Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
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par Michel Kail
Imprimer l'articleLe social dans la doxa libérale
Le libéralisme a incontestablement conquis les esprits dans la mesure où nombre de ses présupposés, qui à ce titre, méritent dêtre discutés, sont devenus des préjugés qui ne sont plus interrogés. Cest pourquoi, il convient de lapprécier comme doxa et non pas seulement comme doctrine ou pensée libérale. La meilleure preuve de lefficacité performative du libéralisme est quil impose à ses adversaires le cadre de référence et les termes de sa critique.
La doxa libérale procède à une naturalisation de léconomie qui range les activités économiques dans un ensemble installé à part de la société et fonctionnant selon des principes spécifiques. La mise en extériorité de léconomie au regard de la société offre la condition qui permet de la doter dune capacité dautorégulation. Lautonomisation de la sphère économique répond à un double objectif, épistémologique et politique : elle constitue léconomie comme un objet propre relevant dun discours spécialisé et impose un mode particulier de socialisation. Léconomie est dabord une construction du discours économiste qui lui confère sa rationalité. Cette rationalité, articulée sur une logique de lintérêt, est définie en opposition avec une réalité impure, rétive, la société, le social. La réalité sociale est ainsi confinée dans lirrationnel, la rationalité étant définitivement accaparée par lentité économique. Analysant le processus idéologique qui va aboutir au triomphe du capitalisme,
entendons de léconomisme, Albert O. Hirschman décrit le moment décisif de la distinction entre les intérêts de lhomme et les passions de lhomme, du contraste entre « les conséquences heureuses des activités dictées par lintérêt » et « les calamités que déchaîne le libre jeu des passions. »1. Le social, appréhendé du point de vue de la rationalité économique, est alors inscrit à la rubrique du pathologique. Le remède ? Une extension de la rationalité, une globalisation de la marchandisation, qui envahit, à partir du noyau informationnel, des champs jusquà présent interdits : ceux de la vie et de lintelligence humaines, élevées au rang de valeurs marchandes ; vie et intelligence ne sont plus seulement des moyens dajouter de la valeur à un produit mais deviennent elles-mêmes un produit. Par ailleurs et pour régler une ambiguïté sémantique issue de la traduction française de « globalization », décidons que cest lintensification endogène de la marchandisation (quon appellera « globalisation ») qui est à la source de lextension spatiale à lensemble du monde de la marchandisation (quon appellera, elle, « mondialisation »).
Cette restitution rapide de la structure de la doxa libérale a respecté scrupuleusement lordre logique prescrit par lexpression servant à désigner la discipline scientifique dont elle se réclame, l« économie politique », qui suggère que léconomie sérige préalablement et indépendamment en modèle de rationalité pour ensuite organiser lensemble de la société selon les principes quelle a heureusement dégagés. Les remarques qui précèdent laissent cependant deviner que cet ordre doit être perturbé : la soi-disant économie politique nest pas dabord « économie » afin de dégager les principes de la rationalité, puis « politique » pour veiller à la mise en application de ces derniers dans le souci altruiste den faire profiter la société tout entière, mais est, primitivement, « politique » et mérite à ce titre dêtre rangée sous lappellation de « politique économiste » ou « économiciste ». La naturalisation des forces économiques a, comme toute naturalisation, valeur normative et supporte un projet utopique, celui dinscrire dans le carcan sécuritaire de la nécessité, larticulation de lindividuel et du collectif. Aussi la doxa libérale se plaît-elle à faire cohabiter déterminisme et individualisme : le déterminisme pour contenir les flux économiques dans le cercle de lautorégulation, lindividualisme pour que les individus pourvus dune volonté adhèrent librement au déterminisme et en assurent tout aussi librement la reproduction. Etant entendu que laction volontaire ou libre qui nintervient que dans laprès-coup du déterminisme ne peut être quassomption.
La vocation normative de la politique économiste se reconnaît à cette ambition affichée de prétendre résoudre de façon définitive le problème capital de larticulation individuel/collectif (La Société des individus de Norbert Élias, théoricien irremplaçable, nous alerte sur le caractère capital dune telle interrogation). Lautorégulation soffre alors comme le garant miraculeux de linsertion de lindividuel dans le collectif et la politique économiste se révèle pour ce quelle est, une police de la socialisation. Quiconque décale son comportement des normes économistes manifeste des tendances pathologiques ou « dangereuses » (en référence aux « classes dangereuses ») puisquil met en lumière le caractère problématique de larticulation individuel/ collectif dont la doxa libérale nous assure quil a été éradiqué une fois pour toutes.
