Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
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entretien de Francis Jeanson par Thomas Lacoste
Imprimer l'articleDe la misère du social, de la perte de sens
Dans le dernier numéro du Passant Ordinaire(1) nous évoquions, dans un entretien avec le philosophe Francis Jeanson, les questions liées à la guerre. Aujourdhui, dans cette interview sur les relations entre société et psychiatrie, nous approchons une autre facette de cette personnalité aux multiples engagements, en abordant la question de la souffrance, de sa production, de son traitement, envisagée dun point de vue psychosocial et politique.
Le Passant : Comment le philosophe que vous êtes a croisé les chemins de la psychiatrie ?
Françis Jeanson : Ma rencontre avec la psychiatrie remonte à 1974. Javais fait la connaissance dun psychiatre qui ma sollicité pour venir dans son service voir ce qui sy passait et réagir à ma façon. A partir de là, je suis allé cinq jours par mois dans son service, à lhôpital St. Jean de Dieu à Lyon. Pendant mes trois premiers séjours là bas, jétais incapable de réagir, je ne me sentais même pas autorisé à le faire et lui me poussait toujours, me disait : « jattends que vous réagissiez, vous vous entretenez avec qui vous voulez, avec le personnel avec les malades, faites ce que vous voulez, je veux que vous réagissiez ». A la quatrième fois, il ma dit : « Voilà, nous avons un jeune de 19 ans, qui a fait une tentative de suicide. On nous la confié mais ça fait huit jours quil est là et il ne parle pas. La seule chose quil a dite en arrivant cest quil y avait des micros et des caméras dans sa chambre. Léquipe entière a cru quil était paranoïaque. Alors, sachant quil refusait de parler, je lai pris par le bras et on est allé faire un tour de parc. En marchant avec lui, jai parlé à la cantonade, en me plaignant de certaines difficultés, que je ne traversais pas réellement. Au bout dun moment, il ma dit, « Oh ! Mais, ça cest rien, cest rien », et il sest mis à mexpliquer pourquoi ce nétait rien, par rapport à ce quil avait vécu, lui. Jai compris quil était séquestré moralement par sa mère au point quil ne pouvait même pas voir le médecin quand il avait une bronchite. Cétait sa mère qui servait de médiatrice Et ça durait depuis trois ans. Alors, il nen pouvait plus Du coup, jai pu raconter tout cela à léquipe, et ça cest ensuite très bien passé, Jai vraiment découvert la psychiatrie de cette manière là. A la fin de lannée, on ma demandé une conférence, puis un séminaire. Puis on ma demandé de créer la zone Aquitaine dun institut, lINFIP, qui avait son siège à Lyon. A partir de lINFIP jai rassemblé une équipe pour la formation continue en psychiatrie. En 1984, on a créé la SOFOR, qui existe toujours. Jai fait un séminaire pendant 14 ans sur le thème : « psychiatrie, savoir et socialité ». On discutait beaucoup sur le caractère prétendument scientifique de la psychiatrie et puis sur son étrangeté, plus exactement sur létrangeté du social par rapport à la psychiatrie telle quelle était.
Pour entrer plus précisément dans notre dossier consacré à la misère du social, quelle lecture faites-vous aujourdhui des dérives multiples que connaissent les secteurs du social, dérives libérales avec lintroduction des thèses de rentabilité, du comportementalisme, etc., qui finalement balayent « lhéritage, dit français » et ses liens avec la psychanalyse qui, elle, se préoccupe davantage de lêtre souffrant que dun corpus de symptômes ?
Je crois quon ne peut situer ce qui ce passe en ce moment quen revenant très rapidement sur lhistoire de la sectorisation. A la fin de la 2e guerre mondiale, quelques psychiatres se sont mis au travail pour essayer dinventer une psychiatrie différente. Ils ont émis des propositions qui ont fini par passer la rampe au bout de quinze ans, puisque la première circulaire fondatrice du secteur, une simple circulaire, date du 15 mars 1960. Il a ensuite fallu au moins douze années pour avoir les premiers textes dapplication mais le secteur était lancé, avec ses avatars, assez inquiétants parfois. Il y a eu des lieux où la sectorisation sest réalisée très concrètement mais, dans lensemble, beaucoup de secteurs français sont restés un peu à lécart ou ont fait semblant de « faire du secteur ». En fait, le secteur est encore institutionnellement rattaché à lhôpital. On est encore dans un hospitalocentrisme, très dommageable malgré les efforts entrepris. Vous parliez des dérives et on a pu se rendre compte, par exemple, que dès 1980 il y avait des désirs profonds dans certains milieux bien placés de liquider la psychiatrie publique. En 81, la nouvelle donne électorale a entraîné une période, très courte, deuphorie, avec un ministre compétent, Ralite. Le rapport Demay a été, ensuite, une vraie bouffée doxygène pour la psychiatrie. Malheureusement, au bout de deux ans on nen parlait pratiquement plus, alors que la chose capitale quil proposait était la création détablissements publics de santé mentale, cest-à-dire que les secteurs soient institutionnellement responsables de leur propre économie et de leur propre fonctionnement. Cétait capital mais ça na pas été pris en compte, et lhôpital est resté le patron sur le plan administratif et sur le plan économique. On peut dire que les dérives se sont accentuées par la suite, puisque les équipes psychiatriques ont été obligées de tenir compte de considérations techniques et administratives de plus en plus contraignantes, et qui tenaient de moins en moins compte de la finalité soignante des équipes en question.
Comment expliquez-vous ces dérives ?
