Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
par Pierre Cocrelle
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Une première mise en garde : il ne sagit pas de tenter de définir ce qui serait bon ou mauvais de faire. Il sagit beaucoup plus de repérer ce qui fonctionne, ce qui se trouve au travail dans le secteur de lEducation spécialisée. Non point pour en finir - une bonne fois pour toute, enfin ! - avec des aberrations dont la rectification pragmatique aurait pour conséquence la fin de(s) lanomalie(s) et du désordre contenus dans les pathologies du lien
Miracle psycho-économique !
En effet, ce nest pas encore demain, par exemple, quun fonctionnement familial se déroulera sans accroc, sans problématique transgénérationnelle, sans symptômes épuisants trahissant divers dysfonctionnements individuels ou collectifs ; en dépit de
nouvelles réponses chimiothérapiques, psychologiques, et éducatives Il nest donc pas question dargumenter quun institut de rééducation, notre chaotique royaume du Danemark, serait totalement pourri ou devenu absurde dans une société véritablement citoyenne et démocratique
Par ailleurs, il ne sagit aucunement dans notre intention de réaliser quelque approche exhaustive, mais de parcourir des pistes, des sentes, du récit qui permettraient dentrevoir ou dappréhender notre fonctionnement sous un angle plus inattendu que les projets techniques et pédagogiques habituels.
Linattendu supposé nétant pas un inattendu pour de linattendu, mais, plutôt, une tentative déchapper à linexorable, aux répétitions, au convenu complice, malgré lui. Inattendues comme pourraient être aussi bien les attentes des instances qui nous délèguent responsabilité et moyens économiques de remplir nos
fonctions.
Là, encore, il ne sagit pas de dénoncer quelques intentions univoques ou
délibérées, mais dentrevoir léquivoque, les paradoxes, en fonction des critères sociaux, culturels, socio-économiques qui se font jour au fil du temps
Ouais, ouais Un joli discours de plus
Comment dire les plis du discours ? Le froissage ?..
8 h 00
Je grimpe dans un C15 qui pue lessence. Le temps est maussade, fraîchi... Un matin gris mattend. Comme chaque lundi, je vais traverser les aléas rapportés du week-end, les réunions du jour, les problèmes de transport, dabsence, de remplacement, les diverses demandes et contacts à établir, les fax, la kyrielle de coups de fil qui vont suivre tout au long de la journée, les visites, les conflits des uns et des autres, grands, petits...
Bon, jarrête ici la check-list aléatoire : je finirais par faire geignard...
La rocade est très encombrée, le trafic intense. Une pluie fine sest mise à tomber ; plutôt un crachin glacé qui colle au pare-brise. Jy vois flou. Cela fait des mois que jaurais dû changer le balai dessuie-glace... Introuvable en grande surface... Pas le temps... comme pour ma coupe de cheveux ça tiendra ce que cela tiendra.
Jai lair malin maintenant. Je roule au pas pour prendre le bout de bretelle qui mène à lautre rocade... Je tournicote le bouton de ma radio. Un bouquet de fils multicolores pendouille au-dessous : un de ces jours il faudra que France-Culture crachote : « Le portrait au quinzième siècle sélabore à partir dune idée conceptualisée durant le Quattrocento... » Je shunte à coté : « Ma femme, elle est tellement grosse, mais grosse, que jai mis plusieurs jours pour en faire le tour... » Je vais arrêter tout ce bastringue, quand le téléphone éclate dans une des poches du blouson posé sur le siège passager, sur la cinquième de Beethoven...
Oui, mais quelle poche ? A force de tâter, je trouve linstrument qui dégueule sa sonnerie ridicule et... je le fais tomber ! Trop tard, la sonnerie a coupé.