Ces remarques éclairent, par exemple, lenjeu essentiel induit par le choix du système de financement des retraites, répartition ou capitalisation individualisée. Le système par répartition repose sur le principe dune solidarité entre les salariés, les modalités dapplication de ce principe étant, pour partie au moins, définies et contrôlées par leurs représentants. Quoi quil en soit de la lourdeur bureaucratique dune telle gestion, il nen reste pas moins quelle implique chacun, salarié actif ou salarié retraité, dans la détermination de la forme de la sociabilité à laquelle tous participent, si bien que la sociabilité est reconnue comme la construction de ceux qui y prennent part. En revanche, en circonscrivant les salariés par le mécanisme (le déterminisme) de la financiarisation et en préservant lillusion du choix individuel sollicité pour décider de la nature et de lampleur du placement à effectuer lors de la période dactivité, le système par capitalisation anticipe la combinaison rêvée par la doxa libérale du déterminisme et de lindividualisation. La financiarisation du système des retraites fige ainsi le cadre de la sociabilité à lintérieur duquel les salariés viennent prendre place, avec pour seule préoccupation duser, au mieux de leurs intérêts, de la rationalité marchande.
Les gouvernements, qui affichent des prétentions réformatrices, prônent, pour se démarquer de leurs adversaires politiques libéraux, une politique sociale. Dans la mesure où ils ne contestent guère la mise en extériorité de léconomie, ils en sont réduits à lui opposer un volontarisme politique étatique. Ils sont ainsi victimes dune série dillusions qui les condamnent à une impuissance prévisible et vérifiée. Ils croient et font croire que le politique se rabat sur létatique. Ils décrivent un Etat, dernier bastion du politique, encerclé par les flux économiques mondialisés feignant dignorer que cet Etat est un agent décisif de la globalisation, tout de même quil est une des conditions de possibilité déterminantes de la soi-disant autorégulation. Ils senferment - et nous enferment - dans lalternative du déterminisme et du volontarisme, alors que le déterminisme contient les fins que le volontarisme na plus quà réaliser en mettant en uvre les moyens. Soumettant le social au dogme de la loi nationale-étatique qui se propose dorganiser, tout aussi mécaniquement que léconomisme, larticulation harmonieuse de lindividuel et du collectif, ils réservent finalement au social le même statut que la doxa libérale.
Pour redonner vigueur à lactivité critique, il semble urgent de mettre la sociabilité elle-même au centre des préoccupations théoriques et politiques et de la comprendre alors comme le fruit dune création et dune vigilance permanentes.
La doxa libérale procède à une naturalisation de léconomie qui range les activités économiques dans un ensemble installé à part de la société et fonctionnant selon des principes spécifiques. La mise en extériorité de léconomie au regard de la société offre la condition qui permet de la doter dune capacité dautorégulation. Lautonomisation de la sphère économique répond à un double objectif, épistémologique et politique : elle constitue léconomie comme un objet propre relevant dun discours spécialisé et impose un mode particulier de socialisation. Léconomie est dabord une construction du discours économiste qui lui confère sa rationalité. Cette rationalité, articulée sur une logique de lintérêt, est définie en opposition avec une réalité impure, rétive, la société, le social. La réalité sociale est ainsi confinée dans lirrationnel, la rationalité étant définitivement accaparée par lentité économique. Analysant le processus idéologique qui va aboutir au triomphe du capitalisme,
entendons de léconomisme, Albert O. Hirschman décrit le moment décisif de la distinction entre les intérêts de lhomme et les passions de lhomme, du contraste entre « les conséquences heureuses des activités dictées par lintérêt » et « les calamités que déchaîne le libre jeu des passions. »1. Le social, appréhendé du point de vue de la rationalité économique, est alors inscrit à la rubrique du pathologique. Le remède ? Une extension de la rationalité, une globalisation de la marchandisation, qui envahit, à partir du noyau informationnel, des champs jusquà présent interdits : ceux de la vie et de lintelligence humaines, élevées au rang de valeurs marchandes ; vie et intelligence ne sont plus seulement des moyens dajouter de la valeur à un produit mais deviennent elles-mêmes un produit. Par ailleurs et pour régler une ambiguïté sémantique issue de la traduction française de « globalization », décidons que cest lintensification endogène de la marchandisation (quon appellera « globalisation ») qui est à la source de lextension spatiale à lensemble du monde de la marchandisation (quon appellera, elle, « mondialisation »).