Cest un souci de rationalisation et de réduction des moyens. Déconomie au pire sens du terme. ça na pas cessé, et on oblige, par exemple, les équipes à des évaluations qui nont strictement plus aucun sens. Ce quil y a de plus caractéristique dans tout cela, cest la perte de sens. Il ny a plus de politique du secteur en France. Cest extrêmement dommageable au niveau du soin car les équipes arrivent à ne plus savoir à quoi elles jouent. Quand je parle de politique, cest au plan national, mais cest aussi justement parce que tout se défait sous la pression des formules prétendument soignantes venues des Etats-Unis, comportementalisme etc., le DSM IV2 étant le plus remarquable de tous. Mais ce nest pas quune responsabilité de lEtat, cest aussi une responsabilité des psychiatres. Un trop grand nombre de psychiatres, de médecins chefs de services et de secteurs, ont renoncé à dégager une ligne politique et, du coup, les infirmiers - ce sont ceux qui en souffrent le plus - ne savent plus ce quon attend deux, sinon une certaine capacité dobéir aux instructions, cest tout. Cest la majorité des cas, même si ce nest pas vrai partout. Bien entendu, tout ce quon voit surgir maintenant, à propos de la précarité, de lexclusion, etc., toutes les difficultés sociales, vient se surajouter au fait que la psychiatrie publique, elle-même, avait beaucoup de difficultés à intégrer le social. Jai assisté aux tentatives de certaines équipes daller « faire du secteur », mais le véritable enjeu était de faire sortir les malades de lhôpital pour des raisons économiques, pour supprimer autant de lits que possible. Les gens, très souvent de très bonne volonté, se rendaient compte des servitudes du milieu du malade lui-même, et, du coup, se mettaient à laccompagner partout, devenaient accompagnateurs au marché mais aussi bien plombiers, déménageurs, etc. ça a duré un certain temps et puis on les a vus rentrer à lhôpital en se demandant où était passée leur fonction soignante. De plus, la psychiatrie avait eu aussi beaucoup de difficultés, déjà, à intégrer la dimension psychique des gens. A tel point quil y a eu toute une époque où on se demandait pourquoi ça sappelait psychiatrie, puisque du psychique il nen était jamais question. La psychiatrie se rendait compte, en quelque sorte, quelle devait se préoccuper du sujet mais elle avait beaucoup de mal à le faire car la formation ne lavait pas tellement préparée à cela. Des services ont été sauvés un peu par lapparition de la dimension psychanalytique. Mais la psychanalyse présentait le problème du sujet de façon plus complexe que certains ne lavaient dabord conçu. Le sujet ça nétait pas le moi. Déjà ça, cétait difficile à avaler. Après on leur demande davaler le social et ils ny parviennent pas vraiment. Là-dessus intervient la débâcle sociale qui est encore plus redoutable. Quand ils en ont pris conscience, ils ont été complètement perturbés. On faisait quand même appel à eux parce que les travailleurs sociaux, débordés, appelaient les psychiatres au secours. Les psychiatres résistaient et disaient « ça nest pas notre problème, nous allons perdre le sens même de la psychiatrie », qui avait perdu déjà tout sens de toute façon. Cest maintenant, grâce, pourrais-je dire, à cette perturbation grave subie par les équipes psychiatriques, que peuvent commencer à se poser les vrais problèmes cest-à-dire les problèmes psychosociaux. Comment, dabord, commencer à soccuper vraiment des souffrances psychiques, avec qui, et selon quelle conception de cette souffrance ? Même si de nombreuses résistances existaient, au départ, disant que ce nétaient pas des pathologies sérieuses ou respectables, on doit bien constater que les gens ont besoin dêtre soutenus, et, cest vrai, ont lair de souffrir beaucoup. Des psychiatres ont même osé dire quentre les nouveaux venus, les exclus, les personnes en situation de précarité, les sans domicile fixe quils rencontraient et les psychotiques dont ils avaient lhabitude, ils ne voyaient plus très bien la différence ! Le problème, maintenant, est quils ont du mal à comprendre ou à admettre que ça remet en question leur conception même de la pathologie et quon ne peut pas parler dune réalité psychosociale comme on parlait dune réalité qui était censée nêtre que psychique. Et le nêtre que psychique na strictement aucun sens. Cest ce quils commencent à découvrir mais je crois quils nont pas tellement envie de prendre en compte cette réalité, sauf certains dentre eux qui ont compris pas mal de choses et qui sont au travail.
Vous qui intervenez en tant que philosophe dans cet univers, ne pensez-vous pas que la psychiatrie et lensemble des sciences humaines gagneraient à se rencontrer de façon plus intime, pour un enrichissement mutuel ? Ny a-t-il a pas à gagner du côté de cette transdisciplinarité ?
Cest, en fait, un problème philosophique. Il ne suffit pas de mettre ensemble des gens de compétences différentes pour que ça donne un résultat. Il faut vraiment que, parmi eux, quelquun exige une réflexion dialectique. Il faut dialectiser des perspectives qui sont trop habituées à fonctionner chacune de son côté. En gros, il y a deux perspectives, dun côté le psychique, et de lautre le social. Il faut quils aient quelque rapport à une réflexion totalisante, un rapport avec une totalité concrète quon ne reconstituera jamais en tant que telle. ça ne nécessite pas une connaissance de lhistoire de la philosophie, ça nécessite une certaine façon de poser les problèmes, de les mettre en dialectique, et cest ce qui manque le plus à notre culture. ça nexiste pas dans les enseignements officiels, et pourtant cest capital. La dialectisation au sens où je lentends, cest, par exemple, répondre à la question : « est-ce que la réalité politique se passe au niveau local ou au niveau mondial ? » par : « les deux ». Encore faut-il être capable de les mettre en dialectique et de savoir où est enraciné la dialectique ? Elle est forcément enracinée dans le local, elle dépend de ceux qui sont là, et puis, en même temps, elle se fait sur fond de monde. Il faut arriver à mettre en dialectique deux dimensions qui ne sont pas séparées dans la réalité mais qui sont séparées par la vertu des clivages institutionnels. Cest ça quil faut surmonter et on ne peut le surmonter quen montrant que chacun des éléments en présence dans une dialectique comporte quelque chose de lautre, est hanté par quelque chose de lautre, hanté par lautre. Cest un souci absolument fondamental et cest ce qui manque le plus. On pense en termes de social alors le psychique vient en plus. On parle en termes de psychique et le social vient après. Mais si on y réfléchit, ce nest pas pensable. La psychogenèse ça ne veut rien dire. Le psychisme commence à se constituer à partir du moment où le petit enfant entre dans le monde social ne fût-ce que par le passage dans la famille. La psychogenèse nest rien en soi, cest une psychosociogenèse qui est à prendre en compte. Le psychisme némerge que du bain social qui lui permet de se constituer, il tombe donc demblée sous le coup des difficultés de la société. Pour parler de la société actuelle, par exemple, une société qui porte plutôt à la dépression, qui est plutôt en difficulté, de telle sorte que ça ne peut pas ne pas se ressentir, et ce, dès lentrée en vie. Il met toute la vie à se constituer et nest jamais terminé. On saperçoit, quand on va plus loin dans les récits cliniques, quil faut remonter en amont du facteur déclenchant quon avait dabord désigné pour comprendre comment le psychisme a pu fonctionner de cette manière-là. Ce nest pas seulement le chômage ou ceci ou cela qui a fragilisé les gens psychiquement. Il y avait déjà un phénomène dépoque qui les fragilisait et si on ne tient pas compte de ça, on parle dautre chose.
