réponses, et de la relier à dautres aspects importants de ces deux tentatives de créer une société démocratique. Mais cest là une question immense, quil faudra reprendre ailleurs.
Cornelius Castoriadis*
*
*Philosophe, psychanalyste, sociologue et économiste (1922 - 1997).
(1) Conférence à la New School for Social Research de New York, dans le cadre des colloques Hannah Arendt, le 25 octobre 1987. Publié in Le Monde morcelé, Paris, Seuil, 1990 ; rééd. « Points Essais », 2000.
(2) « Épilégomènes à une théorie de lâme... », dans Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978.
(3) LInstitution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1978 ; Domaines de lhomme, Paris, Seuil, 1986.
(4) Lidée est dans « Analyse terminable et interminable » (1937). Elle était déjà exprimée dans la préface écrite par Freud pour le livre dAichhorn, Verwahrloste Jugend, où elle est présentée comme un bon mot traditionnel. Freud parle en fait de « gouvernement » (Regierung). Mais, comme on le verra dans la suite du texte, le « gouvernement » au sens traditionnel ne soulève pas les problèmes discutés ici.
(5) LInstitution imaginaire de la société, p. 138-146 [rééd., p. 150-158] ; Les Carrefours du labyrinthe, p. 29-122 [rééd., p. 33-157]. La phrase discutée de Freud vient des Nouvelles Leçons dintroduction à la psychanalyse (1933). Ailleurs et fréquemment, Freud parle de domptage ou apprivoisement (Bändigung) des pulsions.
(6) Freud, évidemment, savait cela parfaitement, comme le montrent plusieurs formulations dans « Analyse terminable et interminable ».
(1) Conférence à la New School for Social Research de New York, dans le cadre des colloques Hannah Arendt, le 25 octobre 1987. Publié in Le Monde morcelé, Paris, Seuil, 1990 ; rééd. « Points Essais », 2000.
(2) « Épilégomènes à une théorie de lâme... », dans Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978.
(3) LInstitution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1978 ; Domaines de lhomme, Paris, Seuil, 1986.
(4) Lidée est dans « Analyse terminable et interminable » (1937). Elle était déjà exprimée dans la préface écrite par Freud pour le livre dAichhorn, Verwahrloste Jugend, où elle est présentée comme un bon mot traditionnel. Freud parle en fait de « gouvernement » (Regierung). Mais, comme on le verra dans la suite du texte, le « gouvernement » au sens traditionnel ne soulève pas les problèmes discutés ici.
(5) LInstitution imaginaire de la société, p. 138-146 [rééd., p. 150-158] ; Les Carrefours du labyrinthe, p. 29-122 [rééd., p. 33-157]. La phrase discutée de Freud vient des Nouvelles Leçons dintroduction à la psychanalyse (1933). Ailleurs et fréquemment, Freud parle de domptage ou apprivoisement (Bändigung) des pulsions.
(6) Freud, évidemment, savait cela parfaitement, comme le montrent plusieurs formulations dans « Analyse terminable et interminable ».