Cette restitution rapide de la structure de la doxa libérale a respecté scrupuleusement lordre logique prescrit par lexpression servant à désigner la discipline scientifique dont elle se réclame, l« économie politique », qui suggère que léconomie sérige préalablement et indépendamment en modèle de rationalité pour ensuite organiser lensemble de la société selon les principes quelle a heureusement dégagés. Les remarques qui précèdent laissent cependant deviner que cet ordre doit être perturbé : la soi-disant économie politique nest pas dabord « économie » afin de dégager les principes de la rationalité, puis « politique » pour veiller à la mise en application de ces derniers dans le souci altruiste den faire profiter la société tout entière, mais est, primitivement, « politique » et mérite à ce titre dêtre rangée sous lappellation de « politique économiste » ou « économiciste ». La naturalisation des forces économiques a, comme toute naturalisation, valeur normative et supporte un projet utopique, celui dinscrire dans le carcan sécuritaire de la nécessité, larticulation de lindividuel et du collectif. Aussi la doxa libérale se plaît-elle à faire cohabiter déterminisme et individualisme : le déterminisme pour contenir les flux économiques dans le cercle de lautorégulation, lindividualisme pour que les individus pourvus dune volonté adhèrent librement au déterminisme et en assurent tout aussi librement la reproduction. Etant entendu que laction volontaire ou libre qui nintervient que dans laprès-coup du déterminisme ne peut être quassomption.
La vocation normative de la politique économiste se reconnaît à cette ambition affichée de prétendre résoudre de façon définitive le problème capital de larticulation individuel/collectif (La Société des individus de Norbert Élias, théoricien irremplaçable, nous alerte sur le caractère capital dune telle interrogation). Lautorégulation soffre alors comme le garant miraculeux de linsertion de lindividuel dans le collectif et la politique économiste se révèle pour ce quelle est, une police de la socialisation. Quiconque décale son comportement des normes économistes manifeste des tendances pathologiques ou « dangereuses » (en référence aux « classes dangereuses ») puisquil met en lumière le caractère problématique de larticulation individuel/ collectif dont la doxa libérale nous assure quil a été éradiqué une fois pour toutes.
Ces remarques éclairent, par exemple, lenjeu essentiel induit par le choix du système de financement des retraites, répartition ou capitalisation individualisée. Le système par répartition repose sur le principe dune solidarité entre les salariés, les modalités dapplication de ce principe étant, pour partie au moins, définies et contrôlées par leurs représentants. Quoi quil en soit de la lourdeur bureaucratique dune telle gestion, il nen reste pas moins quelle implique chacun, salarié actif ou salarié retraité, dans la détermination de la forme de la sociabilité à laquelle tous participent, si bien que la sociabilité est reconnue comme la construction de ceux qui y prennent part. En revanche, en circonscrivant les salariés par le mécanisme (le déterminisme) de la financiarisation et en préservant lillusion du choix individuel sollicité pour décider de la nature et de lampleur du placement à effectuer lors de la période dactivité, le système par capitalisation anticipe la combinaison rêvée par la doxa libérale du déterminisme et de lindividualisation. La financiarisation du système des retraites fige ainsi le cadre de la sociabilité à lintérieur duquel les salariés viennent prendre place, avec pour seule préoccupation duser, au mieux de leurs intérêts, de la rationalité marchande.
Les gouvernements, qui affichent des prétentions réformatrices, prônent, pour se démarquer de leurs adversaires politiques libéraux, une politique sociale. Dans la mesure où ils ne contestent guère la mise en extériorité de léconomie, ils en sont réduits à lui opposer un volontarisme politique étatique. Ils sont ainsi victimes dune série dillusions qui les condamnent à une impuissance prévisible et vérifiée. Ils croient et font croire que le politique se rabat sur létatique. Ils décrivent un Etat, dernier bastion du politique, encerclé par les flux économiques mondialisés feignant dignorer que cet Etat est un agent décisif de la globalisation, tout de même quil est une des conditions de possibilité déterminantes de la soi-disant autorégulation. Ils senferment - et nous enferment - dans lalternative du déterminisme et du volontarisme, alors que le déterminisme contient les fins que le volontarisme na plus quà réaliser en mettant en uvre les moyens. Soumettant le social au dogme de la loi nationale-étatique qui se propose dorganiser, tout aussi mécaniquement que léconomisme, larticulation harmonieuse de lindividuel et du collectif, ils réservent finalement au social le même statut que la doxa libérale.
Pour redonner vigueur à lactivité critique, il semble urgent de mettre la sociabilité elle-même au centre des préoccupations théoriques et politiques et de la comprendre alors comme le fruit dune création et dune vigilance permanentes.
Michel Kail et Emmanuel Wallon (éd.), La Souveraineté, numéro spécial Les Temps Modernes, 610, 2000
Co-traduction et Préface de Eva Gothlin, Sexe et existence, la philosophie de Simone de Beauvoir, Paris, Michalon, 2001.
(1) Les Passions et les intérêts, « Justifications politiques du capitalisme avant son apogée », Paris, PUF, 1980, pour la traduction française)
Co-traduction et Préface de Eva Gothlin, Sexe et existence, la philosophie de Simone de Beauvoir, Paris, Michalon, 2001.
(1) Les Passions et les intérêts, « Justifications politiques du capitalisme avant son apogée », Paris, PUF, 1980, pour la traduction française)