Quand nous préparions ce numéro du PO, jai été frappé par les difficultés de plus en plus grandes chez les professionnels du milieu médico-social dexercer leur métier et surtout de répondre aux souffrances, à ces « néopathologies » comme les qualifie Yves Buin, qui se font jour dans notre société. Un membre de notre rédaction qui est directeur adjoint dans une institution spécialisée, parle « denfants comètes », psychiquement et socialement inaccessibles. Quelle lecture faites-vous de ce double phénomène ?
Il faut dire que les travailleurs sociaux sont depuis longtemps aux prises avec une difficulté profonde qui est : comment soccuper des gens en difficulté sans faire de lassistance et sans véhiculer des valeurs officielles ? Cest un problème quils nont jamais vraiment résolu et ça saggrave beaucoup maintenant, du fait quils se trouvent aux prises avec des souffrances auxquelles on ne peut plus répondre par les moyens habituels. Ils ont affaire à des souffrances qui ne sont plus des souffrances purement sociales, qui sont des souffrances psychosociales, et ils ont très souvent lidée que la psychiatrie peut les aider mais ne trouvent pas forcément de réponses de ce côté-là. Jai entendu souvent, ces dernières années, des assistantes sociales se plaindre : quand elles appelaient au secours, on ne les entendait pas, ou on les entendait sous une forme complètement aberrante qui était « oui daccord, très bien, je verrai cette personne dans, attendez dans trois semaines ! ». Je pense que la souffrance des travailleurs sociaux est considérable et quelle a pris une figure nouvelle. En effet, elle est de plus en plus irréductible à une souffrance purement sociale et il y a vraiment des souffrances psychiques aujourdhui qui ne peuvent pas être interprétées correctement autrement quen termes de souffrance sociale. Alors souffrance psychosociale, bien sûr, mais cest quelque chose qui nest pas encore accepté parce quon ne voit pas comment sen débrouiller. Il faut donc essayer de le penser, de le réfléchir entre professionnels des différents secteurs et tant que ça naura pas lieu, on nagera dans le vague avec tous les inconvénients que ça comporte. On a lair de faire les choses en concertation mais en réalité, on les fait pour rien parce quelles nont pas de sens. Et elles nont pas de sens parce quelles ne sont pas en rapport avec le sens même du trouble. ça va coûter très cher si on ne fait pas leffort de préparer des professionnels à rencontrer ces souffrances-là et de les y préparer conceptuellement, théoriquement en quelque sorte.
Et avez-vous des pistes pour amener les professionnels à ce point-là ?
Tant que la formation naura pas été modifiée dans le bon sens - et Dieu sait si, quand elle est modifiée, cest plutôt dans le mauvais sens, puisquon a cessé de former des infirmiers psychiatriques par exemple - je crois que les seules ressources ce sont les rencontres entre professionnels des deux secteurs. Mais ces rencontres peuvent très bien ne déboucher sur rien de signifiant si elles ne sont pas accompagnées dune réflexion. Cette réflexion fait défaut à nous tous, dans tous les domaines de la société, parce que nous ne savons pas dialectiser les différentes dimensions. Tant quon ny parvient pas, on rate la totalité, on rate une approche de la totalité. Si on ne met pas les choses en rapport à partir de prises de vue conscientes de leur partialité, cest peine perdue. On le voit dans ces fameuses réunions de synthèse où on aboutit à des résultats déprimants.
Alors, comment endiguer lincapacité des travailleurs sociaux à réagir à ces phénomènes alors quune grande partie dentre eux sont tout à fait conscients de létat actuel de leur secteur et des périls à venir ?. Comment expliquer quil ny a pas de réaction. Ce sont quand même souvent des gens engagés professionnellement, socialement, politiquement ?
Bien sur, mais il ne sont pas engagés les uns avec les autres. Je crois que telles que sont les choses en ce moment, on va droit dans le mur et ça peut coûter très cher. Dun coté, il y a cet espèce de ravage social que certains assimilent à une déchetterie et le terme nest pas trop fort, je crois, on fabrique des déchets humains, et puis il y a de lautre, une psychiatrie qui se cherche encore, ou même qui renonce à se chercher, qui est plus ou moins résignée à se laisser dériver vers dautres choses. Il y a lidée quon pourrait sauver la psychiatrie, son efficacité, en recourant à linscription des secteurs dans le système de lhôpital général. Cest, à mon sens, complètement hors de propos. A lheure actuelle une réaction suffisante pour stopper le dérapage global, celui à la fois du social et du psychiatrique, ne pourrait venir que des réelles potentialités humaines existant dans les deux ensembles. Il faut un sursaut des responsables locaux, que ce soient les agents sociaux ou que ce soient, par exemple, les psychiatres, qui ont un rôle évident, car la démarche globale dun secteur psychiatrique dépend entièrement de limpulsion donnée par un psychiatre. Il y a des ressources évidentes dans les unités. Il y a des infirmiers qui sont remarquables et qui ont le sentiment dailleurs de se battre pour rien, de résister vainement, mais ils résistent. Combien de temps résisteront-ils encore, je nen sais rien. On est en train dabattre le potentiel existant. Mais il existe encore, de la même manière que dans lensemble du pays il y a de la ressource, de la ressource citoyenne, même si officiellement on ne sait plus très bien de quoi il sagit. La question dépend donc du ressort subsistant dans les deux ensembles à la base et dépend aussi, au même titre, dune reprise de sens au niveau dune politisation par lEtat. Si nous avons encore un Etat, je ne sais pas très bien dans certains cas à quoi il sert, mais là, oui, il pourrait avoir une efficacité qui serait capitale et cest dune extrême urgence.
Cette base consciente dont on parle ne pourrait-elle pas influencer létat par des actions, des mouvements collectifs quon ne voit pas fleurir alors que lurgence est évidente ?