Messagerie : « Jessayais de vous joindre directement mais, bon, tant pis ! Jespère que je ne vous dérange pas... Que vous nêtes pas sous la douche (Oh! La petite sournoise...). Voilà : nous avons deux personnes absentes... Gilbert, cétait prévu apparemment De toute façon, je ne comprends plus rien avec cette annualisation, ces trente-cinq heures Lui non plus apparemment Guy, non ! Ce nest pas le même cas : malade !.. Et son service commence maintenant !.. Personne sur le groupe Que va-t-on faire ?.. Dautre part, M. et Mme Martineau vous attendent... Ils veulent porter plainte pour non-assistance à personne en danger : leur fils est rentré chez eux ce week-end avec une entorse non soignée... Ils ont fait faire un constat par un médecin... Le moins quon puisse dire, cest quils ne sont pas contents : ils sont en train de hurler dans le hall... »
Le petit Martineau... Je lai vu, de loin, vendredi soir, foutre de grands coups de pied dans le bus de ramassage... Il ne manque pas dair, le mouflet !..
Pour le rempla de dernière minute, il me faut un miracle... Je téléphone à tout hasard à une personne rencontrée la semaine dernière qui cherchait du travail : dring, dring... Dring, dring...
- Ouiii ? Jécoute ?..
- Mademoiselle Martinez ? Etes-vous disponible présentement ?
- Béééh... Cest-à-dire... Je sors juste de la douche... Pourquoi ?..
(Tiens ! Pour faire une promenade, bras-dessus, bras-dessous, ou senvoyer en lair... Du genou !).
- Jai absolument besoin de vous, là, de suite... Pitié ! Ayez pitié !..
8 h 30
Je me suis fait cueillir par Jean Michel, à la descente du véhicule :
- Je vais te niquer la tête, directeur ! Mon blouson est foutu... Cest un de tes enculés déducs qui me la pété... Tu vas raquer, directeur !
Je ne comprends rien de rien, alouette !.. Par contre lhypertension gagne : je vais lui mettre une bouffe à ce jeune con ! Même sil est psychotique sur les bords ! Il vient de péter - devant moi, losé ! - un carreau de linfirmerie Faut que je me calme ! Faut que je me calme... Presque vingt mille balles de vitres depuis la rentrée... Je traîne le gamin jusquà mon bureau... Enfin, pas tout à fait... M et Mme Martineau mapostrophent :
- Bourreaux denfants ! Incapables !.. Notre pôôvre chéri boite et cest nous qui trinquons !
Pendant ce temps, le petit Martineau sest mis à galoper après Jean Michel... Les séquelles de son trauma ne sont pas évidentes... Dans quelques secondes, par contre, à la vitesse où ils échangent des horions, on va se retrouver avec un sérieux problème sur les bras :
- Je nique ta sur dans la tooombe ! éructe le jeune Martineau...
- Fils de puuute ! Suce-moi ! (Mme Martineau na pas lair trop troublé...) rétorque Jean-Michel...
Jinterviens fermement. Je prends, au passage, deux, trois coups de pied, mais, bon, on ne va pas se plaindre : ça sarrête assez vite... Le jeune Martineau vient de réaliser que sa démonstration de combat a détruit son alibi conforté par examen médical... Carencé plus, plus, destroy, certes, mais pas con !
Brave généraliste... Pour se débarrasser de la famille, il a du signer nimporte quoi
Papa et maman Martineau conviennent que les choses ne sont pas si claires que ça... Un peu de comédie, peut être ?.. Dautant plus que, ce week-end, M. Martineau voulait faire du bois en famille
- Il avait quand même mal à la cheville vendredi soir ! Ils sont pas fous à S.O.S. Médecins, non ?.. Et dire que cest nous que lon traite de parents maltraitants, non mais !.. Toi, tarrêtes petit con ! (Le petit Martineau vient de se prendre une bonne mandale par son père...).
Jean- Michel me suit partout à présent, son sweater découpé au cutter
- Qui va le raquer mon blouson ? Dis, directeur !.. Martineau, il a pas un rond !..
9 h 30
Je cours en réunion dinformation. Entre-temps jai déjà reçu une dizaine dappels : cela va du collège, de la D.S.G., de lhôpital, en passant par une assistante dun C.M.S., dun infirmier dun C.M.P., deux parents, jusquau tribunal, la gendarmerie, un fournisseur...
