Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
par Gilles Mangard
Imprimer l'articlePetite sur des boulevards
Tu la trouves bandante, la petite pute du boulevard. Tu passes devant, tous les jours et tu te dis quelle est vraiment mignonne. Elle sappelle Serena, Alexandra, Eva, enfin un nom en A. Si tu savais. Mais veux-tu vraiment savoir, toi que ça ne dérange pas des masses de pénétrer son corps pour quelques biffetons qui passent. Normal, dans la société du spectacle, le corps est une marchandise. Cest ce que nous balance la pub à longueur de journée, non ?
Si tu savais. A Bucarest, la jolie blondinette avait dans les yeux un instant sans avenir. Perdue dans un monde qui bouge trop vite du côté de largent sale et qui oublie de laisser le temps quil faut aux fleurs pour souvrir. Un monde comme le notre en fait. Sans poésie, sans musique, sans utopie. A peine dix-neuf ans de tristesse et rien devant. Une « amie » la présenté à un monsieur très bien. Un français. Un professeur. Quelquun qui vivait du côté du savoir. Et lhomme la regardée, évaluée, soupesée... Il pouvait la sortir de là. La France a besoin de jeunes femmes de ménage en ce moment. La France est un pays daccueil. Les Roumains aiment la France. La France est un pays riche.
Alors elle a dit oui.
Et lhomme la vendue.
Et elle a traversé lEurope, cachée dans un coffre de Mercedes.
En Albanie, on la violée et on la formée.
On la revendue.
Elle est là cette nuit de pluie, avec sa sinusite qui lui enflamme le crâne. Sans papiers. A la merci de tout. Sans défenses. Avec toi qui la trouves cent fois plus bandante que ta femme. Cest vrai quelle est très jolie. Sa seule richesse. Sa jeunesse qui sen va plus rapidement que celle de ta fille. Une année de vie pour une prostituée, cest dix ans dune vie de femme. Je sais, ça te fait marrer et tu penses : « cest comme pour les chiens ». Oui, comme pour les chiens. La différence, cest que les trafiquants de femmes traitent mieux leurs lévriers que leurs « protégées ».
En France, une association1 tente daider les prostituées. Sur le terrain. A la rude. Le contact se fait dans la rue, sur le trottoir. Il faut « sapprivoiser » comme une des femmes de lassociation me le racontait. Il est difficile, pour ceux qui ne sen sont pas approchés de percevoir exactement le degré de détresse humaine quengendre la pratique de la prostitution. Il est immense, terrible. Pour la majorité de nos surs du trottoir, il sagit purement et simplement dun long, très long suicide. Un parcours parfaitement désespéré.
Parfois il suffit dun rien. Une carte de vux que les femmes du Nid envoient chaque année à chaque prostituée pour leur rappeler que, derrière le dégoût, il y a un être humain respectable qui fait ce quil peut pour survivre. Une écoute, un numéro de téléphone pour se raccrocher au monde des vivants, pour restructurer une forme damour.
En 66, la DDASS de la Gironde ouvrait, sous la pression du Nid un service daide. Non sans réticence. La prostitution est un problème que la société des hommes hésite à envisager. Grâce à lénergie de quelques femmes hautement respectables, ce service sest étoffé, a pris de limportance, de lexpérience. Plus de dix personnes suivaient à lannée un demi-millier de prostituées sur Bordeaux. Les aidant à vivre, les soutenant dans leurs démarches, les accompagnant devant la justice, portant celles qui voulaient changer de vie. Avec succès parfois.
Puis vint la décentralisation. Le service, comme les autres partout en France fermait ses portes en 92 et lEtat décidait quil nen avait rien à battre.
Reste Serena qui attend tristement sur le trottoir que quelque chose se passe et quun jour, quelquun la regarde pour ce quelle est. Une jeune femme qui existe.
Il lui faut juste des papiers en règle, le droit de se soigner comme tout le monde, la possibilité dobtenir une aide au logement, le droit à une formation, le droit à léducation, le droit daimer qui elle désire, le droit de vivre comme un être humain. Tous ces droits que tu possèdes, toi qui passes dans ta jolie voiture et qui trouves la petite pute très bandante.
Qui pense vraiment que notre société a aboli lesclavage ?