Je rêve depuis quelques années dun petit groupe de psychiatres qui se mettraient en marche pour faire appel à leurs confrères et à tous les personnels psychiatriques sur la base de ce que jappelle une plate forme. Mais cest deux que ça dépend. On ne peut pas la rédiger à leur place. Quelques uns sont très conscients de ça, mais je pense quaucun deux nest prêt à se risquer parce que lidée cest quon est dans un univers de compétitivité inouïe, pour rien dailleurs, où chacun redoute que les autres ne pensent quil veut se mettre en bonne position. Alors quen réalité, ceux qui se lanceraient dans cette aventure, parce que cen serait une, courraient plus de risques quils nauraient de bénéfices. Mais ce serait la chose à faire, il ny a aucun doute, et ça doit être vrai du côté du social aussi. Il faut bien que des gens complètement immergés dans cette réalité, qui disposent en même temps dune certaine audience, se mettent au travail pour faire savoir quil y a des exigences essentielles qui doivent être mises en avant et qui doivent guider les gens qui cherchent encore à donner du sens à leur travail. Des exigences essentielles qui peuvent être certainement, dans chacun des deux ensembles, exprimées de façon relativement brève et percutante.
On a manifestement limpression que notre société est bien malade. Elle crée de nouvelles souffrances, cachées pour certaines (prisons, hôpitaux psychiatriques ) banalisées pour la plupart, et nous avons limpression que ça nous dédouane, individuellement, que nous navons plus à nous confronter à ces questions de la dérive, de la folie, de la peur. Pourtant elles demeurent. On a tous à voir avec la mort. Lindividu ne se pose plus ces questions-là puisquil y a tous ces jeux de passe-passe, où lon banalise et lon cache, simultanément.
Mais le pire de ces jeux de passe-passe cest de nous habituer à penser quil y a nécessairement une partie de la population qui est exclue, et que cest une catégorie comme une autre. Les chômeurs, ça fait longtemps quon accepte ça. Aujourdhui, on est content parce quil y en a moins mais il y a autant de gens dans la précarité, y compris des gens qui travaillent, parfois. Ce qui me frappe, cest quon puisse accepter à ce point quil y ait des exclus et avoir le sentiment de ne pas en faire partie. Comment peut-on imaginer quune société continue de fabriquer des inclus quand elle fabrique des exclus à ce point. Inclus, ça veut dire inclus dans quoi ? Inclus dans une absence de société réelle. Mais du coup, on est soi même exclu. ça ne peut pas se penser autrement. Alors la question est de savoir comment nous, qui voyons ces choses là, nous pouvons envisager une tentative de reprise en main de la situation. Et on retombe dans le problème de la dialectisation. Nous ne pouvons rien sur la mondialisation elle-même, ce nest pas une cible. Le malheur dans la période actuelle, cest que les gens qui voudraient se battre ne savent plus à qui sen prendre. Il faut donc quon arrive à penser lutilité dune action locale, qui est la seule que nous puissions mener réellement, sauf à participer à de grandes mouvances comme Seattle ou dautres. En attendant, il nous faut retrouver, de proche en proche, des prises sur la réalité, à partir des prises dont nous pouvons déjà nous assurer. Cest à partir de ce que nous pouvons tenter de faire localement que, peu à peu, nous pourrons essayer de retrouver des courroies de transmissions, en quelque sorte, alors que nous avions lhabitude de compter sur des courroies de transmission qui fonctionnaient en sens inverse. Nous savons maintenant que nos gouvernants ne peuvent pas faire ce quils disent. Il faut donc retrouver les capacités citoyennes à un niveau suffisant pour que puissent se reconstituer des pouvoirs réels. Notre problème est essentiellement politique. Il ny en a pas dautre. Des ressources, il en existe déjà. Mais elles nont pas encore pris forme globalement. Dans notre propre société il y a des îlots admirables de réalisation et de conception ; il y a des gens qui inventent des formules qui nexistaient pas avant et qui tiennent compte des réalités présentes. Mais ces îlots ne se rejoignent pas encore suffisamment pour constituer une force politique réelle. Et cest pourtant de ça quil sagit essentiellement, cest à ça quil faut arriver.
Jai limpression que le milieu soignant aujourdhui se refuse catégoriquement à voir une dimension politique à sa pratique et que, pour revenir à ce que nous disions, on se refuse à voir lintérêt politique de lautonomisation de lindividu, on se refuse à voir limportance de lautonomisation collective.
Oui mais cest à double sens. Il faut avoir une certaine idée de ce que peut être une autonomie collective et en même temps il faut vouloir que chaque personne à laquelle on sadresse soit potentiellement un sujet et un citoyen en même temps. Dailleurs on ne voit pas très bien ce que serait un sujet qui ne parviendrait pas à être citoyen et linverse. Il y a bien des gens sans doute qui en sont convaincus et qui comprennent bien de quoi il sagit. Mais il y a ce phénomène de dépression globale qui pèse sur bon nombre dentre eux et les pousse à une espèce de résignation. Je crois quon a beaucoup commencé à baisser les bras dans notre société, et pas seulement dans la nôtre, et cest grave. La résignation me semble être à lordre du jour. Je constate toujours un manque dindignation. On ne sindigne plus, comme sil était par avance évident quon ny pourra rien. De plus, il nest en effet pas facile, comme ça a pu lêtre il ny a pas si longtemps, de mobiliser des gens sur quelque chose dimportant, qui puisse en même temps être lobjet dune lutte réelle. Le danger est global, il nous enveloppe et lidée quon ne peut rien contre lui fait son chemin. Cest lenvers sinistre de ce quon appelle par ailleurs la pensée unique. Cest un phénomène de dépression collective, il ny a aucun doute.
Mais partout où il y a des gens qui veulent résister, il faut travailler avec eux, là où lon est, dans les limites où lon a des prises réelles. Cest capital et ça peut très bien fonctionner. Cest à ce niveau quil faut travailler et créer, si possible, des relations entre ces différents foyers, porteurs dexigences parfois en apparence très différentes les unes des autres, mais avec, au fond, toujours cette exigence commune, celle de redonner du sens à ce quon fait. Et de le faire en sadressant à des sujets, bien sûr, en fonction de leur potentialité citoyenne. La fonction-sujet nétant dailleurs elle-même que la difficile mise en uvre dun potentiel psychosocial.
Le Passant : Comment le philosophe que vous êtes a croisé les chemins de la psychiatrie ?
