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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
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675 fois sa taille, à l’infini.




1

18 Février 1941

Un télégramme sur le bureau du Préfet des Landes.

Copie à Félix-Florian Darbat, Médecin-directeur asile psychiatrique Sainte-Anne, Mont-de-Marsan :

ordre de réquisition sous quinzaine

Occupation Asile Sainte-Anne par Wehrmacht à compter 1er mars 1941 – Evacuer malades – Libérer totalité bâtiments – Garder malades-travailleurs valides – Mission d’inspection sur place dès demain.

Colonel Karl-Heinz Drumchster – Komandantur IVe région militaire – Bordeaux.

« Sur place dès demain » était une expression très correcte, employée à bon escient. Le Préfet, en souriant, se demande qui peut si bien traduire en français les ordres allemands.



2

Claude a calculé.

De l’entrée (lourdes grilles vertes forgées, feuilles d’acanthe) à l’atelier, au fond du parc, il y avait 1250 mètres. Divisés par 1,85 m, égale donc 675,675675675675675675675675 675675675675675675… fois sa taille, à l’infini.

de cette façon, Claude sait maintenant avec certitude que l’asile pour malades mentaux ne peut le contenir en entier.

Il restera toujours de lui une fraction d’éternité qui leur échappera.



3

Il est enfermé là depuis le 6 mars 1932.

Au calendrier mural du réfectoire, que le surveillant met à jour en prenant son service, Claude lit ce matin : 18 Février 1941. Soit 3 611 journées écoulées depuis que le maire de Soustons avait signé son hospitalisation d’office.

Deux heures avant d’être arrêté, le 6 mars 1932, il lui avait suffi de quelques mouvements de hache pour décapiter père et mère. Décapiter, c’est ce que les gendarmes avaient dit. Lui prétendait qu’il les avait raccourcis.



4

Parce qu’ils prenaient trop de place. Leur tête était en trop au-dessus d’eux, au-dessus de lui. Il expliquait ça très bien dans son premier cahier d’exil : « (…) quiconque prétendra que j’ai un jour tué mes parents est un fabulateur, dont le but évident est de chercher à me nuire. Je n’ai fait que me défendre. Ils enflaient. Je les retrouvais chaque jour plus … (ici un mot illisible, même pour lui ). Je respire simplement mieux. Je déclare ici que j’aime le monde et toutes les choses du monde. »

Il avait rédigé son premier cahier dès qu’ils l’avaient (très vite) détaché.



5

Le ministère du Ravitaillement a rationné depuis le 2 août 1940 le pain, les pâtes, le sucre. Puis le beurre, le fromage, la viande, le café, la charcuterie, les œufs, l’huile.

L’asile, au début, souffre un peu moins du manque. La ferme a des vaches, des porcs, un poulailler, des champs, un verger.

Puis, très vite, les ordres de réquisition, les caves vidées, la faim dans les grands dortoirs.

En 1939, il meurt soixante-trois personnes sur mille dans les asiles d’aliénés. Deux ans plus tard, il en meurt trois fois plus.

Darbat se demande qui restera encore pour compter les survivants.



6

Le brouillard froid annonce la fin de la courte après-midi de février. Les pavillons s’enfoncent dans la nuit. Autour de la grande allée, les tilleuls immobiles veillent dans l’ombre. Au-dessus des toits, la fumée joue déjà avec le ciel vide. Le brouillard monte toujours du sol, pense Sheyam, le médecin-assistant, engoncé dans la pèlerine de laine bleue que lui ont prêtée les surveillants. Et chaque soir d’hiver, la terre étouffe dans la brume les cris des grands bâtiments de brique rouge.

La porte du pavillon II s’ouvre. Deux capes sombres dans le brouillard, à peine réelles, s’évanouissent déjà vers le dépositoire.

C’est l’heure où les infirmiers font grincer le vieux brancard, l’heure où l’on sort les morts, l’heure du dernier défilé dérisoire sous les barreaux vert sombre des fenêtres.

