Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
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Anciens combattants marocains
Le dernier exil
Ces gens viennent dune autre époque ; ce sont des survivants. Ils ont entre soixante-dix et quatre-vingt dix ans. Ils furent soldats de larmée française ; ils sont anciens combattants perdus entre deux continents. Ils participèrent aux campagnes militaires de la seconde guerre mondiale, de la libération de la France à loccupation de lAllemagne, puis aux guerres dIndochine et dAlgérie ; ils sont maintenant, à la fin de leur vie, échoués en France, en attente de reconnaissance, touchant le RMI à défaut dautre chose, survivant plutôt que vivant pour envoyer de largent à leur famille restée au Maroc.
Leur histoire commence à être connue mais depuis dix ans, rien ne bouge, ou presque. Ces vieillards en exil dont on estime le nombre en France à plus de 1 000 sont des anciens-combattants marocains. Ils ont servi dans larmée française durant des périodes dengagement allant de deux à vingt ans. En 1959, lEtat français a « cristallisé » - ou « gelé » - les montants de ces pensions qui depuis, nétant plus indexés sur le coût de la vie, nont pas évolué. A lépoque, en pleine décolonisation, au moment où dautres Etats comme le Royaume-Uni supprimaient ces pensions versées à des membres de lancien « empire », la France défendait une position médiane : elle reconnaissait sa dette tout en prenant acte avec une certaine amertume des désirs démancipation des peuples. A ces anciens soldats que lon avait recrutés à la hâte et parfois dans des conditions troubles, on proposait également de venir en France. Quarante ans après, ce gel des pensions est devenu une injustice criante. Ces hommes qui, étant donné leur âge, sont de moins en moins nombreux chaque année, touchent des pensions militaires allant de 100 à 500 francs par mois suivant leurs années de service, soit en moyenne dix fois moins que leurs homologues français. Et depuis dix ans, depuis linstauration du RMI, ces hommes viennent en France car leur statut leur donne droit à un titre de séjour qui lui-même leur ouvre des droits pour toucher le RMI ou le Revenu minimum vieillesse. A condition de résider en permanence sur le territoire français. Cest la raison de leur exil. A défaut dune pension « revalorisée » - augmentée suivant le niveau de vie au Maroc -, ils acceptent donc cet étrange sacrifice. Ils nont rien à faire ici, si ce nest attendre chaque mois le paiement des aides sociales.
Ils sont dabord venus à Bordeaux parce que sy trouve le tribunal des pensions militaires et le centre des archives militaires. Le bouche-à-oreille et le fait quun dispositif daccueil se soit lentement mis en place a fait le reste. Entre dix et quinze anciens combattants marocains arrivent chaque mois à Bordeaux. On estime leur nombre dans cette ville à environ 600. Pendant cinq ans, cest une association - LEntraide protestante - qui avait reçu la mission de les accueillir (démarches administratives, logements, repas, etc.). Cest cette association qui a fait connaître leur situation en la médiatisant largement. Elle a aussi jeté léponge avec amertume devant labsence dune prise en compte et dune tentative de résolution politique de ce problème. Depuis septembre dernier, cest la Sonacotra - qui logeait déjà des anciens combattants - qui a reçu la mission de « gérer » les nouvelles arrivées mais aussi de placer ces hommes devenus trop nombreux et trop voyants à Bordeaux dans dautres foyers en France. Perpignan, Nantes, Limoges, Gien..., une forme de dispersion est à luvre. Officiellement pour leur bien puisque les places libres dans les foyers bordelais se font rares. Dans le même temps, le centre des archives militaires a été lui aussi déplacé de Bordeaux à Caen. Jusquà présent, le principe de la cristallisation des pensions na jamais été remis en cause. Si ce nest quelques aménagements du texte, le seul acte politique jusquà ce jour a été de prévoir dans la loi de finance 2001 la tenue dune commission parlementaire détude sur cette question.