Françis Jeanson : Ma rencontre avec la psychiatrie remonte à 1974. Javais fait la connaissance dun psychiatre qui ma sollicité pour venir dans son service voir ce qui sy passait et réagir à ma façon. A partir de là, je suis allé cinq jours par mois dans son service, à lhôpital St. Jean de Dieu à Lyon. Pendant mes trois premiers séjours là bas, jétais incapable de réagir, je ne me sentais même pas autorisé à le faire et lui me poussait toujours, me disait : « jattends que vous réagissiez, vous vous entretenez avec qui vous voulez, avec le personnel avec les malades, faites ce que vous voulez, je veux que vous réagissiez ». A la quatrième fois, il ma dit : « Voilà, nous avons un jeune de 19 ans, qui a fait une tentative de suicide. On nous la confié mais ça fait huit jours quil est là et il ne parle pas. La seule chose quil a dite en arrivant cest quil y avait des micros et des caméras dans sa chambre. Léquipe entière a cru quil était paranoïaque. Alors, sachant quil refusait de parler, je lai pris par le bras et on est allé faire un tour de parc. En marchant avec lui, jai parlé à la cantonade, en me plaignant de certaines difficultés, que je ne traversais pas réellement. Au bout dun moment, il ma dit, « Oh ! Mais, ça cest rien, cest rien », et il sest mis à mexpliquer pourquoi ce nétait rien, par rapport à ce quil avait vécu, lui. Jai compris quil était séquestré moralement par sa mère au point quil ne pouvait même pas voir le médecin quand il avait une bronchite. Cétait sa mère qui servait de médiatrice Et ça durait depuis trois ans. Alors, il nen pouvait plus Du coup, jai pu raconter tout cela à léquipe, et ça cest ensuite très bien passé, Jai vraiment découvert la psychiatrie de cette manière là. A la fin de lannée, on ma demandé une conférence, puis un séminaire. Puis on ma demandé de créer la zone Aquitaine dun institut, lINFIP, qui avait son siège à Lyon. A partir de lINFIP jai rassemblé une équipe pour la formation continue en psychiatrie. En 1984, on a créé la SOFOR, qui existe toujours. Jai fait un séminaire pendant 14 ans sur le thème : « psychiatrie, savoir et socialité ». On discutait beaucoup sur le caractère prétendument scientifique de la psychiatrie et puis sur son étrangeté, plus exactement sur létrangeté du social par rapport à la psychiatrie telle quelle était.
Pour entrer plus précisément dans notre dossier consacré à la misère du social, quelle lecture faites-vous aujourdhui des dérives multiples que connaissent les secteurs du social, dérives libérales avec lintroduction des thèses de rentabilité, du comportementalisme, etc., qui finalement balayent « lhéritage, dit français » et ses liens avec la psychanalyse qui, elle, se préoccupe davantage de lêtre souffrant que dun corpus de symptômes ?
Je crois quon ne peut situer ce qui ce passe en ce moment quen revenant très rapidement sur lhistoire de la sectorisation. A la fin de la 2e guerre mondiale, quelques psychiatres se sont mis au travail pour essayer dinventer une psychiatrie différente. Ils ont émis des propositions qui ont fini par passer la rampe au bout de quinze ans, puisque la première circulaire fondatrice du secteur, une simple circulaire, date du 15 mars 1960. Il a ensuite fallu au moins douze années pour avoir les premiers textes dapplication mais le secteur était lancé, avec ses avatars, assez inquiétants parfois. Il y a eu des lieux où la sectorisation sest réalisée très concrètement mais, dans lensemble, beaucoup de secteurs français sont restés un peu à lécart ou ont fait semblant de « faire du secteur ». En fait, le secteur est encore institutionnellement rattaché à lhôpital. On est encore dans un hospitalocentrisme, très dommageable malgré les efforts entrepris. Vous parliez des dérives et on a pu se rendre compte, par exemple, que dès 1980 il y avait des désirs profonds dans certains milieux bien placés de liquider la psychiatrie publique. En 81, la nouvelle donne électorale a entraîné une période, très courte, deuphorie, avec un ministre compétent, Ralite. Le rapport Demay a été, ensuite, une vraie bouffée doxygène pour la psychiatrie. Malheureusement, au bout de deux ans on nen parlait pratiquement plus, alors que la chose capitale quil proposait était la création détablissements publics de santé mentale, cest-à-dire que les secteurs soient institutionnellement responsables de leur propre économie et de leur propre fonctionnement. Cétait capital mais ça na pas été pris en compte, et lhôpital est resté le patron sur le plan administratif et sur le plan économique. On peut dire que les dérives se sont accentuées par la suite, puisque les équipes psychiatriques ont été obligées de tenir compte de considérations techniques et administratives de plus en plus contraignantes, et qui tenaient de moins en moins compte de la finalité soignante des équipes en question.
Comment expliquez-vous ces dérives ?