Sheyam attend que les infirmiers reviennent et entre avec eux dans le pavillon des malades dangereux.

A chaque fois, la même envie de vomir.



7

– Nous ne pouvons pas rester, Claude. Il faudra partir. D’ailleurs, nous partirons ensemble.

– Et monsieur Darbat ?

– Le Directeur ne veut pas quitter l’établissement, répond Sheyam, agacé.

Claude avait fini par apprivoiser l’odeur de sa chambre, des vieux parquets que l’on cire le vendredi, infirmiers et malades confondus, le cheminement rassurant des jours, les clefs qui pendent à la ceinture, le bruit des porte-clefs (le nom qu’il donne aux infirmiers) faisant leur ronde, le froid de l’eau des douches, les cris dans la nuit…

Il faut qu’il demande à Darbat de lui donner une de ses pipes.

C’est l’odeur du tabac anglais qui lui manquera le plus.



8

Les Allemands ont tracé des lignes sur la carte. Le pays se plie en quatre : zone libre, zone occupée, Alsace et Lorraine annexées, et une zone interdite au Nord-Est, qui reconstitue l’ancienne Lotharingie des héritiers de Charlemagne.

La ligne de démarcation passe à quelques kilomètres de Mont-de-Marsan, vers le sud.

Les occupants profitent des grandes étendues landaises pour dessiner des pistes d’aviation parfaites. Ils ont des prisonniers de guerre, des maçons italiens anti-fascistes qui couleront des tonnes de béton sur le sable.

Claude connaît l’un d’entre eux, Ferruccio, interné depuis trois mois pour des crises de grand mal épileptique.

La guerre a aussi posé là Walter, de Saint-Avold, un des 25 000 réfugiés d’Alsace ou de Lorraine accueillis dans les Landes fin 1939. Walter est surveillant à l’atelier de reliure, où Claude travaille l’après-midi.



9

Le soir, Mérignoux prend son service de veille. Taciturne, habillé été comme hiver d’une chemise blanche à manches courtes, les pieds dans des sandales de toile bleues. La nuit, en faisant sa ronde, il frotte contre les murs le bout d’une clef, la plus pointue du trousseau. On lit son itinéraire à hauteur d’homme. La « ligne Mérignoux », se moquent les surveillants, creusée dans le plâtre, comme une entaille obstinée pour scier les murs et faire s’effondrer le bâtiment. A la ronde de deux heures, Mérignoux trouve Claude endormi, ses cahiers devant lui, sur le sol.

Il approche de la pile la flamme d’un briquet-tempête. Si tout pouvait brûler avec lui…

Claude se réveille brusquement. Mérignoux recule et sort en laissant le briquet sur le plancher.

Claude réfléchit longtemps puis met le feu à ses cahiers.



10

19 février 1941, matin

C’est Mérignoux qui parle, dans la pièce où les infirmiers se retrouvent le matin.

– Ce connard veut m’envoyer à Cadillac. J’en ai pas dormi de la nuit.

– Pour un veilleur, c’est normal, murmure Walter en alsacien.

– Parle pas schleuh, mon pote, j’aime pas ça. T’y vas aussi, on est dans la même merde. Remarque, tu pourras toujours faire l’interprète.

– Je pense surtout aux bouquins de l’atelier.

– Là, les boches ont déjà la solution, triomphe Mérignoux. Et j’suis pas sûr qu’ils aient tort. Vaut mieux brûler tout ça. Un grand feu qui nettoie tout et on repart à zéro.

– Va te faire foutre, dit Walter en écrasant du poing les lunettes que Mérignoux a laissées sur la table. Alors t’as plus besoin d’y voir.



11

Claude est de corvée, ce matin. Il suit de pavillon en pavillon la grande mule attelée au tombereau des poubelles. Des planches disjointes tombent parfois des brins de paille souillés. Les pavillons n’ont pas de lits à matelas. On change simplement la paillasse sale tous les jours, ça fait du bon fumier pour le jardin.

