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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
par Yves Buin
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La psychiatrie et le no man’s land




Par Yves Buin*

La période est étrange. Il y a encore peu, on évoquait une énorme poche de précarité au flanc d’une société dynamique livrée à rude concurrence. La précarité qui pouvait se décliner en pauvreté et exclusion occupait les esprits et les belles âmes. Corrélée au chômage, elle était vécue, au pire, comme prix à payer à la modernisation, une fatalité, au mieux, comme conjoncturelle et réductible, car dépendante d’une sortie de crise et d’une reprise économique. Décrétée priorité nationale, sa résorption ne pouvait se concevoir sans la solidarité. Or, aujourd’hui, à l’orée d’interminables et décisives campagnes électorales, nous assistons à la promotion d’autres priorités telle la sécurité, revenue au galop et considérée comme objectif politique premier, alors que, simultanément, nous goûtons à une euphorie douceâtre : la croissance se maintient, le retour au plein emploi est présenté comme prévisible et le bilan gouvernemental globalement positif. Donc, soudain, disparition de la thématique misérabiliste et compulsionnelle pour les pauvres. A se demander s’ils existent encore !

Parions que ce numéro d’illusionnisme des décideurs fera long feu. Les six millions de précaires, d’exclus et de pauvres sont toujours là et la très grande majorité des emplois proposés sur lesquels, d’ailleurs, il n’y a pas à cracher, sont de l’ordre de l’intérim et de la durée déterminée. Aussi les modifications structurelles apparues parmi les populations défavorisées demeurent-elles, dépassant de fait leur propre champ.

Tout d’abord, parmi elles, la profonde affectation du noyau familial par près de trois décennies de crise. A un certain niveau, il y a là poursuite d’un processus historique déjà repéré dans les années trente et qui objective le déclin de la fonction paternelle et l’émancipation des femmes. A un niveau plus actuel, ce déclin est accentué par le déficit identificatoire au père. L’identité paternelle ne se résout pas seulement à ce dont elle est porteuse : la loi, l’autorité, l’éducation, la continuité de la filiation. Elle relève également du rôle social du père en tant qu’acteur engagé dans la communauté en particulier par le truchement de la citoyenneté et de son inscription dans les activités productives de richesse, cette dernière étant valorisée certes par le salaire mais aussi par la reconnaissance statutaire. Jusqu’à récemment le travail était considéré à la fois comme droit constitutionnel et valeur culturelle. Ancré dans la communauté, utile à elle, le travailleur perpétuait un équilibre, bien entendu fragile, entre le dedans et le dehors. Ses échanges privés bénéficiant de son extériorité et inversement. Au travers de la culture du travail, il transmettait dans son milieu un cadre de ponctualité, de discipline, de respect de la hiérarchie et des règles organisationnelles, c’est-à-dire une forme de civisme. Quand il était en lutte, il manifestait d’autant plus son identité que son combat, y compris celui de la condition salariale, s’avérait celui de la dignité. Ce qui soutenait le travailleur, acteur social, était donc chargé de bien d’acquis historiques et de projections diverses gratifiantes.

Dans de larges couches, cette image a disparu. Une culture est menacée si elle n’est pas déjà effacée : la culture ouvrière. Les lieux où elle s’exerçait sont aujourd’hui déserts sinon très minoritaires. Sa mémoire générationnelle est sans objet. Dans ce contexte, l’identité paternelle est fort malmenée et, en conséquence, ce qui était tenu par le chef de famille, désormais privé d’emploi, se délite. Socialement déchu, il est plus vécu comme incapable de forcer l’adversité que comme victime. Ou les deux. Au sein de la famille, la question de sa substitution (de sa succession) est posée. La femme, la progéniture partagent la blessure (narcissique) du père. Négativement. L’agent du malheur est désigné : c’est lui le père. Et la dépression s’installe en l’absence d’une instance protectrice,. Pour remplacer le père et conjurer la dépression, souvent les fils prennent le relais – sans être pour autant dans un scénario de scène primitive !. Il s’agit pour eux de retrouver une identité, de rechercher un père fictif, de se prêter eux-mêmes pour les plus jeunes et les femmes au rôle de sujet apte à occuper la place perdue, le tout dans un environnement acculturé, véritable révélateur en grande dimension de problématiques singulières devenues collectives. Dans ce milieu instable fleurissent les slogans de l’idéologie dominante dans son registre de l’arrivisme et du mercantilisme, tandis que s’installent des pratiques hétérogènes et illicites obéissant à des règles implacables, en ensemble séduisant et séducteur proposant solution à la vacuité familiale.