Cest un souci de rationalisation et de réduction des moyens. Déconomie au pire sens du terme. ça na pas cessé, et on oblige, par exemple, les équipes à des évaluations qui nont strictement plus aucun sens. Ce quil y a de plus caractéristique dans tout cela, cest la perte de sens. Il ny a plus de politique du secteur en France. Cest extrêmement dommageable au niveau du soin car les équipes arrivent à ne plus savoir à quoi elles jouent. Quand je parle de politique, cest au plan national, mais cest aussi justement parce que tout se défait sous la pression des formules prétendument soignantes venues des Etats-Unis, comportementalisme etc., le DSM IV2 étant le plus remarquable de tous. Mais ce nest pas quune responsabilité de lEtat, cest aussi une responsabilité des psychiatres. Un trop grand nombre de psychiatres, de médecins chefs de services et de secteurs, ont renoncé à dégager une ligne politique et, du coup, les infirmiers - ce sont ceux qui en souffrent le plus - ne savent plus ce quon attend deux, sinon une certaine capacité dobéir aux instructions, cest tout. Cest la majorité des cas, même si ce nest pas vrai partout. Bien entendu, tout ce quon voit surgir maintenant, à propos de la précarité, de lexclusion, etc., toutes les difficultés sociales, vient se surajouter au fait que la psychiatrie publique, elle-même, avait beaucoup de difficultés à intégrer le social. Jai assisté aux tentatives de certaines équipes daller « faire du secteur », mais le véritable enjeu était de faire sortir les malades de lhôpital pour des raisons économiques, pour supprimer autant de lits que possible. Les gens, très souvent de très bonne volonté, se rendaient compte des servitudes du milieu du malade lui-même, et, du coup, se mettaient à laccompagner partout, devenaient accompagnateurs au marché mais aussi bien plombiers, déménageurs, etc. ça a duré un certain temps et puis on les a vus rentrer à lhôpital en se demandant où était passée leur fonction soignante. De plus, la psychiatrie avait eu aussi beaucoup de difficultés, déjà, à intégrer la dimension psychique des gens. A tel point quil y a eu toute une époque où on se demandait pourquoi ça sappelait psychiatrie, puisque du psychique il nen était jamais question. La psychiatrie se rendait compte, en quelque sorte, quelle devait se préoccuper du sujet mais elle avait beaucoup de mal à le faire car la formation ne lavait pas tellement préparée à cela. Des services ont été sauvés un peu par lapparition de la dimension psychanalytique. Mais la psychanalyse présentait le problème du sujet de façon plus complexe que certains ne lavaient dabord conçu. Le sujet ça nétait pas le moi. Déjà ça, cétait difficile à avaler. Après on leur demande davaler le social et ils ny parviennent pas vraiment. Là-dessus intervient la débâcle sociale qui est encore plus redoutable. Quand ils en ont pris conscience, ils ont été complètement perturbés. On faisait quand même appel à eux parce que les travailleurs sociaux, débordés, appelaient les psychiatres au secours. Les psychiatres résistaient et disaient « ça nest pas notre problème, nous allons perdre le sens même de la psychiatrie », qui avait perdu déjà tout sens de toute façon. Cest maintenant, grâce, pourrais-je dire, à cette perturbation grave subie par les équipes psychiatriques, que peuvent commencer à se poser les vrais problèmes cest-à-dire les problèmes psychosociaux. Comment, dabord, commencer à soccuper vraiment des souffrances psychiques, avec qui, et selon quelle conception de cette souffrance ? Même si de nombreuses résistances existaient, au départ, disant que ce nétaient pas des pathologies sérieuses ou respectables, on doit bien constater que les gens ont besoin dêtre soutenus, et, cest vrai, ont lair de souffrir beaucoup. Des psychiatres ont même osé dire quentre les nouveaux venus, les exclus, les personnes en situation de précarité, les sans domicile fixe quils rencontraient et les psychotiques dont ils avaient lhabitude, ils ne voyaient plus très bien la différence ! Le problème, maintenant, est quils ont du mal à comprendre ou à admettre que ça remet en question leur conception même de la pathologie et quon ne peut pas parler dune réalité psychosociale comme on parlait dune réalité qui était censée nêtre que psychique. Et le nêtre que psychique na strictement aucun sens. Cest ce quils commencent à découvrir mais je crois quils nont pas tellement envie de prendre en compte cette réalité, sauf certains dentre eux qui ont compris pas mal de choses et qui sont au travail.
Vous qui intervenez en tant que philosophe dans cet univers, ne pensez-vous pas que la psychiatrie et lensemble des sciences humaines gagneraient à se rencontrer de façon plus intime, pour un enrichissement mutuel ? Ny a-t-il a pas à gagner du côté de cette transdisciplinarité ?
Cest, en fait, un problème philosophique. Il ne suffit pas de mettre ensemble des gens de compétences différentes pour que ça donne un résultat. Il faut vraiment que, parmi eux, quelquun exige une réflexion dialectique. Il faut dialectiser des perspectives qui sont trop habituées à fonctionner chacune de son côté. En gros, il y a deux perspectives, dun côté le psychique, et de lautre le social. Il faut quils aient quelque rapport à une réflexion totalisante, un rapport avec une totalité concrète quon ne reconstituera jamais en tant que telle. ça ne nécessite pas une connaissance de lhistoire de la philosophie, ça nécessite une certaine façon de poser les problèmes, de les mettre en dialectique, et cest ce qui manque le plus à notre culture. ça nexiste pas dans les enseignements officiels, et pourtant cest capital. La dialectisation au sens où je lentends, cest, par exemple, répondre à la question : « est-ce que la réalité politique se passe au niveau local ou au niveau mondial ? » par : « les deux ». Encore faut-il être capable de les mettre en dialectique et de savoir où est enraciné la dialectique ? Elle est forcément enracinée dans le local, elle dépend de ceux qui sont là, et puis, en même temps, elle se fait sur fond de monde. Il faut arriver à mettre en dialectique deux dimensions qui ne sont pas séparées dans la réalité mais qui sont séparées par la vertu des clivages institutionnels. Cest ça quil faut surmonter et on ne peut le surmonter quen montrant que chacun des éléments en présence dans une dialectique comporte quelque chose de lautre, est hanté par quelque chose de lautre, hanté par lautre. Cest un souci absolument fondamental et cest ce qui manque le plus. On pense en termes de social alors le psychique vient en plus. On parle en termes de psychique et le social vient après. Mais si on y réfléchit, ce nest pas pensable. La psychogenèse ça ne veut rien dire. Le psychisme commence à se constituer à partir du moment où le petit enfant entre dans le monde social ne fût-ce que par le passage dans la famille. La psychogenèse nest rien en soi, cest une psychosociogenèse qui est à prendre en compte. Le psychisme némerge que du bain social qui lui permet de se constituer, il tombe donc demblée sous le coup des difficultés de la société. Pour parler de la société actuelle, par exemple, une société qui porte plutôt à la dépression, qui est plutôt en difficulté, de telle sorte que ça ne peut pas ne pas se ressentir, et ce, dès lentrée en vie. Il met toute la vie à se constituer et nest jamais terminé. On saperçoit, quand on va plus loin dans les récits cliniques, quil faut remonter en amont du facteur déclenchant quon avait dabord désigné pour comprendre comment le psychisme a pu fonctionner de cette manière-là. Ce nest pas seulement le chômage ou ceci ou cela qui a fragilisé les gens psychiquement. Il y avait déjà un phénomène dépoque qui les fragilisait et si on ne tient pas compte de ça, on parle dautre chose.