Ainsi dispersés, quelle possibilité de parole vont avoir ces vieux hommes qui connaissent encore la Marseillaise par cur et qui auraient tendance à accepter leur sort ? Qui va se soucier de quelques vieux Marocains maîtrisant mal le français à Gien, de quelques autres à Limoges ou à Nantes ?
Lépoque est pourtant au fameux devoir de mémoire mis en exergue lors du procès Papon à Bordeaux. On reparle de la torture en Algérie. Sans tomber dans un désir dauto-flagellation permanent, il sagit cette fois du passé colonial de la France, des centaines de milliers « détrangers » morts sous uniforme français et des survivants qui se retrouvent dans une situation scandaleuse. Il sagit de lhistoire de la France, avec ses épisodes glorieux auxquels ont participé ces anciens combattants mais aussi ses guerres de colonies dont ils faisaient également partie, toujours sous uniforme français. Quand ils sont rentrés au pays après leur temps de service, ces hommes ont été vus comme des traîtres. Maintenant, on aurait tendance ici à les considérer comme des vieux mendiants. Ni tout à fait ici, ni tout à fait là-bas, ils sont dans cet entre-deux où on pourrait facilement les oublier. Pour certaines victimes de lhistoire, il est trop tard pour une « réparation » autre que symbolique. Ce nest pas encore le cas pour les anciens combattants. Avec une humilité qui peut révolter ceux qui les côtoient, ils demandent un dernier geste. Largent qui est dépensé ici pour eux, pourquoi ne pas décider de leur en reverser une partie au Maroc ? Est-ce que cela serait fatal au budget de lEtat français ?
LEtat attend leur mort. On traite une question politique comme un problème social. Ils ont effectivement accès aux soins, ils sont logés dans les « cellules » des foyers durgence, dautres vivent dans des taudis loués au centre de Bordeaux par des « marchands de sommeil » sans scrupules, ils peuvent être aidés par toutes les associations caritatives, ils ont le droit derrer indéfiniment sur le sol français, certains peuvent même finir leur vie dans des centres de gériatrie loin de leur famille et mourir ici. Cela arrive régulièrement. Cette misère particulière est le produit de lhistoire et dune défaillance volontaire de la mémoire. Si personne ne prend la parole pour ces hommes, si leur situation ne devient pas un enjeu moral, ils continueront dêtre dispersés jusquà la mort du dernier qui acceptera cet ultime exil.
Leur histoire commence à être connue mais depuis dix ans, rien ne bouge, ou presque. Ces vieillards en exil dont on estime le nombre en France à plus de 1 000 sont des anciens-combattants marocains. Ils ont servi dans larmée française durant des périodes dengagement allant de deux à vingt ans. En 1959, lEtat français a « cristallisé » - ou « gelé » - les montants de ces pensions qui depuis, nétant plus indexés sur le coût de la vie, nont pas évolué. A lépoque, en pleine décolonisation, au moment où dautres Etats comme le Royaume-Uni supprimaient ces pensions versées à des membres de lancien « empire », la France défendait une position médiane : elle reconnaissait sa dette tout en prenant acte avec une certaine amertume des désirs démancipation des peuples. A ces anciens soldats que lon avait recrutés à la hâte et parfois dans des conditions troubles, on proposait également de venir en France. Quarante ans après, ce gel des pensions est devenu une injustice criante. Ces hommes qui, étant donné leur âge, sont de moins en moins nombreux chaque année, touchent des pensions militaires allant de 100 à 500 francs par mois suivant leurs années de service, soit en moyenne dix fois moins que leurs homologues français. Et depuis dix ans, depuis linstauration du RMI, ces hommes viennent en France car leur statut leur donne droit à un titre de séjour qui lui-même leur ouvre des droits pour toucher le RMI ou le Revenu minimum vieillesse. A condition de résider en permanence sur le territoire français. Cest la raison de leur exil. A défaut dune pension « revalorisée » - augmentée suivant le niveau de vie au Maroc -, ils acceptent donc cet étrange sacrifice. Ils nont rien à faire ici, si ce nest attendre chaque mois le paiement des aides sociales.