On l’appelle juste le type à la mule, personne n’a jamais su son nom ni entendu trois phrases de lui.

Il paraît que le précédent Directeur l’avait mis là en punition : c’est le seul animal qu’il n’arrivait pas à enculer.



12

Quand on est de tournée avec la mule, on est aussi au jardin, le matin.

Claude n’aime que les arbres, il n’a jamais réussi à s’intéresser aux légumes, aux fleurs, au travail courbé sur la terre. Sa mère s’était moquée de lui le jour où il n’avait pas su ramener de l’ail à la ferme pour le souper. Elle ne se moquera plus.

Le travail à la ferme l’exaspérait. On ne pouvait rien prévoir, fallait faire confiance à son instinct, puiser dans ce savoir ancestral qu’il n’avait jamais eu. Il se trompait toujours quand il fallait décider du jour des coupes, du moment des semis. Toujours surpris par la pluie, étonné qu’il refasse beau, il se sentait démuni, idiot et maladroit.

« T’es bon qu’à garder les vaches », avait dit le surveillant de la ferme.

C’était faux. On l’avait très vite affecté à la tenue des livres de compte. Tant mieux. Claude préférait écrire que planter.

Et puis, au moins une fois, il avait étonné ses parents en maniant la hache.



13

Claude est dispensé de jardin l’après-midi. A cause de l’atelier de reliure, où ils sont peu nombreux à pouvoir travailler. Trop de minutie, trop de patience pour habiller les livres de cuir rouge, pour tracer les lettres dorées sur la tranche. Claude a le droit de revenir manger au pavillon, certains lui en veulent d’ailleurs, il y a toujours quelqu’un pour vouloir que l’autre ait moins de liberté.

Larrouy, un infirmier, passe lentement devant les tables alignées en poussant le chariot du repas. A chaque table, il s’arrête, majestueux, et salue militairement les malades. C’est ce qu’il appelle : « le général De Gaulle passe les troupes en revue ». Il dit qu’il faut déjà organiser la résistance, Claude l’aime bien, il voudrait que ce type sec et musculeux fasse partie du convoi de Cadillac.

Il n’est pas le seul à rire de la parodie militaire de Larrouy, chef dérisoire d’une armée de cloportes. L’infirmier est toujours d’égale humeur, mais c’est aussi celui qui frappe le plus fort, si besoin, comme on dit dans les ordonnances.

Il n’y a que les oligophrènes qui ne rient pas. Pour rire, faut déjà sans doute être quelqu’un.



14

La commission d’inspection est arrivée vers 9 heures, surprenant le Directeur. Claude l’a vue en revenant de la tournée avec la mule. Cinq grosses vestes. Deux « canadiennes » en toile marron, des gendarmes français. Trois cuirs noirs sur le dos des Allemands, gants et bottes assortis, du grand art.

Ils ont exigé le plan des lieux, la liste du personnel, l’état des pensionnaires.

Quand le Directeur se plaint du délai très court qui lui est imposé, un cuir noir dit :

« Remerciez votre Préfet, ou plutôt sa femme. Nous aurions pu être là dès cette nuit. Il vous reste dix jours pour nettoyer tout ça. »

C’est le petit Français en marron, lunettes, moustache, tache de vin, qui traduit la merde allemande en pourriture de chez nous, note Darbat.

Larrouy aussi a repéré Tache de vin, de la fenêtre du pavillon. Il se promet de le massacrer.



15

Quelques heures après le départ de la commission, Darbat est convoqué à la préfecture.

– Les Allemands ont donné des ordres très précis, résume le Préfet. Je suis chargé de vous les remettre et de les faire exécuter… Les ordres, mon cher, bien entendu, pas vos malades, ajoute-t-il avec un sourire à peine plus large qu’une aiguille de pin, mais aussi acéré.