A lheure où des milliers de pétitions circulent sur le net pour soutenir les femmes afghanes, il serait temps de regarder juste en bas de chez nous. Reste un certain nombre de progrès à faire pour se regarder dans la glace comme des êtres « civilisés »...
Si tu savais. A Bucarest, la jolie blondinette avait dans les yeux un instant sans avenir. Perdue dans un monde qui bouge trop vite du côté de largent sale et qui oublie de laisser le temps quil faut aux fleurs pour souvrir. Un monde comme le notre en fait. Sans poésie, sans musique, sans utopie. A peine dix-neuf ans de tristesse et rien devant. Une « amie » la présenté à un monsieur très bien. Un français. Un professeur. Quelquun qui vivait du côté du savoir. Et lhomme la regardée, évaluée, soupesée... Il pouvait la sortir de là. La France a besoin de jeunes femmes de ménage en ce moment. La France est un pays daccueil. Les Roumains aiment la France. La France est un pays riche.
Alors elle a dit oui.
Et lhomme la vendue.
Et elle a traversé lEurope, cachée dans un coffre de Mercedes.
En Albanie, on la violée et on la formée.
On la revendue.
Elle est là cette nuit de pluie, avec sa sinusite qui lui enflamme le crâne. Sans papiers. A la merci de tout. Sans défenses. Avec toi qui la trouves cent fois plus bandante que ta femme. Cest vrai quelle est très jolie. Sa seule richesse. Sa jeunesse qui sen va plus rapidement que celle de ta fille. Une année de vie pour une prostituée, cest dix ans dune vie de femme. Je sais, ça te fait marrer et tu penses : « cest comme pour les chiens ». Oui, comme pour les chiens. La différence, cest que les trafiquants de femmes traitent mieux leurs lévriers que leurs « protégées ».
En France, une association1 tente daider les prostituées. Sur le terrain. A la rude. Le contact se fait dans la rue, sur le trottoir. Il faut « sapprivoiser » comme une des femmes de lassociation me le racontait. Il est difficile, pour ceux qui ne sen sont pas approchés de percevoir exactement le degré de détresse humaine quengendre la pratique de la prostitution. Il est immense, terrible. Pour la majorité de nos surs du trottoir, il sagit purement et simplement dun long, très long suicide. Un parcours parfaitement désespéré.
Parfois il suffit dun rien. Une carte de vux que les femmes du Nid envoient chaque année à chaque prostituée pour leur rappeler que, derrière le dégoût, il y a un être humain respectable qui fait ce quil peut pour survivre. Une écoute, un numéro de téléphone pour se raccrocher au monde des vivants, pour restructurer une forme damour.
En 66, la DDASS de la Gironde ouvrait, sous la pression du Nid un service daide. Non sans réticence. La prostitution est un problème que la société des hommes hésite à envisager. Grâce à lénergie de quelques femmes hautement respectables, ce service sest étoffé, a pris de limportance, de lexpérience. Plus de dix personnes suivaient à lannée un demi-millier de prostituées sur Bordeaux. Les aidant à vivre, les soutenant dans leurs démarches, les accompagnant devant la justice, portant celles qui voulaient changer de vie. Avec succès parfois.
Puis vint la décentralisation. Le service, comme les autres partout en France fermait ses portes en 92 et lEtat décidait quil nen avait rien à battre.
Reste Serena qui attend tristement sur le trottoir que quelque chose se passe et quun jour, quelquun la regarde pour ce quelle est. Une jeune femme qui existe.
Il lui faut juste des papiers en règle, le droit de se soigner comme tout le monde, la possibilité dobtenir une aide au logement, le droit à une formation, le droit à léducation, le droit daimer qui elle désire, le droit de vivre comme un être humain. Tous ces droits que tu possèdes, toi qui passes dans ta jolie voiture et qui trouves la petite pute très bandante.
Qui pense vraiment que notre société a aboli lesclavage ?
A lheure où des milliers de pétitions circulent sur le net pour soutenir les femmes afghanes, il serait temps de regarder juste en bas de chez nous. Reste un certain nombre de progrès à faire pour se regarder dans la glace comme des êtres « civilisés »...
(1) A Bordeaux : Association Mouvement du Nid
24, place Ferdinand Buisson - Tél. :
24, place Ferdinand Buisson - Tél. :