Une fois, jai compté pour voir : vingt-trois coups de téléphone avant midi ; au milieu de trois réunions ; le même jour Après, je nai plus compté, la tête en compote
Le cuisinier est venu sasseoir à coté de moi. Tout le monde lui reproche ses frites molles Problème de transport par containers obligatoires et normalisés jusquaux différents lieux de vie Il « faudrait » des fours à micro-ondes dans chaque groupe pour les rendre croustillantes Le cuisinier contre-attaque : pourquoi que les adultes sont invisibles au moment de la remise des containers ? Les gosses traîneraient moins, sils étaient accompagnés, hein ? Le débat devient gras et lourd Trop de petits malentendus mal digérés Encore deux millénaires, et lon pourra, peut être passer à autre chose
Tout le monde se rabiboche dans lunisson du « Il faudrait » et du « y a quà » La « patate chaude » a changé de joueur : je termine la partie, la tubercule poisseuse et brûlante dans la pogne. Perdu ! Je la roule dans un morceau de sopalin
10 h 00
On sy est mis à trois : Jhonattan (oui, oui, le H égaré, deux T pour léquilibre, les parents : « ouais, comme ça cest plus original ») a « déclenché » Cest-à-dire quil est fou furieux. Pour une apparente peccadille, il a pété plusieurs vitres, allumé méchamment la tronche dun petit camarade Son prof a essayé de le contenir En vain. Un éduc est venu : à deux, ils lont coincé au sol et attendent quil se reprenne un peu Ce nest pas gagné Il hurle des insanités, exprime sa quérulente personnalité Je viens me joindre aux forces de lordre. Jhon-Jhon na pas lair de caler : normalement, il devrait sendormir : le boxon dure depuis un petit moment déjà . Quarante minutes quil fout des coups de pied, éructe, insulte, hurle, tonitrue, menace, jabbe, crache, se tortille, convulse, rictuse la pièce est dévastée On a réussi à lisoler, mais des gosses viennent voir, fascinés par la violence déployée Un doute me prend : va-t-il tenir la matinée entière ? Faut-il faire appel au S.A.M.U. ? Le médecin de linstitution nest pas là
10 h 30
Finalement les choses se sont arrangées Jhon a rejoint son groupe : il repose dans sa chambre. Léducateur somnole sur le bureau Tous deux récupèrent.
11 h 00
Réunion déquipe : la question de la mise en place dun réseau interne est abordée. Ce nest pas une question de mode : la dysharmonie des adolescents de linstitut nécessite une prise en charge de plus en plus différenciée et médiatisée. Je me souviens, à ce sujet, dune enquête, surtout dune question où lon demandait : « est-ce que lenfant untel sait manger tout seul ? » La bonne question eut été : «est-ce que cet enfant sait manger avec dautres enfants ? »
12 h 00
Alors que nous quittons la salle de réunion, la sirène dalarme incendie se déclenche : un petit malin a balancé un spray déodorant sur un des détecteurs. Il y a intérêt à la couper rapidement : dans quelques secondes le dispositif général va se déclencher Après cest Pearl Harbour, les faces de citron attaquent ! Evacuation générale...
Nous nous retrouvons deux, trois, homme dentretien, éduc, dirlo à courir un peu partout
Faut dire que La Sécurité, quand elle se norme, ce nest pas de la rigolade Cest un progrès soi-disant Tenez, par exemple : la coupure automatique de gaz Un « petit malin », là aussi, lenfonce systématiquement au quotidien Que tous les services généraux sarrachent les cheveux par touffes entières Le coffret de protection, disloqué, trône en évidence (évident, non ?), à portée des mains du fameux « petit malin » qui, un de ces jours, finira par arracher un bout de canalisation Sécurité ! Sans doute valable pour le troisième âge On va changer pour lénième fois le boîtier Cest-y-pas ce que Edgar Morin dénomme « la société de la complexité » ou, daucuns : « la société du risque » ?..
12 h 30
Je passe sur un des groupes pour remonter les bretelles à des chahuteurs nyctalopes La particularité dun institut de rééducation tient souvent à la disparité des enfants et adolescents accueillis : le trouble psychotique côtoie les carences, le trouble névrotique Mélange détonant. La déshospitalisation générale fait que les établissements associatifs sont obligés de faire le grand écart : les dispositifs se diversifient mais le système de financement, de prise en charge administrative reste le même ; doù problèmes : tensions des équipes mises à mal, décontenancées, difficultés grandissantes de la vie groupale, perte de sens du travail éducatif Pourtant le courage ne manque pas.