– Pourquoi devrais-je remercier votre femme, monsieur le Préfet ?, coupe le Directeur.

– Venez dîner un de ces soirs, monsieur Darbat. Nous fêterons mon départ et je vous dirais peut-être ce qu’il en est. Je vous plains, mon cher.

– Moi aussi, répond Darbat sans réfléchir. Et sans en penser un mot.



16

Claude, en début d’après-midi, quitte le pavillon pour se rendre à l’atelier de reliure. De porte à porte, 432 mètres.

Soit 540 pas de 80 centimètres.

Il s’applique à régler sa foulée pour tomber juste. N’y est jamais parvenu. S’est approché de neuf pas, un jour.

Claude pense que quelque chose d’extraordinaire se produira le jour où il aura réussi.



17

A l’atelier, Walter se réservait la cisaille à calibrer les pages, par sécurité. Un jour, un type avait mis sa main sous le massicot, on n’avait jamais pu nettoyer le sang sur les archives que la préfecture donnait à relier.

Par sécurité.



18

Claude aime l’odeur de la colle blanche, du cuir des couvertures, il est chez lui à l’atelier.

Les autres ne s’intéressent pas aux livres qu’ils relient. Même Walter. il en a sauvé des pages, du travail bien fait, pas cher, point final, comme il dit souvent.

De temps à autre, Claude relie des archives de l’asile. Le Directeur veut tout garder, laisser une trace des registres de visites d’admission, des rapports quotidiens, des certificats de quinzaine, toutes ces existences écrites là, d’une écriture soignée, comme pour embellir la misère de pleins et de déliés à l’encre violette.

Claude, parfois, se donne le temps de parcourir quelques pages, peut-être y cherche-t-il son nom. Mais il n’a jamais trouvé le cahier des entrées qui le concerne.

Walter a eu l’élégance de ne pas lui donner sa vie à relier.



19

Sa vie d’avant ? Temps de solitude. Normale Sup, rue d’Ulm. Ne connaissait que cette rue de son quartier. Ne sortait jamais, pas très curieux du monde, se sentant loin de l’agitation de la ville, préférait son paysage intérieur, plus calme, presque apaisé.

Mais, pour Claude, il y eut un hiver de trop.

Sa chambre était surchauffée comme la gueule d’un four. Les paupières lourdes appelaient au sommeil les yeux rougis par l’étude. Pas d’air, il se rappelle juste avoir voulu sortir.

Plus tard, on lui a raconté comment on l’a trouvé dans Notre-Dame, hurlant des obscénités aux plis de pierre des statues, riant des membres suppliciés du Christ, arpentant à genoux le chœur pour y retrouver le nombre d’or et le labyrinthe mystique.

Nuit jusqu’à Sainte-Anne, où ses parents venaient parfois le voir, les jours où le car faisait la ligne entre son village et le chef-lieu.

Des mois sans souvenirs, trou noir d’encre dont il avait voulu réécrire l’histoire sur ses cahiers. En vain.

Il ne se rappelait même pas avoir, un jour, su où était Notre-Dame de Paris.



20

Bouffée délirante, avait diagnostiqué le Médecin-directeur.

Comme on disait dans les manuels de la fin du dix-neuvième. Temps mythiques de la classification des maladies mentales, où de doctes neurologues humanistes pouvaient encore mêler tableau clinique et littérature.

Personne n’avait aidé Claude à comprendre.

Mais qui comprenait ?



21

Ce soir, dans sa chambre, Claude a déplié une vieille carte sur ses genoux.

A peu près 120 kilomètres à vol d’oiseau, entre Cadillac des bords de la Garonne et Mont-de-Marsan des bords de la Midouze.

120 000 mètres divisés par 1,85 m égale 64 864,648646486468486464864 fois sa taille, à l’infini.

Je n’y arriverai jamais en entier, pense Claude.