Toutefois, des nuances doivent être formulées à une explication mono-causale (l’invalidation du père) de la tourmente qui saisit la famille ou à la propension à rendre cette tourmente responsable de toutes les difficultés montrées sur le mode spectaculaire en zone déshéritée. Convenons simplement qu’un des maillons qui permettaient la reproduction du système capitaliste industriel a en partie sauté. De plus, ériger le monde du travail comme rédempteur; en quelque sorte, de la déshérence sociale, c’est oublier bien vite les pesantes aliénations, les conduites de soumission qu’il implique de par les conditions de son exercice et les rapports d’exploitation. Il a pu être le véhicule d’une vie vouée à la répétition mortifère. Aussi serait-il trop facile d’avancer comme seuls remèdes immédiats à notre « malaise dans la civilisation », la restauration de l’autorité paternelle ou encore la mise au travail de tous. Le retour à une tradition qui fonctionna selon le modèle familialiste et le labeur (forcé) dont on exalte les vertus idéalisées est un leurre. La société contemporaine est trop complexe, trop redevable à l’innovation technologique, à la « révolution » des dispositifs de communication dont on nous rebat les oreilles, qu’elle introduit elle-même le vacillement des repères.

Il y a probablement un no man’s land qui trace la ligne de rupture culturelle qui s’est installée dans notre société et où se pratique une guérilla entre ceux qui se réclament d’un fonctionnement dit républicain et démocratique encadrant un développement capitaliste plutôt sauvage, et ceux qui se rassemblent en un des groupes de plus en plus nombreux optant pour des normes qui ont plus à voir avec le fonctionnement clanique, mafieux ou sectaire archaïque, aux ordres également du capitalisme sauvage. Les valeurs éprouvées de partage, de justice, d’égalité n’ayant plus d’usage.

La rupture culturelle est-elle irrémédiable ? On ne saurait y répondre. Ses conséquences n’en sont pas moins visibles dans l’induction des comportements symptomatiques de la dysharmonie sociale : primauté du passage à l’acte sur le verbe, consommation non différé de l’objet du plaisir, promotion de l’individualité, prostitution des corps, absence de référence transgénérationelle, ouvrant sur la délinquance, alors que la souffrance, réelle, ne dit pas son nom.

Il y aurait lieu, toutefois, de s’interroger sur la dysharmonie sociale. La notion paraît à quelques uns peu fondée du fait que la dysharmonie suppose l’harmonie, donc qu’il puisse exister une société harmonieuse. Ce qui, effectivement, est illusoire. Reste, néanmoins, le constat d’une société de dérives et d’inégalités, obéissant aux injonctions de la « machine folle » de l’économie dont la psychiatrie est appelée, parmi d’autres, à traiter les effets.

La demande sociale, celle de la souffrance qui ne se dit pas en tant que telle, n’évolue pas vers le recours aux soins. Il y aurait, de fait, méfiance extrême à cet égard. Le soin étant vécu comme la négation et la normalisation de ce mal-être patent mais rapporté à la contingence sociale et revendiqué comme possible moteur de la révolte. La psychiatrie quand elle est convoquée pour intervention (demande incitée) se voit alors vécue en tant qu’alliée des pouvoirs. Inquisitrice, elle retrouve l’image caricaturale que lui confère l’imaginaire trivial.

Travailler sur un terrain en rupture ou, du moins, en déficit de lien social, n’est pas aisé. Exhorter au « médico-social » – la mode actuelle ! – comme point de liaison où peut éventuellement se profiler la transition vers le soin n’est en fait que perversion et dévoiement de ce qui fut initié par l’idée et la pratique du réseau, la participation partenariale, autrement dit, selon l’heureuse formule de Lucien Bonnafé : « I’utilisation du potentiel thérapeutique du milieu », sachant que la rêverie technocratique ne vise en fait qu’à diminuer le pôle soignant du « médico-social ». Cependant, les nouvelles configurations sociales esquissées plus haut, dont la « ghettoïsation », et les acquis d’une politique de soins, déjà ancienne, aident à délimiter des questions cliniques quant à la survenue de pathologies atypiques, inédites, à base de troubles du comportement où la violence, l’impuisivité, les conduites d’échec, sur fond de dépression généralisée non reconnue. Par leur massification et leur extension, ces troubles tendent à se substituer aux entités classiques de la clinique. Il est probable que nous voyons se constituer des néo-psychopathies – au sens que la psychiatrie donne à ce terme – qui actualisent une souffrance à la source de défenses labiles et propres à alimenter le désarroi, l’opposition et la projection persécutrice, le tout pris dans le déni du soin. Pour aller à leur rencontre la psychiatrie, ainsi que son histoire en témoigne, devra se renouveler, forger d’autres modes d’approche d’analyse où le primat du relationnel – mais quel relationnel ? – ne sera pas monnayable ni négociable avec une quelconque politique de normalisation.

Pédopsychiatre Auteur de Psychiatries, l’utopie, le déclin, Ed. Eres. 1999.

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