Quand nous préparions ce numéro du PO, jai été frappé par les difficultés de plus en plus grandes chez les professionnels du milieu médico-social dexercer leur métier et surtout de répondre aux souffrances, à ces « néopathologies » comme les qualifie Yves Buin, qui se font jour dans notre société. Un membre de notre rédaction qui est directeur adjoint dans une institution spécialisée, parle « denfants comètes », psychiquement et socialement inaccessibles. Quelle lecture faites-vous de ce double phénomène ?
Il faut dire que les travailleurs sociaux sont depuis longtemps aux prises avec une difficulté profonde qui est : comment soccuper des gens en difficulté sans faire de lassistance et sans véhiculer des valeurs officielles ? Cest un problème quils nont jamais vraiment résolu et ça saggrave beaucoup maintenant, du fait quils se trouvent aux prises avec des souffrances auxquelles on ne peut plus répondre par les moyens habituels. Ils ont affaire à des souffrances qui ne sont plus des souffrances purement sociales, qui sont des souffrances psychosociales, et ils ont très souvent lidée que la psychiatrie peut les aider mais ne trouvent pas forcément de réponses de ce côté-là. Jai entendu souvent, ces dernières années, des assistantes sociales se plaindre : quand elles appelaient au secours, on ne les entendait pas, ou on les entendait sous une forme complètement aberrante qui était « oui daccord, très bien, je verrai cette personne dans, attendez dans trois semaines ! ». Je pense que la souffrance des travailleurs sociaux est considérable et quelle a pris une figure nouvelle. En effet, elle est de plus en plus irréductible à une souffrance purement sociale et il y a vraiment des souffrances psychiques aujourdhui qui ne peuvent pas être interprétées correctement autrement quen termes de souffrance sociale. Alors souffrance psychosociale, bien sûr, mais cest quelque chose qui nest pas encore accepté parce quon ne voit pas comment sen débrouiller. Il faut donc essayer de le penser, de le réfléchir entre professionnels des différents secteurs et tant que ça naura pas lieu, on nagera dans le vague avec tous les inconvénients que ça comporte. On a lair de faire les choses en concertation mais en réalité, on les fait pour rien parce quelles nont pas de sens. Et elles nont pas de sens parce quelles ne sont pas en rapport avec le sens même du trouble. ça va coûter très cher si on ne fait pas leffort de préparer des professionnels à rencontrer ces souffrances-là et de les y préparer conceptuellement, théoriquement en quelque sorte.
Et avez-vous des pistes pour amener les professionnels à ce point-là ?
Tant que la formation naura pas été modifiée dans le bon sens - et Dieu sait si, quand elle est modifiée, cest plutôt dans le mauvais sens, puisquon a cessé de former des infirmiers psychiatriques par exemple - je crois que les seules ressources ce sont les rencontres entre professionnels des deux secteurs. Mais ces rencontres peuvent très bien ne déboucher sur rien de signifiant si elles ne sont pas accompagnées dune réflexion. Cette réflexion fait défaut à nous tous, dans tous les domaines de la société, parce que nous ne savons pas dialectiser les différentes dimensions. Tant quon ny parvient pas, on rate la totalité, on rate une approche de la totalité. Si on ne met pas les choses en rapport à partir de prises de vue conscientes de leur partialité, cest peine perdue. On le voit dans ces fameuses réunions de synthèse où on aboutit à des résultats déprimants.
Alors, comment endiguer lincapacité des travailleurs sociaux à réagir à ces phénomènes alors quune grande partie dentre eux sont tout à fait conscients de létat actuel de leur secteur et des périls à venir ?. Comment expliquer quil ny a pas de réaction. Ce sont quand même souvent des gens engagés professionnellement, socialement, politiquement ?
Bien sur, mais il ne sont pas engagés les uns avec les autres. Je crois que telles que sont les choses en ce moment, on va droit dans le mur et ça peut coûter très cher. Dun coté, il y a cet espèce de ravage social que certains assimilent à une déchetterie et le terme nest pas trop fort, je crois, on fabrique des déchets humains, et puis il y a de lautre, une psychiatrie qui se cherche encore, ou même qui renonce à se chercher, qui est plus ou moins résignée à se laisser dériver vers dautres choses. Il y a lidée quon pourrait sauver la psychiatrie, son efficacité, en recourant à linscription des secteurs dans le système de lhôpital général. Cest, à mon sens, complètement hors de propos. A lheure actuelle une réaction suffisante pour stopper le dérapage global, celui à la fois du social et du psychiatrique, ne pourrait venir que des réelles potentialités humaines existant dans les deux ensembles. Il faut un sursaut des responsables locaux, que ce soient les agents sociaux ou que ce soient, par exemple, les psychiatres, qui ont un rôle évident, car la démarche globale dun secteur psychiatrique dépend entièrement de limpulsion donnée par un psychiatre. Il y a des ressources évidentes dans les unités. Il y a des infirmiers qui sont remarquables et qui ont le sentiment dailleurs de se battre pour rien, de résister vainement, mais ils résistent. Combien de temps résisteront-ils encore, je nen sais rien. On est en train dabattre le potentiel existant. Mais il existe encore, de la même manière que dans lensemble du pays il y a de la ressource, de la ressource citoyenne, même si officiellement on ne sait plus très bien de quoi il sagit. La question dépend donc du ressort subsistant dans les deux ensembles à la base et dépend aussi, au même titre, dune reprise de sens au niveau dune politisation par lEtat. Si nous avons encore un Etat, je ne sais pas très bien dans certains cas à quoi il sert, mais là, oui, il pourrait avoir une efficacité qui serait capitale et cest dune extrême urgence.
Cette base consciente dont on parle ne pourrait-elle pas influencer létat par des actions, des mouvements collectifs quon ne voit pas fleurir alors que lurgence est évidente ?
Je rêve depuis quelques années dun petit groupe de psychiatres qui se mettraient en marche pour faire appel à leurs confrères et à tous les personnels psychiatriques sur la base de ce que jappelle une plate forme. Mais cest deux que ça dépend. On ne peut pas la rédiger à leur place. Quelques uns sont très conscients de ça, mais je pense quaucun deux nest prêt à se risquer parce que lidée cest quon est dans un univers de compétitivité inouïe, pour rien dailleurs, où chacun redoute que les autres ne pensent quil veut se mettre en bonne position. Alors quen réalité, ceux qui se lanceraient dans cette aventure, parce que cen serait une, courraient plus de risques quils nauraient de bénéfices. Mais ce serait la chose à faire, il ny a aucun doute, et ça doit être vrai du côté du social aussi. Il faut bien que des gens complètement immergés dans cette réalité, qui disposent en même temps dune certaine audience, se mettent au travail pour faire savoir quil y a des exigences essentielles qui doivent être mises en avant et qui doivent guider les gens qui cherchent encore à donner du sens à leur travail. Des exigences essentielles qui peuvent être certainement, dans chacun des deux ensembles, exprimées de façon relativement brève et percutante.