Pour la petite histoire, ce « mélange de personnalités », quand il était encore gérable en quantité, générait des « effets » thérapeutiques et intégratifs Actuellement, le nombre exponentiel denfants « malades » (il ny a pas denquête sérieuse menée à ce propos, ou, tout au moins qui nous parvienne ) les décisions unilatérales de la commission dorientation, en dépit dun système de recours peu efficace, « enfoncent le clou » dans le bois trop tendre et celui-ci se fend Ce nest pas mauvaise volonté des uns ou des autres, mais les effets dune mécanique «affolée », mise en pression par la « rationalité managériale » économique ambiante, le système administratif désuet et les divers problèmes structurels, notamment ceux de LEducation nationale et de la Santé Que faire ? .. Nous sommes à lépoque du syndrome de la « patate bouillante », et quand quelquun a la velléité de sen occuper, on lui refuse la soucoupe pour la poser
13 h 00
Je me rends compte à quel point il est difficile de rapporter ce vécu institutionnel Trop souvent le nez dans le guidon Trop de sensations Prendre de la hauteur ? Résister à lanecdote ? Théoriser ? Bien-sûr Mais dans ces lieux où émergent limpensable et limpensé, le concept se retrouve à poil, comme le roi On invente, on cherche, mais dans la réalité crue de la prise en charge Tout le reste nest quintérêts universitaires, résistance, bienveillance et culpabilité
Il sagit, sans doute, délaborer une praxis, de fomenter des rencontres, dinterroger, de sinterroger On sy essaye ; sans cesse Garder un contact avec ces gosses, ces familles...
Tiens, on vient me chercher pour aider des collègues à récupérer le petit Mikaël qui se balade sur le toit de la scolarité Jespère quil ne se fera pas une entorse
13 h 05
Mikaël est redescendu. Je pourrais continuer longtemps comme ça Dautres aussi... Danecdotes en anecdotes ; de petites en plus grandes violences Deuphémisme en obvie Ou bien alors me contenter décrire un joli bilan dactivité, et, si jétais un petit peu plus malin, devenir un spécialiste de ceci ou de cela La vie quoi !.. Mais il y a mes Indiens, là, devant moi
Peut être quun sous-directeur Marcos
En effet, ce nest pas encore demain, par exemple, quun fonctionnement familial se déroulera sans accroc, sans problématique transgénérationnelle, sans symptômes épuisants trahissant divers dysfonctionnements individuels ou collectifs ; en dépit de
nouvelles réponses chimiothérapiques, psychologiques, et éducatives Il nest donc pas question dargumenter quun institut de rééducation, notre chaotique royaume du Danemark, serait totalement pourri ou devenu absurde dans une société véritablement citoyenne et démocratique
Par ailleurs, il ne sagit aucunement dans notre intention de réaliser quelque approche exhaustive, mais de parcourir des pistes, des sentes, du récit qui permettraient dentrevoir ou dappréhender notre fonctionnement sous un angle plus inattendu que les projets techniques et pédagogiques habituels.
Linattendu supposé nétant pas un inattendu pour de linattendu, mais, plutôt, une tentative déchapper à linexorable, aux répétitions, au convenu complice, malgré lui. Inattendues comme pourraient être aussi bien les attentes des instances qui nous délèguent responsabilité et moyens économiques de remplir nos
fonctions.
Là, encore, il ne sagit pas de dénoncer quelques intentions univoques ou
délibérées, mais dentrevoir léquivoque, les paradoxes, en fonction des critères sociaux, culturels, socio-économiques qui se font jour au fil du temps
Ouais, ouais Un joli discours de plus
Comment dire les plis du discours ? Le froissage ?..
8 h 00
Je grimpe dans un C15 qui pue lessence. Le temps est maussade, fraîchi... Un matin gris mattend. Comme chaque lundi, je vais traverser les aléas rapportés du week-end, les réunions du jour, les problèmes de transport, dabsence, de remplacement, les diverses demandes et contacts à établir, les fax, la kyrielle de coups de fil qui vont suivre tout au long de la journée, les visites, les conflits des uns et des autres, grands, petits...