Il restera toujours un peu de lui en chemin.



22

Il calcule. S’il mesurait 1,92 mètre, il contiendrait 62 500 fois exactement sur la route.

Autre solution : porter la distance exacte du voyage à 120 kilomètres et 25 centimètres. Dans ce cas, il lui suffirait alors de 64 865 fois déplier son corps, pour ne rien abandonner de lui. Pour tomber juste.

Il a donc le choix : avec des talons, il peut se grandir de 7 centimètres.

Ou bien il garde sa taille, fait 25 centimètres de route en plus, et il sera libre. Au-delà du terme du voyage.

Claude finit par s’endormir en refaisant les calculs en miles, en pieds, et en pouces. Les Anglais, au moins, mesuraient toujours le monde avec leur corps…



23

20 février 1941

– Il a avalé un rat !

Sheyam crie sa stupeur sous le nez de Darbat, imperturbable.

– Un rat, monsieur ! C’est un infirmier qui l’a vu recracher la peau, juste avant de descendre au réfectoire ! Ce type est ignoble !

– Calmez-vous, Sheyam. Claude est à peine en avance, comme d’habitude.

– En avance ?

– Il n’est pas dit que nous aurons autre chose à manger, demain.

– Plutôt crever !

– C’est la différence entre Claude et vous, mon vieux. En accueillant le rat dans son ventre, il fait la paix avec les dents qui boufferont le vôtre, si par malheur vous restez un jour par terre. Le temps des rats commence, Sheyam. Le grand festin s’avance. Les premiers convives ont l’uniforme vert-de-gris, l’accent rugueux, c’est l’avant-garde de l’armée des cloportes qui va mettre ce vieux monde en morceaux. Nous sommes trop gras, trop lâches, seuls les maigres se battront. Ceux qui survivront auront mangé des rats, tué des hommes, brisé des os. Comportement magique, Sheyam. Croyez-moi, l’instinct de ce jeune homme n’a pas fini de vous surprendre. Soyez attentif à lui pendant le voyage.

– Je ne le lâcherai pas des yeux.

– Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, monsieur l’Assistant. Laissez-le vous guider.

– C’est tout, monsieur le Directeur ?, murmure Sheyam, froissé humilié glacé.

– Le reste vous regarde. Ah, bien entendu, ne lui laissez jamais quelque chose qui coupe dans les mains.

24

24 février, matin

Titou n’aime pas sa tête.

Il la fracasse contre les murs, contre les portes, il se lance soudain tête baissée contre les vitres, se cogne le front aux tables du réfectoire.

Quand il ne frappe pas sa tête contre tout ce qui est dur autour de lui, il gratte le sommet de son crâne, toujours au même endroit, des heures à gratter au même endroit. Les infirmiers pensent qu’un jour on pourra voir la cervelle.

Ils ont tout essayé. Lui attacher les mains, couper ses ongles jusqu’à la pulpe des doigts, la camisole bien-sûr, mais pas longtemps. Darbat a essayé, par acquis de conscience, tous les chocs possibles. Avant les chocs, on pratiquait parfois la lobotomie. Ouvrir le crâne, découper la partie malade du cerveau, recoudre, et obtenir un homme neuf. Darbat n’a jamais lobotomisé personne. Il ne croit toujours pas à l’origine organique de la plupart des maladies mentales, contrairement à Sheyam, qui lit beaucoup d’Américains…

Titou n’a rien lu sur l’oligophrénie. Il n’aime pas sa tête, la fracasse contre le mur ou la gratte jusqu’au sang.

Sur les conseils de Micheline, les infirmiers ont confectionné un casque avec de vieux linges et l’ont fixé si solidement que Titou ne peut pas l’enlever.

Depuis, il se mord la langue. Les infirmiers ne savent plus quoi faire, et lui enlèvent le casque de temps en temps pour l’empêcher de se rendre muet.