On a manifestement limpression que notre société est bien malade. Elle crée de nouvelles souffrances, cachées pour certaines (prisons, hôpitaux psychiatriques ) banalisées pour la plupart, et nous avons limpression que ça nous dédouane, individuellement, que nous navons plus à nous confronter à ces questions de la dérive, de la folie, de la peur. Pourtant elles demeurent. On a tous à voir avec la mort. Lindividu ne se pose plus ces questions-là puisquil y a tous ces jeux de passe-passe, où lon banalise et lon cache, simultanément.
Mais le pire de ces jeux de passe-passe cest de nous habituer à penser quil y a nécessairement une partie de la population qui est exclue, et que cest une catégorie comme une autre. Les chômeurs, ça fait longtemps quon accepte ça. Aujourdhui, on est content parce quil y en a moins mais il y a autant de gens dans la précarité, y compris des gens qui travaillent, parfois. Ce qui me frappe, cest quon puisse accepter à ce point quil y ait des exclus et avoir le sentiment de ne pas en faire partie. Comment peut-on imaginer quune société continue de fabriquer des inclus quand elle fabrique des exclus à ce point. Inclus, ça veut dire inclus dans quoi ? Inclus dans une absence de société réelle. Mais du coup, on est soi même exclu. ça ne peut pas se penser autrement. Alors la question est de savoir comment nous, qui voyons ces choses là, nous pouvons envisager une tentative de reprise en main de la situation. Et on retombe dans le problème de la dialectisation. Nous ne pouvons rien sur la mondialisation elle-même, ce nest pas une cible. Le malheur dans la période actuelle, cest que les gens qui voudraient se battre ne savent plus à qui sen prendre. Il faut donc quon arrive à penser lutilité dune action locale, qui est la seule que nous puissions mener réellement, sauf à participer à de grandes mouvances comme Seattle ou dautres. En attendant, il nous faut retrouver, de proche en proche, des prises sur la réalité, à partir des prises dont nous pouvons déjà nous assurer. Cest à partir de ce que nous pouvons tenter de faire localement que, peu à peu, nous pourrons essayer de retrouver des courroies de transmissions, en quelque sorte, alors que nous avions lhabitude de compter sur des courroies de transmission qui fonctionnaient en sens inverse. Nous savons maintenant que nos gouvernants ne peuvent pas faire ce quils disent. Il faut donc retrouver les capacités citoyennes à un niveau suffisant pour que puissent se reconstituer des pouvoirs réels. Notre problème est essentiellement politique. Il ny en a pas dautre. Des ressources, il en existe déjà. Mais elles nont pas encore pris forme globalement. Dans notre propre société il y a des îlots admirables de réalisation et de conception ; il y a des gens qui inventent des formules qui nexistaient pas avant et qui tiennent compte des réalités présentes. Mais ces îlots ne se rejoignent pas encore suffisamment pour constituer une force politique réelle. Et cest pourtant de ça quil sagit essentiellement, cest à ça quil faut arriver.
Jai limpression que le milieu soignant aujourdhui se refuse catégoriquement à voir une dimension politique à sa pratique et que, pour revenir à ce que nous disions, on se refuse à voir lintérêt politique de lautonomisation de lindividu, on se refuse à voir limportance de lautonomisation collective.
Oui mais cest à double sens. Il faut avoir une certaine idée de ce que peut être une autonomie collective et en même temps il faut vouloir que chaque personne à laquelle on sadresse soit potentiellement un sujet et un citoyen en même temps. Dailleurs on ne voit pas très bien ce que serait un sujet qui ne parviendrait pas à être citoyen et linverse. Il y a bien des gens sans doute qui en sont convaincus et qui comprennent bien de quoi il sagit. Mais il y a ce phénomène de dépression globale qui pèse sur bon nombre dentre eux et les pousse à une espèce de résignation. Je crois quon a beaucoup commencé à baisser les bras dans notre société, et pas seulement dans la nôtre, et cest grave. La résignation me semble être à lordre du jour. Je constate toujours un manque dindignation. On ne sindigne plus, comme sil était par avance évident quon ny pourra rien. De plus, il nest en effet pas facile, comme ça a pu lêtre il ny a pas si longtemps, de mobiliser des gens sur quelque chose dimportant, qui puisse en même temps être lobjet dune lutte réelle. Le danger est global, il nous enveloppe et lidée quon ne peut rien contre lui fait son chemin. Cest lenvers sinistre de ce quon appelle par ailleurs la pensée unique. Cest un phénomène de dépression collective, il ny a aucun doute.
Mais partout où il y a des gens qui veulent résister, il faut travailler avec eux, là où lon est, dans les limites où lon a des prises réelles. Cest capital et ça peut très bien fonctionner. Cest à ce niveau quil faut travailler et créer, si possible, des relations entre ces différents foyers, porteurs dexigences parfois en apparence très différentes les unes des autres, mais avec, au fond, toujours cette exigence commune, celle de redonner du sens à ce quon fait. Et de le faire en sadressant à des sujets, bien sûr, en fonction de leur potentialité citoyenne. La fonction-sujet nétant dailleurs elle-même que la difficile mise en uvre dun potentiel psychosocial.
Philosophe, il est lauteur entre autres de Laction culturelle dans la cité, Eloge de la Psychiatrie, La psychiatrie au tournant.
(1) Guerres morales ?, par Francis Jeanson, interview réalisé par Thomas Lacoste et Hervé Le Corre in Le Passant Ordinaire n°33 février/mars 2001.
(2) 4e version des Données de Symptomatologie Mentale.
(1) Guerres morales ?, par Francis Jeanson, interview réalisé par Thomas Lacoste et Hervé Le Corre in Le Passant Ordinaire n°33 février/mars 2001.
(2) 4e version des Données de Symptomatologie Mentale.
Thomas Lacoste