Bon, jarrête ici la check-list aléatoire : je finirais par faire geignard...
La rocade est très encombrée, le trafic intense. Une pluie fine sest mise à tomber ; plutôt un crachin glacé qui colle au pare-brise. Jy vois flou. Cela fait des mois que jaurais dû changer le balai dessuie-glace... Introuvable en grande surface... Pas le temps... comme pour ma coupe de cheveux ça tiendra ce que cela tiendra.
Jai lair malin maintenant. Je roule au pas pour prendre le bout de bretelle qui mène à lautre rocade... Je tournicote le bouton de ma radio. Un bouquet de fils multicolores pendouille au-dessous : un de ces jours il faudra que France-Culture crachote : « Le portrait au quinzième siècle sélabore à partir dune idée conceptualisée durant le Quattrocento... » Je shunte à coté : « Ma femme, elle est tellement grosse, mais grosse, que jai mis plusieurs jours pour en faire le tour... » Je vais arrêter tout ce bastringue, quand le téléphone éclate dans une des poches du blouson posé sur le siège passager, sur la cinquième de Beethoven...
Oui, mais quelle poche ? A force de tâter, je trouve linstrument qui dégueule sa sonnerie ridicule et... je le fais tomber ! Trop tard, la sonnerie a coupé.
Messagerie : « Jessayais de vous joindre directement mais, bon, tant pis ! Jespère que je ne vous dérange pas... Que vous nêtes pas sous la douche (Oh! La petite sournoise...). Voilà : nous avons deux personnes absentes... Gilbert, cétait prévu apparemment De toute façon, je ne comprends plus rien avec cette annualisation, ces trente-cinq heures Lui non plus apparemment Guy, non ! Ce nest pas le même cas : malade !.. Et son service commence maintenant !.. Personne sur le groupe Que va-t-on faire ?.. Dautre part, M. et Mme Martineau vous attendent... Ils veulent porter plainte pour non-assistance à personne en danger : leur fils est rentré chez eux ce week-end avec une entorse non soignée... Ils ont fait faire un constat par un médecin... Le moins quon puisse dire, cest quils ne sont pas contents : ils sont en train de hurler dans le hall... »
Le petit Martineau... Je lai vu, de loin, vendredi soir, foutre de grands coups de pied dans le bus de ramassage... Il ne manque pas dair, le mouflet !..
Pour le rempla de dernière minute, il me faut un miracle... Je téléphone à tout hasard à une personne rencontrée la semaine dernière qui cherchait du travail : dring, dring... Dring, dring...
- Ouiii ? Jécoute ?..
- Mademoiselle Martinez ? Etes-vous disponible présentement ?
- Béééh... Cest-à-dire... Je sors juste de la douche... Pourquoi ?..
(Tiens ! Pour faire une promenade, bras-dessus, bras-dessous, ou senvoyer en lair... Du genou !).
- Jai absolument besoin de vous, là, de suite... Pitié ! Ayez pitié !..
8 h 30
Je me suis fait cueillir par Jean Michel, à la descente du véhicule :
- Je vais te niquer la tête, directeur ! Mon blouson est foutu... Cest un de tes enculés déducs qui me la pété... Tu vas raquer, directeur !
Je ne comprends rien de rien, alouette !.. Par contre lhypertension gagne : je vais lui mettre une bouffe à ce jeune con ! Même sil est psychotique sur les bords ! Il vient de péter - devant moi, losé ! - un carreau de linfirmerie Faut que je me calme ! Faut que je me calme... Presque vingt mille balles de vitres depuis la rentrée... Je traîne le gamin jusquà mon bureau... Enfin, pas tout à fait... M et Mme Martineau mapostrophent :
- Bourreaux denfants ! Incapables !.. Notre pôôvre chéri boite et cest nous qui trinquons !
Pendant ce temps, le petit Martineau sest mis à galoper après Jean Michel... Les séquelles de son trauma ne sont pas évidentes... Dans quelques secondes, par contre, à la vitesse où ils échangent des horions, on va se retrouver avec un sérieux problème sur les bras :
- Je nique ta sur dans la tooombe ! éructe le jeune Martineau...