25

Darbat ajoute Titou à la liste provisoire des partants pour Cadillac :

Sheyam, Médecin-assistant, responsable du convoi. (Penser à mettre sa femme à l’abri, chez ses parents, note-t-il).

Haristégui, surveillant. (Lui demander avant de ramener du tabac d’Espagne).

Larrouy, infirmier.

Walter, infirmier, responsable à la reliure. (Cet Alsacien sait tout faire de ses mains).

Mérignoux, le veilleur. (Probablement pro-fasciste).

Micheline, surveillante, femme d’Haristégui.

Il faudra penser à choisir deux infirmières. Huit personnes pour encadrer une petite quarantaine de malades. Darbat n’est certain de rien. Faudra avoir des yeux partout. Certains voudront sans doute fuir, même si le voyage en autorail puis en camion ne durera que quelques heures. Beaucoup d’hommes aussi pour une douzaine de femmes.

Il n’est pas sûr que le bromure les empêche de bander.

26

Sur la liste des malades, Darbat souligne quelques noms, pour Sheyam :

Claude.

Ferruccio, l’Italien épileptique.

Le type à la mule. (Darbat écrit son nom, que peu connaissent ici : André Fontan. Les Allemands massacreront l’homosexuel zoophile, s’ils le trouvent-là).

Titou.

Pierrette et son délire mystique. (Elle appelait Darbat « Pie XII », allez savoir pourquoi).

Claire, ses os de verre, fille de Pierrette et peut-être de Walter. (Elle ne pourrait voyager que sur une civière. Il était peu probable qu’elle arrive au bout. Personne n’écrira son nom sur le Monument aux Morts, songe le Directeur).

Babette, ouvrière anorexique que tous les hommes voulaient et qui n’en voulait aucun.

Darbat aurait aimé partir avec ceux-là, et tous les autres. Depuis que sa femme était morte, il se sentait devenir une ombre. Après le repas chez le Préfet, il avait peint dans la nuit une petite toile noire et rouge brasier, une Nef des Fous. Sa place était là.

Seule le maintenait vivant l’envie de vomir devant les Allemands.



27

28 février 1941, matin

Il fait maintenant presque beau.

Le vent d’Afrique a traversé l’Espagne et réchauffe la vieille carcasse de Crabos, qui s’occupe depuis vingt ans du cimetière. Les familles ne réclament presque jamais les corps de ceux qui meurent à Sainte-Anne. La folie, au fond de la terre, peut encore contaminer les tombes. Crabos s’en fout. On dirait qu’il jardine.

Il est né à l’asile, n’en sort qu’une fois par an.

Aux cérémonies du 11 novembre, toute la ville laisse l’idiot, au garde-à-vous, souffler dans une vieille trompette d’enfant avant d’entendre la fanfare du régiment de la garnison.

Il entend la trompette des anges, dit parfois Darbat. Heureux les pauvres d’esprit…

Crabos s’en fout. Le cimetière est aussi propre qu’un parc de riches. Il a même pensé à creuser quelques trous supplémentaires, avant de partir. Il se demande s’il en a prévu assez.

Pour un attardé mental, comme on dit, c’est déjà pas si mal, pense Sheyam en rajoutant son nom sur la liste que lui a laissée le directeur.



28

28 février midi

L’autorail attend sur le quai de la gare de Mont-de-Marsan.

Orange et gris.

Comme le ciel hier soir, pense Darbat.

Ils montent tous dans les deux voitures, certains hébétés, qui n’étaient jamais sortis de Sainte-Anne depuis leur internement.

Le Directeur se surprend tout d’un coup à prier la Sainte, qu’elle veille sur le convoi.

Ce jour-là, le ciel serait un ennemi de trop.

Le texte « 675 fois sa taille, à l’infini » est une version originale extraite et adaptée d’un roman éponyme en cours d’écriture. Cette version a été réalisée spécialement en vue de publication dans le Passant Ordinaire.

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