Ils sont dabord venus à Bordeaux parce que sy trouve le tribunal des pensions militaires et le centre des archives militaires. Le bouche-à-oreille et le fait quun dispositif daccueil se soit lentement mis en place a fait le reste. Entre dix et quinze anciens combattants marocains arrivent chaque mois à Bordeaux. On estime leur nombre dans cette ville à environ 600. Pendant cinq ans, cest une association - LEntraide protestante - qui avait reçu la mission de les accueillir (démarches administratives, logements, repas, etc.). Cest cette association qui a fait connaître leur situation en la médiatisant largement. Elle a aussi jeté léponge avec amertume devant labsence dune prise en compte et dune tentative de résolution politique de ce problème. Depuis septembre dernier, cest la Sonacotra - qui logeait déjà des anciens combattants - qui a reçu la mission de « gérer » les nouvelles arrivées mais aussi de placer ces hommes devenus trop nombreux et trop voyants à Bordeaux dans dautres foyers en France. Perpignan, Nantes, Limoges, Gien..., une forme de dispersion est à luvre. Officiellement pour leur bien puisque les places libres dans les foyers bordelais se font rares. Dans le même temps, le centre des archives militaires a été lui aussi déplacé de Bordeaux à Caen. Jusquà présent, le principe de la cristallisation des pensions na jamais été remis en cause. Si ce nest quelques aménagements du texte, le seul acte politique jusquà ce jour a été de prévoir dans la loi de finance 2001 la tenue dune commission parlementaire détude sur cette question.
Ainsi dispersés, quelle possibilité de parole vont avoir ces vieux hommes qui connaissent encore la Marseillaise par cur et qui auraient tendance à accepter leur sort ? Qui va se soucier de quelques vieux Marocains maîtrisant mal le français à Gien, de quelques autres à Limoges ou à Nantes ?
Lépoque est pourtant au fameux devoir de mémoire mis en exergue lors du procès Papon à Bordeaux. On reparle de la torture en Algérie. Sans tomber dans un désir dauto-flagellation permanent, il sagit cette fois du passé colonial de la France, des centaines de milliers « détrangers » morts sous uniforme français et des survivants qui se retrouvent dans une situation scandaleuse. Il sagit de lhistoire de la France, avec ses épisodes glorieux auxquels ont participé ces anciens combattants mais aussi ses guerres de colonies dont ils faisaient également partie, toujours sous uniforme français. Quand ils sont rentrés au pays après leur temps de service, ces hommes ont été vus comme des traîtres. Maintenant, on aurait tendance ici à les considérer comme des vieux mendiants. Ni tout à fait ici, ni tout à fait là-bas, ils sont dans cet entre-deux où on pourrait facilement les oublier. Pour certaines victimes de lhistoire, il est trop tard pour une « réparation » autre que symbolique. Ce nest pas encore le cas pour les anciens combattants. Avec une humilité qui peut révolter ceux qui les côtoient, ils demandent un dernier geste. Largent qui est dépensé ici pour eux, pourquoi ne pas décider de leur en reverser une partie au Maroc ? Est-ce que cela serait fatal au budget de lEtat français ?
LEtat attend leur mort. On traite une question politique comme un problème social. Ils ont effectivement accès aux soins, ils sont logés dans les « cellules » des foyers durgence, dautres vivent dans des taudis loués au centre de Bordeaux par des « marchands de sommeil » sans scrupules, ils peuvent être aidés par toutes les associations caritatives, ils ont le droit derrer indéfiniment sur le sol français, certains peuvent même finir leur vie dans des centres de gériatrie loin de leur famille et mourir ici. Cela arrive régulièrement. Cette misère particulière est le produit de lhistoire et dune défaillance volontaire de la mémoire. Si personne ne prend la parole pour ces hommes, si leur situation ne devient pas un enjeu moral, ils continueront dêtre dispersés jusquà la mort du dernier qui acceptera cet ultime exil.
journaliste.