- Fils de puuute ! Suce-moi ! (Mme Martineau na pas lair trop troublé...) rétorque Jean-Michel...
Jinterviens fermement. Je prends, au passage, deux, trois coups de pied, mais, bon, on ne va pas se plaindre : ça sarrête assez vite... Le jeune Martineau vient de réaliser que sa démonstration de combat a détruit son alibi conforté par examen médical... Carencé plus, plus, destroy, certes, mais pas con !
Brave généraliste... Pour se débarrasser de la famille, il a du signer nimporte quoi
Papa et maman Martineau conviennent que les choses ne sont pas si claires que ça... Un peu de comédie, peut être ?.. Dautant plus que, ce week-end, M. Martineau voulait faire du bois en famille
- Il avait quand même mal à la cheville vendredi soir ! Ils sont pas fous à S.O.S. Médecins, non ?.. Et dire que cest nous que lon traite de parents maltraitants, non mais !.. Toi, tarrêtes petit con ! (Le petit Martineau vient de se prendre une bonne mandale par son père...).
Jean- Michel me suit partout à présent, son sweater découpé au cutter
- Qui va le raquer mon blouson ? Dis, directeur !.. Martineau, il a pas un rond !..
9 h 30
Je cours en réunion dinformation. Entre-temps jai déjà reçu une dizaine dappels : cela va du collège, de la D.S.G., de lhôpital, en passant par une assistante dun C.M.S., dun infirmier dun C.M.P., deux parents, jusquau tribunal, la gendarmerie, un fournisseur...
Une fois, jai compté pour voir : vingt-trois coups de téléphone avant midi ; au milieu de trois réunions ; le même jour Après, je nai plus compté, la tête en compote
Le cuisinier est venu sasseoir à coté de moi. Tout le monde lui reproche ses frites molles Problème de transport par containers obligatoires et normalisés jusquaux différents lieux de vie Il « faudrait » des fours à micro-ondes dans chaque groupe pour les rendre croustillantes Le cuisinier contre-attaque : pourquoi que les adultes sont invisibles au moment de la remise des containers ? Les gosses traîneraient moins, sils étaient accompagnés, hein ? Le débat devient gras et lourd Trop de petits malentendus mal digérés Encore deux millénaires, et lon pourra, peut être passer à autre chose
Tout le monde se rabiboche dans lunisson du « Il faudrait » et du « y a quà » La « patate chaude » a changé de joueur : je termine la partie, la tubercule poisseuse et brûlante dans la pogne. Perdu ! Je la roule dans un morceau de sopalin
10 h 00
On sy est mis à trois : Jhonattan (oui, oui, le H égaré, deux T pour léquilibre, les parents : « ouais, comme ça cest plus original ») a « déclenché » Cest-à-dire quil est fou furieux. Pour une apparente peccadille, il a pété plusieurs vitres, allumé méchamment la tronche dun petit camarade Son prof a essayé de le contenir En vain. Un éduc est venu : à deux, ils lont coincé au sol et attendent quil se reprenne un peu Ce nest pas gagné Il hurle des insanités, exprime sa quérulente personnalité Je viens me joindre aux forces de lordre. Jhon-Jhon na pas lair de caler : normalement, il devrait sendormir : le boxon dure depuis un petit moment déjà . Quarante minutes quil fout des coups de pied, éructe, insulte, hurle, tonitrue, menace, jabbe, crache, se tortille, convulse, rictuse la pièce est dévastée On a réussi à lisoler, mais des gosses viennent voir, fascinés par la violence déployée Un doute me prend : va-t-il tenir la matinée entière ? Faut-il faire appel au S.A.M.U. ? Le médecin de linstitution nest pas là
10 h 30
Finalement les choses se sont arrangées Jhon a rejoint son groupe : il repose dans sa chambre. Léducateur somnole sur le bureau Tous deux récupèrent.
11 h 00
Réunion déquipe : la question de la mise en place dun réseau interne est abordée. Ce nest pas une question de mode : la dysharmonie des adolescents de linstitut nécessite une prise en charge de plus en plus différenciée et médiatisée. Je me souviens, à ce sujet, dune enquête, surtout dune question où lon demandait : « est-ce que lenfant untel sait manger tout seul ? » La bonne question eut été : «est-ce que cet enfant sait manger avec dautres enfants ? »
12 h 00
Alors que nous quittons la salle de réunion, la sirène dalarme incendie se déclenche : un petit malin a balancé un spray déodorant sur un des détecteurs. Il y a intérêt à la couper rapidement : dans quelques secondes le dispositif général va se déclencher Après cest Pearl Harbour, les faces de citron attaquent ! Evacuation générale...
Nous nous retrouvons deux, trois, homme dentretien, éduc, dirlo à courir un peu partout
Faut dire que La Sécurité, quand elle se norme, ce nest pas de la rigolade Cest un progrès soi-disant Tenez, par exemple : la coupure automatique de gaz Un « petit malin », là aussi, lenfonce systématiquement au quotidien Que tous les services généraux sarrachent les cheveux par touffes entières Le coffret de protection, disloqué, trône en évidence (évident, non ?), à portée des mains du fameux « petit malin » qui, un de ces jours, finira par arracher un bout de canalisation Sécurité ! Sans doute valable pour le troisième âge On va changer pour lénième fois le boîtier Cest-y-pas ce que Edgar Morin dénomme « la société de la complexité » ou, daucuns : « la société du risque » ?..
12 h 30
Je passe sur un des groupes pour remonter les bretelles à des chahuteurs nyctalopes La particularité dun institut de rééducation tient souvent à la disparité des enfants et adolescents accueillis : le trouble psychotique côtoie les carences, le trouble névrotique Mélange détonant. La déshospitalisation générale fait que les établissements associatifs sont obligés de faire le grand écart : les dispositifs se diversifient mais le système de financement, de prise en charge administrative reste le même ; doù problèmes : tensions des équipes mises à mal, décontenancées, difficultés grandissantes de la vie groupale, perte de sens du travail éducatif Pourtant le courage ne manque pas.
Pour la petite histoire, ce « mélange de personnalités », quand il était encore gérable en quantité, générait des « effets » thérapeutiques et intégratifs Actuellement, le nombre exponentiel denfants « malades » (il ny a pas denquête sérieuse menée à ce propos, ou, tout au moins qui nous parvienne ) les décisions unilatérales de la commission dorientation, en dépit dun système de recours peu efficace, « enfoncent le clou » dans le bois trop tendre et celui-ci se fend Ce nest pas mauvaise volonté des uns ou des autres, mais les effets dune mécanique «affolée », mise en pression par la « rationalité managériale » économique ambiante, le système administratif désuet et les divers problèmes structurels, notamment ceux de LEducation nationale et de la Santé Que faire ? .. Nous sommes à lépoque du syndrome de la « patate bouillante », et quand quelquun a la velléité de sen occuper, on lui refuse la soucoupe pour la poser
13 h 00
Je me rends compte à quel point il est difficile de rapporter ce vécu institutionnel Trop souvent le nez dans le guidon Trop de sensations Prendre de la hauteur ? Résister à lanecdote ? Théoriser ? Bien-sûr Mais dans ces lieux où émergent limpensable et limpensé, le concept se retrouve à poil, comme le roi On invente, on cherche, mais dans la réalité crue de la prise en charge Tout le reste nest quintérêts universitaires, résistance, bienveillance et culpabilité
Il sagit, sans doute, délaborer une praxis, de fomenter des rencontres, dinterroger, de sinterroger On sy essaye ; sans cesse Garder un contact avec ces gosses, ces familles...
Tiens, on vient me chercher pour aider des collègues à récupérer le petit Mikaël qui se balade sur le toit de la scolarité Jespère quil ne se fera pas une entorse
13 h 05
Mikaël est redescendu. Je pourrais continuer longtemps comme ça Dautres aussi... Danecdotes en anecdotes ; de petites en plus grandes violences Deuphémisme en obvie Ou bien alors me contenter décrire un joli bilan dactivité, et, si jétais un petit peu plus malin, devenir un spécialiste de ceci ou de cela La vie quoi !.. Mais il y a mes Indiens, là, devant moi
Peut être quun sous-directeur Marcos
Directeur adjoint dun établissement spécialisé.